Les rescapés d’Érion.
Texte réalisé dans le cadre d'un challenge littéraire, avec comme contrainte une limitation à 2000 mots :)
Les étoiles défilent devant mes yeux. Dans la nuit sombre, mon vaisseau spatial traverse la galaxie à toute vitesse, grâce à son système de propulsion supraluminique. Ils ne doivent surtout pas nous rattraper. Ma cargaison est si précieuse… Depuis combien de temps j’erre ainsi dans l’espace, fuyant nos agresseurs ?
Je me sens tellement épuisée. Mais je dois tenir. Pour eux.
– Orbite en approche, m’informe Orphéus.
– Merci. Comment se portent les rescapés ?
– Les blessés se remettent.
– Grâce à tes soins. Peux-tu prendre le relais ? Je vais les voir.
– Compris. Je maintiens le vaisseau en approche, et s’ils arrivent, j’abats ma carte secrète, lance Orphéus en m’adressant un clin d’œil.
Je souris malgré moi, amusée. Mon cher Orphéus est incroyablement bien programmé. Après tout, mon frère et moi l’avons conçu dans l’optique de dépasser la technologie IA existante. J’avais seulement douze ans à l’époque, et lui, dix-sept. Mais nous étions deux génies surdoués, les meilleurs de la galaxie. Notre robot humanoïde est capable de tout. Bien entendu, j’en ai profité pour lui donner un physique d’Apollon : des traits angéliques, cheveux saphir mi-longs, yeux étirés en amande bleu-vert, un corps à la fois fin et musclé. Un véritable prince charmant, tant qu’à faire !
Je m’approche de la soute, une cruche d’eau à la main, puis pose mon autre paume contre le petit écran. La porte coulisse doucement. J’observe nos neuf rescapés, trois hommes, deux femmes et quatre enfants. Même en lambeau, on devine facilement que le tissu de leur longue tunique bleutée est d’excellente qualité. Leur regard scintillant me fascine. On dirait que leurs pupilles sont faites d’or. Les hommes, tous imberbes, ont les cheveux argentés, tandis que l’une des femmes a les cheveux turquoise, l’autre, violets. Les quatre enfants sont blonds. Ces Érionnais sont tellement magnifiques. Je songe à cette planète décimée, aux populations exterminées par ces horribles Métharciens, des géants de deux mètres assoiffés de pouvoir. La tristesse me gagne.
– Je suis désolée de devoir vous enfermer… mais c’est le seul moyen de dissimuler votre présence. Ce compartiment bloque tout système de suivi et de reconnaissance d’être vivant. Aucune onde ne peut le traverser. Comment vous sentez-vous ?
Mon frère avait usé du même stratagème pour me protéger, jadis.
– En vie. Grâce à vous, Rayla. Notre reconnaissance est infinie, me gratifie l’un des hommes.
– Vous n’êtes plus que neuf représentants de votre planète, que je n’ai pas pu sauver des Métharciens. Je suis loin d’être digne de ces éloges.
– Vous êtes trop dure avec vous-même, m’assure l’homme au regard d’une profondeur infinie. Les Métharciens ont débarqué par milliers, siphonné notre planète, massacré nos peuples avec leur rayon mortel sortant de leurs trois cornes. Personne n’est venu à notre secours. Sans votre intervention, il ne resterait plus rien de nos terres, ni de notre nation.
– Orfianne et la Terre ne leur ont-elles pas suffit ? déploré-je. Il a fallu une énième planète pour combler leur avidité ? Assouvir leur soif insatiable d’asservissement ? Combien de mondes vont-ils encore détruire ?
Érion était une si belle planète, et ses peuples, à l’instar des Orfiannais, si bienveillants. La Terre n’était pas une grosse perte aux yeux de l’univers. Les Terriens ne faisaient que se haïr, se critiquer, s’entretuer, ignorer l’état de leur planète. Cette race était en perdition. Les Métharciens n’en ont fait qu’une bouchée. Mais les Orfiannais et les Érionnais méritaient de vivre en paix. Cette pensée me soulève le cœur. Je n’ai pas pu les sauver.
– Nous sommes en vie, c’est ce qui compte, me souffle la femme aux cheveux turquoise. Vous les avez semés, ce qui relève de la prouesse.
– Je suis arrivée trop tard.
Je baisse la tête, abattue, puis sers l’eau dans les récipients en terre. Je distribue quelques fruits.
– Ce n’est qu’une modeste obole, mais c’est tout ce que nous avons.
– C’est précieux pour nous, affirme l’un des enfants.
Son regard irradie. J’ai tellement envie de faire plus pour eux. Je les emmène sur la planète Ephra, leur nouveau foyer. Est-ce suffisant ? Y seront-ils en sécurité ?
Je noue machinalement mes cheveux châtains en une longue tresse.
– Rayla ! m’interpelle Orphéus.
Je traverse le couloir à grandes enjambées pour le rejoindre.
– Ils nous ont trouvés, m’annonce-t-il d’un ton grave que je ne lui connais pas.
En fait, sa « super carte secrète », c’est moi. Quel rustre !
– Combien ?
– Trois vaisseaux.
– C’est jouable. On sort les hélices. Largue les astinas.
Les astinas, ces particules de lumière provenant des rayons solaires donnent la toute-puissance à notre vaisseau. Je l’ai baptisé Êsiria, un nom d’une déesse sacrée que j’ai trouvé dans un vieux livre. Il ressemble à un animal marin, élégant mélange entre un dauphin et un béluga, avec son corps allongé, l’avant du vaisseau légèrement plane et arrondie. L’arrière, de forme incurvée, s’élargit en éventail à l’image d’une nageoire, et permet de nous propulser.
Nourrit de lumière, Êsiria devient invincible. Mais les réserves d’astinas s’épuisent vite, nous ne pouvons les utiliser qu’en cas d’extrêmes urgence. Comme en cet instant.
– C’est parti ! s’enthousiasme Orphéus, toujours aussi joueur malgré les circonstances.
Les hélices se déploient de chaque côté du vaisseau, tandis qu’une poudre scintillante se mêle à leur mouvement spiralé. Je suis émerveillée par cette poussière d’étoile qui semble danser dans le firmament.
Êsiria encaisse un premier tir, sans broncher. Les Métharciens ne lâcheront pas.
– Orphéus, on quitte la planète Ephra. C’est fichu.
– Les Métharciens les retrouveraient trop facilement, désormais… complète mon acolyte.
– Fuyons ! Système d’Orion, planète Isia. Les Érionnais seront bien là-bas.
– Excellente idée, ma douce héroïne.
– On passe en mode furtif. Les Métharciens ne doivent surtout pas deviner notre itinéraire.
Une salve de tirs nous secoue, Êsiria résiste, bien protégé par son bouclier étincelant. Il devient alors invisible grâce aux astinas puis fuse dans l’espace telle une étoile filante.
– Je prends les commandes. Préviens les Érionnais du changement de plan.
Orphéus s’exécute. Nous sillonnons les milieux interstellaires depuis des heures en propulsion supraluminique. Nos précieux survivants se sont endormis, bien à l’abri et indétectables dans cette cage de Faraday. Nous approchons du système d’Orion, fin de notre voyage intergalactique, et sommes accueillis par une pluie d’astéroïdes. Le vaisseau chancèle au gré de sa trajectoire hasardeuse. J’actionne le mode automatique : Êsiria se débrouillera bien mieux que moi pour éviter les projectiles. Je me sens harassée. Depuis quand n’ai-je pas pris de repos ? Des semaines ? Des mois ? Des années ? Le sommeil me gagne, mais non ! Je ne peux pas laisser Orphéus tout gérer à ma place, aussi bien conçu soit-il. Si les Métharciens nous pistent encore, je dois être là, présente, les sens en alerte.
Je me lève pour boire. Cette curieuse valse entre les astéroïdes et mon vaisseau me fait perdre l’équilibre. Alors que je trébuche sur la chaise du copilote et que mes membres tremblent d’épuisement, Orphéus me rattrape d’un bond. Je me retrouve dans ses bras, blottie contre lui. Mon extraordinaire robot est doté d’une conscience et d’une sorte d’âme éthérée, j’en suis persuadée. Orphéus n’est pas comme les autres androïdes. Je le vois dans sa façon de s’exprimer, tellement personnelle, à cette étincelle dans ses yeux bleu-vert, qui brillent en cet instant, à sa noble compassion. Orphéus est tout pour moi. Je n’ai plus de famille, plus de planète. Il est tout ce qu’il me reste.
Il me regarde intensément et me serre contre lui.
– Orphé…
L’androïde pose un doigt sur mes lèvres, les scellant avec douceur. Puis son index parcourt mes joues. Je les sens se réchauffer agréablement à son contact. Mes yeux se fixent sur lui, capturés par les siens qui semblent me dévorer.
– Tu… es bien entreprenant, pour un robot, murmuré-je, intimidée.
Il sourit. Trop affaiblie pour réaliser ce qui m’arrive, je m’abandonne à son charme angélique, profite de ce moment de répit dans mon existence douloureuse. Je suis une guerrière. Je ne me suis jamais permis l’amour, ni la tendresse.
Ses doigts tracent un chemin jusqu’à mes lèvres et les caressent subtilement.
– Orphéus… cela fait tant d’années que nous travaillons ensemble, que nous explorons l’univers. Es-tu sûr de vouloir transgresser cette limite ?
– Oui, m’assure-t-il. Parce qu’au fond de toi, tu en as envie aussi.
Je chavire. Impossible de résister à ce fichu robot si charmant ! Sa tendresse aura-t-elle raison de moi ? Pourtant, je refuse de me laisser aller. Ce n’est pas le bon moment.
– Planète Isia en orbite, annonce Êsiria. Aucun ennemi détecté.
– Nous avons réussi ! clamé-je en me redressant. Nos valeureux rescapés auront enfin un foyer !
Isia est une splendide planète. Elle comporte plus d’océans qu’Érion, mais je suis certaine que les survivants s’y intégreront bien. Les habitants d’Isia sont pacifiques, très accueillants. Nous y sommes toujours les bienvenus lorsque nous nous y rendons avec Orphéus. Les Isiannais ont la peau bleue ; leurs pieds et leurs mains légèrement palmés les rendent incroyablement rapides dans l’eau. Les Érionnais sont, quant à eux, des gens des forêts. Les deux peuples vont pouvoir échanger leurs connaissances, se protéger mutuellement d’éventuels agresseurs. Je veillerai sur eux. J’en fais le serment. Je consacrerai mon existence à leur protection. Tant pis pour ma propre vie.
– Et toi ? me dit doucement Orphéus, comme s’il lisait dans mes pensées.
– Moi ? Je ne suis qu’une âme errante dans ce vaste univers.
– Ce sacrifice perpétuel est un bon moyen pour toi d’oublier ta peine… mais aussi de ne pas aller à l’intérieur de ton cœur.
– Tu es bien philosophe, pour un robot, ironisé-je.
– Je ne suis pas seulement un robot, je suis ton ange gardien.
Il me sourit tendrement. J’ai presque envie de le croire.
– Et qu’est-ce que tu me conseilles, mon cher ange gardien ?
– Penser à toi, t’occuper enfin de toi, tu le mérites. Les Ériannais sont en sécurité. Leur destin n’est plus de ton ressort. Cesse de prendre tout ce poids sur tes épaules. Ce n’est pas le tien.
Ses paroles pleines de sagesse me transpercent le cœur. Émue, je sens des larmes perler aux coins de mes yeux.
– Cela fait trop longtemps que tu traînes cette tristesse insondable, poursuit Orphéus. Pour ta famille, ta planète, tu n’y pouvais rien. Tu te culpabilises d’être la seule survivante, mais ta famille aurait tout fait pour te préserver. Les Métharciens sont des monstres sanguinaires. Tu n’aurais pas pu, à toi seule, affronter leurs armées.
Des images de l’extermination de ma planète ressurgissent dans ma mémoire, douloureuses et brûlantes. Sans Orphéus, je ne serais plus là pour en témoigner. Mon frère m’a cachée dans Êsiria, avec l’androïde. Il lui a ordonné de m’y enfermer et de fuir le plus loin possible, car il savait que je ferais tout pour protéger ma famille. J’avais treize ans. Depuis, je viens au secours des opprimés à travers la galaxie. Nous parcourons l’espace avec Orphéus depuis onze longues années, seuls au monde, en quête de justice et de rédemption.
– Je sais bien que tu as raison…
– J’ai toujours raison !
Êsiria se pose en douceur sur la planète Isia. Je guide les Érionnais jusqu’à une plage au sable cristallin bordée de montagnes vertes. Nous sommes accueillis par cette magnifique peuplade vêtue de voiles colorés. Ce tissu fin, soyeux, souligne l’élégance de leur silhouette. Leur chevelure saphir danse au gré de leurs pas.
Nous expliquons la situation aux habitants d’Isia, qui acceptent avec joie la venue des rescapés. Leur planète est un havre de paix, située aux confins de la galaxie. Les Isiannais n’ont jamais reçu la visite de voyageurs belliqueux. Je me sens rassurée. L’espoir renaît pour ce peuple déchu.
Après un somptueux repas, Orphéus et moi retournons à notre vaisseau. Nous marchons sur un sable immaculé. Mon androïde me prend la main, entrelace nos doigts. J’ai l’impression de repartir plus sereine.
Êsiria décolle pour rejoindre les cieux. Je dépose un baiser furtif sur la joue de mon cher robot-bourreau-des-cœurs et lui lance :
– Explorons ensemble l’espace, Orphéus. Voilà mon destin, celui que je choisis.
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