Lola et Tom
Lola aime croquer dans des carottes crues en rentrant du boulot et a en horreur le bruit que viennent siffler la nuit les moustiques à nos oreilles, avec tant de fierté sournoise.
Tom, malgré ses trente ans entamés, apprécie regarder des dessins animés le dimanche matin. Il ne supporte pas les lumières clignotantes et abrutissantes des boîtes de nuit.
Lola et Tom, c'est le duo parfait. Le combo gagnant. Ce sont les deux amoureux là-bas, qui se tiennent debout sur la bordure du quai. Lorsqu’ils se sont rencontrés en 2005, ils n’avaient que dix-neuf ans. Lola était alors assistante libraire dans une petite librairie typiquement parisienne, et Tom avait très envie de lire un livre. Pour dire vrai, il s’était surtout mis à pleuvoir des seaux d’eau dehors et il n’avait absolument rien pour s’abriter, pas même un semblant de capuche. La première boutique aux portes ouvertes avait alors fait l’affaire.
Après avoir fait semblant de s’intéresser aux titres des livres disposés dans des bacs en bois à l’entrée de la librairie, son regard avait été brusquement interrompu par une jolie main vernie qui chatouillait leurs tranches pour les ranger par ordre alphabétique. Il était resté bloqué comme ça quelques secondes, jusqu’à être sorti de sa rêverie par un très doux “Puis-je vous aider ?”. Le plus doux “Puis-je vous aider ?” qu’il n’ait jamais entendu. Sûrement le plus doux du monde. Ses yeux s’étaient alors baladés le long de cette main pour emprunter le chemin sinueux du bras, recouvert ce jour-là d’un très joli gilet violine. Ils avaient atterri sur une épaule fine, élégamment dessinée puis avaient terminé leur course sur un visage qui l’avait alors laissé sans voix : une frange ravissante, deux yeux noisette déconcertants et deux fossettes magiques qui n’apparaissaient que très furtivement à chaque sourire… Il aimait tant ses fossettes. Elles lui faisaient le même effet que lorsque, gamin, du haut du 13ème étage de l’immeuble dans lequel vivait sa famille dans une banlieue val-de-marnaise, il regardait la Tour Eiffel au loin en attendant patiemment de longues minutes que le faisceau qui la surplombe fasse un tour complet et passe de nouveau devant ses pupilles. L’instant était toujours très furtif en comparaison de l’attente que cela lui demandait, mais c’est justement cela qui rendait cet instant encore plus délicieux. Les fossettes de Lola, c’était sa Tour Eiffel. En beaucoup mieux : elles étaient magnifiques, mais seuls les plus chanceux pouvaient les faire apparaître. Lorsqu’elle était concentrée, soucieuse, ou simplement perdue dans ses pensées, personne ne pouvait deviner la présence de tels petits creux juste sur le dessus de ses joues. Et puis parfois, quand elle esquissait un sourire, qu’elle se retenait d’éternuer ou qu’elle avait ce petit tic de retroussement de nez, alors ses joues remontaient légèrement… et elles apparaissaient. Si lumineuses, si magnifiques. Puis elles disparaissaient aussi vite qu’elles étaient apparues. Comme le faisceau lumineux de la Tour Eiffel.
Cela fait onze ans que Tom se bat chaque jour pour voir ces jolies fossettes, onze ans que Lola continue de le sortir de ces nombreuses rêveries par sa douce voix et onze années qu’ils mêlent leurs deux vies avec ardeur.
Depuis le quai d’en face, ils ont l'air d'un jeune couple amoureux à qui tout sourit. Et comme si leurs deux coeurs battant de bonheur ne suffisaient pas, un troisième petit coeur d’à peine trois mois bat dans le ventre de Lola. Ils viennent juste de sortir de chez l’obstétricien, chez lequel ils se rendaient pour réaliser avec joie leur toute première échographie.
Il y a trois semaines, Lola s'était retrouvée entourée de sa grand-mère et de ses parents dans la grande maison familiale qui l’avait si souvent accueillie enfant, pendant ses vacances d'été. Elle s'était vue réserver ce week-end, un peu malgré elle et un peu forcée par sa mère qui lui reprochait de plus en plus de se détacher de ses souvenirs et “d'abandonner” sa famille. A l'époque, cette maison se remplissait à chaque début août d'une joyeuse flopée de quatre marmots, composée de Lola, de son frère et de ses deux cousins. Des vacances toujours très masculines, mais qui ne lui déplaisaient pas pour autant, bien au contraire !
Les gamins dormaient alors tous ensemble dans la chambre du haut, sous un toit en tôle. Ce toit leur faisait un peu de peine lorsque le soleil passait sa journée à taper dessus en rendant l'air de la chambre étouffant, mais ils adoraient tous le bruit sans pareil qu'il offrait lorsque c'était la pluie qui y tombait.
Ce 21 mai, et vingt ans plus tard, Lola avait été logée dans cette même chambre. Sans frère et sans cousins. L’ambiance n'y était que nostalgie, et bien que cela lui faisait plaisir de voir sa grand-mère, elle avait pleuré intensément quelques minutes, seule sur son lit d'enfant, la main sur son ventre, mélangée entre plusieurs émotions fortes… nostalgie, angoisse du temps qui passe pour ne jamais revenir, peur de son futur et de sa capacité à offrir des souvenirs aussi retentissants à son futur enfant. Ce week-end là, ni pluie ni soleil ne vinrent chatouiller le toit en taule de cette chambre remplie de fantômes. Décidément, plus rien n'avait la même saveur.
Lola, dans un état d'esprit peu joyeux, avait alors préféré attendre de meilleures occasions pour annoncer à ses proches la venue de son premier enfant. Elle n’avait donc pas eu l’occasion d’en parler, ni à sa grand mère, ni à ses parents. Un prochain week-end familial prévu pour le pont du 14 juillet (et cette fois en présence de Tom) lui paraissait plus propice, d'autant plus que sa déclaration serait alors sûrement accompagnée des yeux plein d'amour de son chéri, d'une météo moins maussade et d'un ventre un peu plus rond, comme pour justifier de leur bonheur.
Le week-end dernier, le 11 juin, Tom avait un repas de prévu dans un vieux bistrot avec son père et son oncle Eric, de passage en France. Ce dernier avait suivi son grand amour, Giulia, un mois de décembre 1984, deux ans avant la naissance du petit Tom, pour se construire une vie nouvelle au sud de l’Italie. Une passion de vingt-cinq années avait alors suivi, sans mariage mais avec trois enfants. Bien que n'étant pas sur le même sol, Tom avait toujours suivi cette passion amoureuse de loin, avec envie et admiration. Il voulait vivre le même genre de belle histoire. De celles qui durent et se renforcent avec le temps… Mais il y a deux ans, de façon soudaine et inattendue, cette envie avait disparu. Tom avait eu des échos par son père que rien n'allait plus pour le magnifique couple international qu'ils formaient et à écouter son oncle, cela faisait déjà de nombreuses années que leur histoire battait de l’aile. Cela lui avait paru totalement inconcevable. Alors, quand Eric leur demanda s'il pouvait monter à Paris pour les voir et leur annoncer quelque chose, cela semblait évident que c'était pour réintégrer Giulia, son amour de toujours, dans sa vie et dans la leur. Quelle ne fut pas leur surprise quand ils l’aperçurent passer la porte de ce bistrot parisien au bras d'une brune, jolie certes, mais n'étant définitivement pas Giulia. Après vingt-cinq ans de vie commune, presque toute une vie pour Tom -du haut de ses trente ans-, Eric s'était défait d'elle sans retour en arrière, sans nostalgie et visiblement sans peine.
Ce soir là, son père et lui rencontraient Elena, italienne elle aussi, et visiblement nouvelle détentrice de la clé du cœur de cet homme de cinquante-cinq ans.
Dans cette atmosphère étrange, Tom n'était plus sûr que ce soit le meilleur moment pour parler de sa bonne nouvelle. Quand Eric, en plus de tout ça, annonça qu'ils allaient se marier alors qu'il n'avait jamais voulu le faire avec Giulia en vingt-cinq ans d'amour, Tom ré-empaqueta définitivement sa nouvelle. Il trouverait bien une meilleure occasion.
Il y a trois heures, Lola et Tom s'était retrouvés dans le cabinet du Dr Caboche, obstétricien de renom dont ils avaient vérifié la bonne réputation sur des forums Internet. Malgré son nom un peu étrange, il avait derrière lui une longue et jolie carrière et avait aidé plus d’un bébé à voir le monde dans les meilleures conditions possibles. Ils avaient si hâte de découvrir enfin la tête de leur bambin, ses petits bras, ses pieds... Puis Monsieur Caboche, la soixantaine passée, la moustache grisonnante, le sourire communicatif et le ventre un peu rond comme s’il avait fini par imiter ses patientes, était venu leur ouvrir la porte. C’était enfin leur tour, enfin l’heure de la rencontre… Les jambes un peu tremblotantes et les yeux déjà humides, ils s’étaient alors dirigés vers la salle de consultation. Après s’être déshabillée et confortablement installée sur le petit matelas bleu recouvert de papier hygiénique, Lola avait pris une grande inspiration et Dr. Caboche lui avait fait couler cet affreux gel gluant et froid nécessaire aux échographies en plein sur le nombril. Tous les poils de son corps s’étaient alors dressés instantanément tant cette sensation lui était désagréable. Une fois le choc du froid passé, le médecin avait approché son outil magique du ventre désormais gélatineux et froid de Lola. La petite tête de l’enfant eut à peine le temps d’apparaître à l’écran que les deux futurs parents en pleuraient déjà de joie.
Puis comme dans les mauvais films, comme quand l’histoire ne se déroule pas du tout comme on l’aurait souhaité et qu’on regrette alors d’avoir payé si cher son billet de cinéma, le si beau sourire du médecin s’effaça progressivement, puis il prit un air plus sérieux, face au moniteur. Il ne parlait plus. Il fronçait légèrement les sourcils. Mais bon, il ne fallait pas s’inquiéter, Lola avait beaucoup eu tendance à s’inquiéter depuis qu’elle était enceinte, et Tom lui avait d’ailleurs très souvent fait le reproche. Il ne fallait pas s’inquiéter. Il faisait simplement son travail, oui, il était simplement consciencieux. En même temps, ils avaient choisi un des meilleurs obstétriciens qui soient, alors il fallait s’attendre à ce qu’il soit consciencieux, qu’il fasse son travail de façon sérieuse et qu’il ne sourit pas aux patients pendant l’examen. Il était simplement en train de vérifier que tout était ok. Il était simplement concentré. Il faisait simplement son travail. Simplement… Il… Il était juste… Concentré.
En moins de dix minutes et avant même que leurs larmes de joie n’aient eu le temps de sécher, elles étaient déjà en train de se noyer au milieu des larmes de désespoir, bien plus nombreuses et plus lourdes. Des larmes qui se demandent “pourquoi”, et qui coulent toujours plus à mesure qu’elles ne trouvent pas de réponse à leurs questions. En moins de dix minutes, ils s’étaient retrouvés si seuls face au médecin qui leur avait, sans les y préparés, retiré cette grande et belle nouvelle qu’ils avaient prévu d’annoncer à leurs proches. Le médecin avait été clair : ce petit bébé ne verrait jamais le jour, victime d’un retard de croissance intra-utérin bien trop prononcé. Lola avait toujours le ventre plein, mais cela ne durerait pas. Elle en voulait terriblement à ce médecin de ne pas avoir gardé son sourire, de lui avoir menti en ayant l’air si jovial au premier abord, de n’être qu’un incapable qui ne sait pas faire correctement son travail.
Ils étaient sortis du cabinet abasourdis. Si tristes. Si seuls. A part eux, personne ne savait rien. Aucun de leurs proches n’était au courant de cette nouvelle, et personne n'avait donc pris le temps de s'habituer à ce futur enfant, et encore moins de s'y attacher. Cela rendait désormais leur détresse si dérisoire…
Après avoir passé deux heures à pleurer l'un contre l'autre dans le plus grand des silences, assis sur un banc parisien autour duquel la foule s'agitait sans les voir, ils décidèrent de rentrer chez eux. Perdus, sans idée claire de ce qu'ils allaient faire maintenant.
Lola et Tom, c'est le duo parfait. Le combo gagnant. Ce sont les deux amoureux là-bas, qui se tiennent debout sur la bordure du quai. D'ici, ils ont l'air d'un jeune couple amoureux à qui tout sourit. En vrai, ils viennent d'apprendre après trois mois de grossesse que leur petit bébé n'aura jamais la force de voir le jour.
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