Une Âme, de la Chair et des Os

9 minutes de lecture

Des moutons.

Ils ne faisaient qu'un, mais seuls, ils n'étaient personne.

C'était curieux et terrible à la fois.

Autant d'énergie au service d'autrui.

Jusqu'au sacrifice ultime.

Alors j'étais devenu un mouton moi aussi.

J'allais faire éclater la vérité au grand jour.

Je m'étais fondu dans le troupeau depuis des mois.

Mon camouflage était parfait.

Haguul.

Un curieux chien de berger.

Une robe sombre.

Deux yeux noirs, sages et perçants.

Des ongles noirs bien trop longs.

Une grande cicatrice zébrait son cou de long en large - il avait dû survivre à des choses horribles, bien que personne n’ait jamais su quoi. Il n’hésitait pas à vociférer sur quiconque sortait du rang - il y avait des règles à respecter.

J’essayais de l’éviter au maximum, même si c’était dur de ne pas croiser son regard. C’est comme s’il était capable de surveiller tout le monde en permanence.

Parfois il surgissait de derrière moi, alors qu'il semblait être à l'autre bout de la cour le moment d'avant. Alors je sentais son regard glacé sur moi.

Mais je gardais mon sang froid et me contentais de poursuivre ma tâche.

L’infiltration avait été exténuante autant physiquement que moralement. J’ai dû faire des choses que je ne souhaite à personne. J'avais été mis à l'épreuve, comme tout le monde. Mais une fois les rites validés, j'avais gagné mon titre, et la confiance des autres, comme si j'avais toujours fait partie du groupe.

J'ai glané des informations auprès de Niel, un fidèle de rang supérieur un peu trop bavard. Ses précieuses informations volées lors de bavardages innocents m'ont permis de réunir des preuves sans jamais me faire prendre, et de monter en grade plus vite que prévu.

C'est également grâce à lui que j'ai été convié à la cérémonie sacrificielle de ce soir. On allait invoquer un démon. Il semblait vraiment y croire.

C'était la troisième fois que leur soi disant rituel échouait, que quelqu'un mourait en vain, et que Haguul demandait à ses fidèles de mettre la main à la poche pour financer leur prochain projet. S'ils sacrifiaient véritablement quelqu'un ce soir, je devais en avoir la preuve, quitte à prendre des risques.

La semaine avait été bien remplie. J'avais dû trouver des astuces pour me mettre en place. Me proposer au ravitaillement pour faire les discrets va-et-vient entre la crypte et la ville. Fournir des vivres à la communauté me donnait un merveilleux prétexte pour tansporter mon matériel. J’avais truffé la salle sacrificielle de micros. Avec le son, plus personne ne me prendrait pour un fou.

"Preuves trop minces, informations trop floues pour intervenir, abandonnez la mission"

La voix de Beth, ma supérieure, résonnait en moi.

Comme si j'allais gâcher des mois de préparation. J'avais refusé ses avances, et je sentais qu'elle me le faisait payer. J'imaginais déjà sa tête en découvrant la retransmission intégrale d'un sacrifice. Elle serait obligée de reconnaître que je ne m’étais pas entêté pour rien. Des unités seraient déployées, et tous ces malades seraient coffrés.

C’était l’heure. Dehors, un orage se préparait. J'entrais dans la salle avec Niel.
Tout le monde était en robe de cérémonie, encapuchonné. Je m'agenouillais comme les autres, près d'une bougie que j'avais moi même placée.
Haguul était devant le pupitre, face au Livre Noir, marmonnant de sombres paroles.

– Bien, je vois que nous sommes au complet, annonça Haguul. L'invocation de Thuurzil nécessite un sacrifice peu ordinaire. Pouvez-vous m'annoncer lequel, frère Quatre ?

Niel s'avança vers le pupitre.

– Il faut l'âme, la chair et les os d'un des nôtres, Maître, répondit-il.

– Bien. Frère Douze, votre Éveil est proche, réjouissez-vous.

Un acolyte se leva et marcha délibérément jusqu'au brasero sacrificiel.

De l’autre côté de la pièce, sous une alcôve encadrant une statue démoniaque, un immense puits de flammes crépitait à même le sol. Sol dans lequel était gravé une espèce de cercle satanique avec des inscriptions qui ne voulaient probablement rien dire. Curieux, je ne parvenais pas à discerner ce qui permettait à ce feu de se maintenir aussi vivement.

Haguul éructa une formule impie, et dans un crépitement terrible, les flammes rouges se muèrent en flammes bleues. Une vague de chaleur intense balaya la pièce, suivie d’un souffle glacial qui sembla se muer en un râle sourd l’espace de quelques secondes.
Je déglutis discrètement. Ce tour-ci était très réussi, je dois dire que je n’arrivais pas à en voir les ficelles. Je commençais presque à croire que cet énergumène était capable de véritable magie.

– Soeur Zéro, poursuivit Haguul, rappelez-nous la deuxième condition de notre invocation.

– Il faut l'âme, la chair et les os d'un ennemi, susurra-t-elle.

Il y avait quelque chose d'étrange dans sa voix. Une sensation familière, accompagnée d’un petit quelque chose qui me hurlait de fuir.

– Bien, enchaîna Haguul. Et pouvez-vous me dire pourquoi ne pouvons-nous pas sacrifier frère Douze ? grimaça-t-il d'une voix inquisitrice.

– Car ces conditions doivent être réunies au sein du même corps, assura sœur Zéro.

Il y avait de plus en plus de malice dans sa voix. J’écoutais à peine le rituel. Je n’arrivais pas à me détacher de soeur Zéro. Pendant une seconde, la lumière des flammes éclaira son visage encapuchonné, me laissant entrevoir sa bouche, et il me sembla y voir un détail intriguant.

– Frère Douze, votre Éveil n'est pas encore venu, j'en suis désolé, déplora Haguul.

Non ! Que se passait-il ? Je regardai le sacrifié à nouveau. Il était allé se rasseoir à sa place, tout penaud. J'avais besoin d’une preuve, quel qu’en soit le prix. Ils ne pouvaient pas annuler leur rituel morbide. Pas maintenant. Pas après tout ce travail. Pas après tout ce que j'avais sacrifié.

“Pas après tout ce que vous allez sacrifier, voulez-vous dire” susurra quelqu'un.

C'était sœur Zéro. Mon sang ne fit qu'un tour tandis que je me tournais vers elle. Personne d'autre ne semblait avoir réagi.

“Alors agent Wolf, on fait semblant de ne pas comprendre ?”

Ses lèvres ne bougeaient pas. Mais sa voix résonnait dans ma tête. Elle se tourna vers moi. Je la vis sourire à pleines dents, et je découvris son rouge à lèvres d'un vert acidulé que je ne connaissais que trop bien.
Beth. Comment ?

J’étais encore foudroyé par cette réalisation quand Haguul tonna :

– Frère Quatre, pouvez-vous m'annoncer la dernière condition du rituel, je vous prie ?

– Le sacrifié, ou plutôt le traître, doit être trahi en retour, annonça Niel de sa voix paisible.Ainsi, tourmenté, le lien vital arraché, Éveillé contre sa volonté, Thuurzil pourra renaître.

Niel se tourna vers moi.

– Ce fut un plaisir de discuter avec toi. J'ai presque de la peine. Puisse Om'Ah t'accueillir.

Je sentis deux mains fermes m'empoigner les bras par derrière. Je me débattais comme un diable, mais en vain. Je pestais comme jamais. C'était contre Niel. Contre Beth. Contre Haguul. Mais surtout contre moi-même.
Je fus amené devant le feu démoniaque. C'était fini. Un coup sur la tête me fit perdre connaissance.

J'étais allongé dans le cercle. Le sol était glacé. Le feu n’était plus là. Du moins, plus dans le cercle. Les flammes dansaient autour de moi. Elles étaient littéralement sorties du cercle et flottaient au rythme des incantations de Haguul et de ses sectateurs.

J’avais une drôle de sensation dans la poitrine.
Je n’étais plus à ça près. Il fallait que je trouve un moyen de fausser compagnie à mes anciens amis. Je réalisai que rien ne m’empêchait de bondir à travers les flammes.

Je commençai à glisser vers l’extérieur du cercle quand une douleur perforante au torse se fit sentir. Je portai ma main gauche sur mon cœur, et un froid intense s’empara de ma main à mesure qu’elle s’enfonçait dans mon corps.

Un trou béant d’un noir insondable avait remplacé mon palpitant.

Je remarquais quelque chose gigotant par terre, près de moi. C’était un cœur. Mon cœur.
Je tombai par terre.

“Arrache-lui d’un coup !”

Je voyais Beth s’approcher de moi, plonger une main enveloppée de ténèbres dans ma chair et en retirer mon organe comme on cueille un fruit.

“Il ne fallait pas refuser mes avances”

J'ai toujours été un homme terre à terre. Jusqu'à aujourd'hui. Le dernier jour de ma vie.
Sans le comprendre, j'avais fini par accepter l'incroyable. Je me remémorais toutes ces choses étranges qui s'étaient produites durant les derniers mois. Toutes ces choses pour lesquelles j'avais trouvé une explication rationnelle.

La magie noire. Aussi obscure soit-elle, elle répond à des codes. A une logique qui me dépasse. Des sacrifices. Des incantations. Des mots dans une langue oubliée. Un lien en dehors du réel. Une véritable science.

L’incantation changea. Les flammes se firent plus intenses. Elles commencèrent à se rapprocher. Par terre, mon cœur battait de plus en plus vite.

Je me rappelais ces drôles de paroles prononcées avant ma capture.

Soudain je compris.

"Ainsi, tourmenté, le lien vital arraché, Éveillé contre sa volonté, Thuurzil peut renaître."

Le cœur vide. Contre mon gré.

Je n'avais plus qu'une chose à faire pour faire échouer le rituel.

Je n'avais plus peur. J'étais serein.

Les flammes se rapprochaient. D’ici quelques secondes, elles me réduiraient en cendres.

Tandis que les clameurs du sombre troupeau résonnaient derrière moi, je récupérai mon organe, et le plaquai de toutes mes forces dans le sombre orifice de ma poitrine.

“Contre ma volonté”.

C'est ce qu'on verrai.

J'accueillis alors avec plaisir les flammes qui dévorèrent mes jambes, puis mon corps.

Je n'avais jamais eu autant envie de mourir.

La douleur était mon alliée. La douleur me transcendait. La douleur me forgeait.

La douleur ne serait que ce qui me resterait.

La douleur serait ma victoire.

Soudain, la douleur n'exista plus.

A jamais.

Je n'étais pas mort, mais je n'existais déjà plus. Pourtant, une partie de moi était encore là-bas. Elle entendit Haguul hurler sur ses fidèles, afin de contraindre mon corps à renaître dans la crypte et y incarner Thuurzil.
Mais j'étais déjà parti. Loin. Et pourtant, si près.

Au même moment, en pleine campagne, une femme et sa fille prenaient le goûter dans une petite chaumière au coin du feu. Un œil attentif aurait pu voir les flammes bleuir tandis qu'une forme atroce, impure, mais familière, naissait petit à petit dans les cendres. Une pluie fine tombait au dehors.

Soudain, un bélier fracassa la vitre. La mère et son enfant susautèrent, et contemplèrent bouche bée la bête s'engouffrer par la fenêtre, son corps sanguinolant tailladé par les débris du verre, se jeter pour disparaître dans les flammes de l'âtre en même temps que la foudre fracassait la cheminée.

Sur la commode, on voyait une photo de famille. La fille, la femme, et le mari. Heureux. La photo se désagrégea en moins d'une seconde lorsque l'onde de choc embrasée la balaya.

Devant la cheminée, se dressa un corps fumant.

Sa peau carbonisée laissait entrevoir des muscles noircis.

De son corps, des lambeaux de chair brûlée semblaient continuellement tomber.

Un rictus satisfait fendait son visage glacé par la douleur.

A la place des yeux, deux abysses ténébreuses au fond desquelles semblait danser son âme.

Sa main gauche était plaquée contre son cœur, soudée à jamais.

Des flammes bleutées le dévoraient, consumant son corps pour l'éternité.


Il était Thuurzil. Mais il était aussi agent Wolf, un mari, et un père.

Aujourd'hui, il était tout ce monde, et personne à la fois.

Dans la pièce endormie, les corps calcinés d'une femme et d'une petite fille qui n'avaient pas eu le temps de souffrir. Il contempla cette macabre scène. Il se rappela la déflagration infernale qui l'avait fait renaître.

Voir ainsi sa famille lui déchira le cœur

Vide comme mille regrets, sans but à poursuivre

Son foyer n'était plus

Il ne pouvait souffrir, pour son plus grand malheur

Mais il n'avait jamais autant voulu vivre.

Alors las, il mourut.

On raconte que parfois, les soirs d'orage, une femme et sa fille parcourent la campagne.
Lorsqu'un mouton se perd, elles le raccompagnent sur son chemin.
Parfois cependant, on retrouve le mouton carbonisé au petit matin.

On se dit alors que ça doit être la foudre.

D'esprit elles n'ont que la lueur

D'organe elles n'ont que le cœur

De corps elles n'ont que le squelette

Autant de feux follets flottants près de leur tête

L'absence de douleur est leur fardeau

Juste une âme, de la chair et des os

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Alexandre Tall ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0