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- C'est quoi ton école Mia ?
- L'université des sciences.
- T'apprends quoi là-bas ?
- Je suis en doctorat d'astrophy… j'apprends plein de choses sur les étoiles.
Allongé au creux du matelas posé sur le toit du GMC, Tommy, sept ans depuis hier, se tourne et passe son bras autour de Mia. Elle en profite, lâce des yeux le ciel un instant et respire ses cheveux, cette tignasse blonde qu'on a sans cesse envie de chiffonner. Ils sentent bon la pêche et l'enfance, grattent le nez de Mia mais c'est pas grave, elle respire plus fort, comme une maman, a envie d'être maman, mais juste ici, juste avec Tommy, sinon c'est clairement non, parce que les grands de ce monde ne comprennent pas les enfants. Peut-être qu'ils ont oublié qu'ils en ont été, ou peut-être que ça n'a pas duré assez longtemps pour qu'ils réalisent qu'il s'agit d'une vie dans leur vie. Les gens regardent les enfants de haut parce que ces derniers n'ont pas peur, de dire j'ai mal, je comprends pas, pourquoi, aide-moi... En fait les enfants sont plus grands que les grands, n'ont pas encore travesti les mots, ou été travestis par les mots. Ils sont plus grands parce qu'ils rigolent du bruit de l'eau avalée par l'évier, se tissent toujours des histoires fabuleuses avec un bout de bois et un chiffon. Ils écartent les bras face au vent et se moque du qu'en dira-t-on, ne savent pas ce qu'est le qu'en dira-t-on, du coup, les yeux fermés et la langue tirée, ils goûtent la pluie les soirs d'été. Les adultes sont jaloux, se dit Mia, jaloux de ne plus empiler des escargots les doigts pleins de terre, de ne plus pouvoir construire de cabane avec un drap, de ne ...
- T'as des leçons et des devoirs d'étoiles alors ?
Jaloux de ne plus avoir de leçons d'étoiles à l'école.
- Oui, sourit Mia jusqu'au oreilles, par exemple comment elles naissent, comment elles meurent, de quoi elles sont...
- Elles meurent ?
- Oui.
II réfléchit, avec sa magie.
- Elles vont où alors ?
- Comment ça ?
- Ben, elles peuvent pas aller au ciel comme elles y sont déjà.
- C’est vrai. Elles vont... elles explosent et vont dans encore plus de ciel.
- Ahh.
Mia se perd en songes, sur Tommy qui a raison au fond, sur le monde qui serait sans doute un peu moins ce monde s'il s'était demandé où vont les étoiles mourantes. Elle réfléchit aussi sur le fait d'aller au ciel aussi, une drôle d'idée car elle, elle espère ne pas attendre la fin pour y monter. Elle en a marre d’attendre depuis tant années, aimerait savoir comment attendre plus vite, comment devancer le temps. Elle a bien une vague idée, mais pas le matériel et puis ça pourrait être risqué, même si ça reste une bonne théorie elle en est persuadée. Elle écoute les deux grillons qui s’interpellent à travers la plaine, la musique de la nuit, et inspire l’air frais du début de soirée, celui qui souffle sans vent, a le parfum de l’été, de la rosée et du jasmin,
- T’as un amoureux, à ton école ?
- Pourquoi tu me demandes ça ?
- Parce que tu t'es coupé les cheveux.
- Si on se coupe les cheveux, c'est qu'on a un amoureux ?
- Ben ouais, c'est pour se faire jolie. Pour son amoureux.
- Du coup, je suis jolie ?
- Oui, j'aime bien, ça fait grande, plus vieille.
Elle rit, la voilà donc vieille, ne sait pas si c'est déjà ou enfin, ou un peu des deux, plus trop enfant, pas trop grande. Elle a peur de demander de l'aide, de dire j'ai mal, mais aime toujours se battre avec une branche, une pas trop grosse. Une drôle de crête sur laquelle elle oscille, c'est bon signe après tout, une crête ça va avec les montagnes, ça veut dire qu'elle prend de l'altitude, fait quelques pas de plus vers l'atmosphère. Alors, t'as un amoureux ou pas ? rejoue Tommy qui a prit son silence pour un oui. Heu, hein, qu’est-ce que, Alex ? pense-t-elle affolée. Non, pas Alex, enfin elle ne sait pas, trop tôt, ne veut pas y penser, respecte le code qu’elle s’est toujours imposé, qui s’est toujours imposé, pas d’attaches quand on est sans cesse déraciné, sinon ça fait trop mal lorsque vient le moment de s'en aller. Les Pierce, Morgan, Bishop, combien de familles au total, elle sait très bien et c'est beaucoup trop. Et sa valise sur le seuil, bonjour ou au revoir, les assistantes sociales qui la tienent par l’épaule, quelques pleurs ou juste un mot doux, un mois ou un an, ne t’inquiète pas ça va aller Mia qu'elles disaient devant ces portes marron, bleue ou rouge. Viens Mia, entre, c'est ta nouvelle maison, toujours les mêmes mots, les mêmes sourires forcés, crispés ou projetés, entre on va te faire visiter, et l’assistante qui s’en va, je reviens te voir dans un mois Mia, et ces faux parents qui grinçaient, regarde ici c'est ta chambre, qui mentaient, c’est chez toi maintenant. Non. Y a pas de chez soi quand il y en a trop. Pas d’amis à qui se raccrocher quand on est toujours jeté en cours d'année, personne à qui tenir la main quand la vie nous fait marcher avec les deux dans les poches.
- Non, pas encore d'amoureux. Et toi ?
- Je te crois pas. Moi, ouais y a Stacy, mais Ted dit qu’elle veut pas, qu’elle lui a dit que j'étais trop petit, mais y'a qu'une classe d'écart hein, et elle m’a donné un porte clé, regarde.
Il fouille dans sa poche, lui tend, elle l’examine, attentive, lui rend, confirme qu’elle doit être amoureuse. T’es sûre ? Ben oui, on donne pas des porte clés à n’importe qui, il est fier, ouais c’est clair, tu vas voir Ted, marmonne-t-il en fixant son trésor, les bras levés au ciel.
- T’iras dans l’espace après, toi ?
- J’aimerais bien.
- Comme ceux qui sont allés sur la Lune ?
- Comme eux, oui,mais moins loin. Et toi, tu veux faire quoi plus tard ?
- Pilote de rallye. Ou constructeur de tyroliennes, mais des mégas, qui passent au-dessus des lacs, des forêts et tout ça.
- Pourquoi constructeur de tyroliennes ?
- Comme ça je pourrais toutes les essayer. Et gratuit en plus.
Chiffon dans les cheveux, t’es un malin toi ! Ben ouais, ben ouais je sais, et comment tu sais ? Parce que je te connais, tiens ! Le carreau de la porte d'entrée tremble lorsque Dan sort avec Lily dans les bras. Une nouvelle sœur, comme dit Tommy, maintenant il en a une grande et une petite, prend son rôle de frère à cœur, surveille à travers le grillage que personne ne l'embête dans l'autre cour de récré, l'attend à la cantine et lui laisse son dessert, sauf quand c'est du brownie, il coupe en deux, mais lui laisse le plus gros morceaux. Le soir il lit l'histoire, négocie sur le livre et l'embobine, parce que les princesses c'est bon hein. Lily a pris la chambre de Mia, à droite de l'escalier, a obligé Dan à mettre un tapis en haut des marches, sur ces deux lattes maudites qui grinçaient comme deux chats en train de se bagarrer. Il a aussi refait la salle de bain et commence à tout casser dans l'arrière cuisine, pour une nouvelle chambre, peut-être une troisième sœur pour Tommy. Mia est contente parce qu'ils commencent à sourire. Beth a quitté son second emploi, rentre plus tôt et est même là les weekends. Ils ont signé un contrat pour les chevaux, un type du Texas qui les trouve magnifiques, connait plein de monde et veut les faire jouer dans des films. Puis le vieux Morrison a lâché ses terres, une partie du moins, l'autre ayant été acquise par un promoteur qui parle de lotissements à la sortie de la ville, marchera jamais a rigolé Dan, qui est assez fou pour se perdre à Mill Creek ? Un fou justement a répliqué Beth, et le monde en est rempli. Mia s'en fout des fous qui remplissent ce monde, ce qui compte c'est leur monde à eux, le pas bien grand, de là-bas au bout du champ jusqu'à la parcelle du pont, à douze kilomètres. Il semble un peu meilleur aujourd'hui, avec un Tommy, une Lily et une bonne saison des maïs. Oui, il semble meilleur et pour Mia, ça suffit. Arrivé près du GMC planté entre la maison et la grange, Dan soulève la petite sur ses épaules.
- Allez les grands, on dit bonne nuit à Lily.
Tommy enjambe Mia, l'écrase et enlace la petite, chuchote bonne nuit ma Lily joue contre joue. Mia l'imite, d'un baiser sur le front, la petite ne dit rien mais ne cache pas qu'elle aime bien, qu'elle dormira mieux avec ça.
- Toi aussi Tommy, ça va être l'heure.
- Oh non. Je peux pas dormir dans le camion avec Mia ?
- Faut que j'aide Dan de bonne heure, répond-elle, demain soir c'est promis.
- Bon ok. Cinq minutes alors ?
- Cinq minutes, conclut Dan.
- Merci p'pa !
P'pa. Mia l'observe rentrer, sa cavalière sur les épaules, ne pas oublier de se baisser pour passer la porte. Tommy a un papa et Dan en est un bien. Quand Mia revient pour les vacances, elle trouve les portes du hangar grandes ouvertes, leurs têtes sous le capot de la Dodge, le grand tout voûté, le petit debout sur une caisse en bois, Dan qui explique tu vois là, c'est la culasse, on va l'enlever, et elle qui arrive à pas feutrés, puis la nettoyer parce que ça doit pas être joli là-dedans, se plante derrière eux sans un bruit, ouais c'est clair dit Tommy, pas joli joli, puis il l'aperçoit, crie Mia ! Regarde, on fait une voiture de course, tu verras quand elle sera finie ça va dégommer. Elle temporise, si déjà elle démarre, ce sera un miracle, très drôle ça ma grande, grince Dan, très très drôle, se tourne vers Tommy la main tendue, t'as raison mon p'tit, un bolide, tope-la ! Alors Mia prend une jeu de clés dans la caisse, demande ce qu'elle doit faire, plaint Beth une seconde en voyant les mains de Tommy couvertes de graisse, d'huile et de souvenirs qui heureusement ne partiront pas au savon.
- Là regarde, ouah !
La météorite fend l'obscurité d'un fil bleuté, jaune puis orangé. Trois, peut-être quatre secondes, c'est long, direction nord-ouest, radiant sur l'horizon, le début des Delta aquarides du sud, difficiles à observer à cette latitude à cause de... C'est une comète de fou ça, hein Mia ? Elle veut préciser que ce n'est pas une comète, seulement les Delta aquarides du sud résultent de la fragmentation d'une comète, du coup ce sont des météoroïdes, mais formés de la roche d'une comète. Elle cherche une seconde comment lui expliquer, comme ça en fait, oui, elle lui dit comme ça et il l'écoute avec des yeux émerveillés. Elle aimerait voir les images dans sa tête, une explosion digne de super héros, sûrement, ou un laser qui déchire la comète, un pistolet giga puissant comme il dirait, les bras écartés en soufflant le bruit du tonnerre. Il reste un instant silencieux puis :
- Une étoile filante ça peut toucher une fusée ?
- Heu…oui, ce serait, vraiment pas de chance, mais oui. Enfin il y a plus de chances que ce soit un débris qu'une étoile filante mais...
- Un débris ?
- Un bout de ferraille, y'en a plein dans l'espace, des boulons de vieux satellites, des morceaux pas plus grands qu'un moustique mais qui peuvent faire des énormes dégats.
- Pfff, si ils sont comme un moustique ça m'étonnerait.
- Si, c'est parce qu'ils vont très vite et...
- Ben nous aussi avec p'pa des fois on va très vite avec la Dodge et les moustiques ils font pas de mal au pare-brise hein !
Mia rigole, et c'est pas souvent, n'a pas le temps de le contredire, il murmure déjà un "non" mystérieux, pense à voix pas très haute que les boulons c'est pas graven, que le plus embêtant ce serait une étoile filante, puis repart en silence, la mine renfrognée, dans cet univers que lui seul connait, là où les lois de la physique ne s'appliquent pas forcément toujours, où les comètes percutent des fusées, où imagine, tu dis à un canadair de rentrer dans le volcan, où l'on s'interroge sur combien il faut de fourmis pour tirer un vélo, mille, dix mille, un milliard ? Un univers de questions, celles dont le monde devrait se souvenir, celles qui éviteraient aux esprits de se ternir trop vite, aux hommes de courir après rien.
- Tu feras attention Mia ?
- À quoi ?
- Aux étoiles filantes, quand tu seras dans la fusée.
Elle prolonge son rire, avec un plaisir infini, lui dit que ça n'est jamais arrivé et que de toute façon elle n'est pas encore dans une fusée. Elle lui raconte que c'est très dur de devenir astronaute, qu'il n'y a qu'une poignée de personnes par an qui s'envolent parce qu'il faut être le meilleur dans tout. Meilleur qu'un pilote de rallye ? défie-t-il. Oui, encore meilleur, c'est le métier le plus dur à faire et même si elle a envie de toutes ses forces ben… ben c'est l'heure d'aller au lit fripouille ! Allez, debout, attention à l'échelle, regarde où tu mets les pieds.
Mia enroule le matelas, descend à son tour, ouvre les deux portes de derrière, le jette sur son sommier de fortune, un chapelet de lattes tendu entre deux caissons de bois. Elle réalise qu’elle a les pieds mouillés, que l’herbe transpire alors elle attrape Tommy, viens là je vais te ramener, accroche-toi. Il crie koala !, enroule ses jambes et ses bras autour d'elle, elle titube jusqu’aux trois marches, pourrait le poser sur la première mais serre, monte encore et s’accroupit devant la porte.
- Bonne nuit ma crapule.
- Bonne nuit Mia, moi je sais que t’y arriveras.
- Que j'arriverais à quoi ?
- A aller là-haut.
Elle regarde son index pointé au ciel, l’embrasse avec un merci mon petit ange, referme doucement derrière lui, enfonce ses mains dans les poches de son jean usé, redescend les trois marches, lentement, déplie ses doigts de pied sur le gazon, resserre, déplie à nouveau, coince un brin d'herbe entre deux orteils, jette sa tête en arrière sur la voie lactée et respire à fond, a l'impression de s'en rapprocher, se retient de cligner des yeux et retient une poignée de secondes sa respiration. Ouais, j’y arriverai.
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