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Mia se souvient toujours de tout, des noms de chaque membre des familles qu'elle a traversées, des noms de leurs amis, des amis de leurs enfants et des frères et sœurs de ces amis, elle se souvient de la tante dépressive qui c'est sûr finira par pardonner et retourner avec Paul, parce que qu'est-ce qu'elle va faire toute seule à son âge ? et puis c'est bon il l'a trompée une fois, n'a tué personne, c'est qu'elle est pas facile à vivre non plus. Elle se rappelle chaque détail de ce repas, la viande trop cuite, personne ne s'est resservi, la tache sur la nappe masquée par le dessous de plat, faudra pas le bouger, pas que les invités la voient, l'émission de télé diffusée en fond, couleurs criardes et plateau suranné, ce gars qui a échoué à une question du jackpot, brun, maigre, lunettes rondes et cravate rouge, il a répondu c'est pas grave je reviendrai, ses yeux disaient qu'il mentait, qu'il ne s'en remettrait jamais d'être passé à deux doigts de cette nouvelle vie. Elle revoit le carreau fissuré dans la salle de bains des Morgan, à Cedar Spring, 4 Clover Street, cet accroc sur la tapisserie, la fleur bleue déchirée, chambre de gauche, maison au fond de l'allée, 65616 Branson, la gouttière qui fuit, noircit la façade des Brooke, ils en étaient malades, pavillon neuf au milieu de pavillons neufs, cette trace qui les faisait passer pour des gens négligés, la pauvre Cynthia en aurait pleuré. La façon d'éternuer de Lenny qu'il essayait de cacher et plus il essayait, plus il éternuait, le rire de Jim quand il ne trouvait pas ça drôle mais voulait faire plaisir, la table des Morgan où il fallait attendre pour manger, laisser Pierce Morgan commencer, avec sa chemise à carreaux pincée dans sa ceinture, usée d'être repassée, pourtant Michelle utilisait un mouchoir humide, s'appliquait, comme pour celles de Jordan, leur fils qui a déchiré la sienne sur le grillage du jardin le jour de son anniversaire, 23 février.
Tout, Mia se souvient de tout et même des choses dont elle ne veut pas se souvenir. L'odeur de l'arrière cuisine à Broken Bow, celle où la vieille vidait les poulets, son tablier jamais lavé et maculé de restes en tous genres, le bruit de l'aciérie derrière le petit appartement chez les Milton, la sonnerie, les coups de marteau, jours et nuits, le coton enfoncé dans ses oreilles qui ne suffisait pas à couvrir ce bruit infernal, sa chambre sans volet dans l'Arkansas, elle détestait ça, déteste toujours ça, a même mis des rideaux ici, en plus des volets, sinon elle ne se repose pas, se lève toute pâle, comme les feuilles des platanes. Se souvient des choses, la chemise à carreaux de M. Morgan pincée dans sa ceinture, sa ceinture, fallait baisser les yeux et attendre que ça passe, de toutes les choses, Michelle et son mouchoir humide, ses yeux humides aussi quand elle lui appliquait sur les marques, désolée, prisonnière elle aussi, des noms des membres et des amis, l'anniversaire de Jordan le 23 février, les cris et les rires dans le jardin qu'elle ne percevait que du grenier, qu'on ne t'entende pas sinon, se souvient de tout même de ce qu'elle voudrait oublier, ce que tout le monde a le droit d'oublier si le monde n'a rien fait pour l'éviter.
Une pause, il lui faut une pause désormais, réminiscences tristes et jour de pluie, mauvais cocktail d'amère mélancolie. Elle passe une main lourde sur son visage, la laisse tirer ses mâchoires, observe la bouche ouverte les gouttes filer sur la baie vitrée, a envie de s'extirper de la gravité, pousser du pied et oublier. Toutes les gravités. Elle ferme le tome 3 des procédures de décollage, 800 pages et la moitié ornées d'un post-it coloré, se rappeler de tout, une tare et un atout, rassemble ses feuilles de notes, son crayon de papier, aligne l'ensemble sur le bureau, dans l’axe des piles de livres qu’elle doit mémoriser, pousse un peu du bout du doigt, voilà, rangé, il faut qu'elle apprenne, dans un module on ne laisse rien traîner. D’un geste souple elle chasse les miettes de son gâteau sur la gauche, sait qu’il faudra les ramasser plus tard, mais le bureau est propre, pas comme la table basse, Alex et ses dossiers, elle souffle, les empile, se rend compte que ça ne sert à rien, qu’elle chasse autre chose que le désordre, et ce verre d’eau, l’attrape et le met dans l’évier, éponge il faut le laver, le reprend, se dit qu'elle gaspille de l'énergie, non elle en dissipe, c'est ça, tout va se dissiper, le verre, concentre toi sur le verre, ouvre le robinet dont la poignée est restée sur le rond rouge, se brûle, lâche le verre, il casse, elle rage, un putain qui se prolonge et finit par grogner, veut ramasser les morceaux, se coupe, arrête tout, pose ses mains de chaque côté, regarde son doigt saigner, le filet longer la rainure en inox et se diluer sur la paroi de l’évier.
Lentement elle relève la tête, fixe le jardin trempé, se mord les lèvres à l’intérieur de sa bouche fermée, pas pour la coupure, ça ne fait pas mal ça, parce que son dos brûle, parce qu’elle sent le trait, de ses reins jusqu’aux omoplates, frissonne et se raidit, sent l’odeur du cuir comme si elle était dans le grenier, resserre ses doigts jusqu’aux poings fermés, entend le claquement de la ceinture, une fois, est prise d'un spasme, ferme les yeux, deux fois, et sa voix, ses mots qui ne devraient pas exister, ses ongles s'enfoncent dans sa paume, trois fois, son pied saute sur le côté, cambrée son regard se floute sur la vitre embuée, encore une fois, elle ferme les yeux, les lèvres entrouvertes tremblantes et se dit comme avant, que tout ça va finir par se dissiper.
Le bruit de l'eau qui coule là-bas se rapproche, parvient à s'amplifier, à devenir plus fort que les coups, à la ramener, lui soulever les paupières. Son doigt, elle est presque heureuse que ça pique, le passe sous le robinet, tourne et regarde, c’est rien, tape le mitigeur de l'autre main, ouvre le tiroir, enroule une serviette sur la plaie, enfonce la poignée de porte à côté du frigo, passe dans le garage, et s’engouffre dans le GMC, dans sa boite à meilleurs souvenirs parce qu’une fois qu’on en a des mauvais dans la tête, si on la met dans un endroit où il y en a plein de bons, alors les bons l’emportent, peut-être. Allongée, elle se demande au loin ce qu’est devenu M. Pierce, le regard accroché sur le dessin de Tommy collé à la paroi, elle est partie de chez eux un matin de juin, n’a rien dit à l’assistante sociale, la ferme en marron et jaune parce que les murs blancs ça va pas à colorier, a tremblé quand il a dit j’espère qu’on va te revoir Mia, Dan Beth elle et lui devant la maison et sous le soleil de plomb, des grosses têtes et tous les cheveux en bataille, même Dan, elle en a parlé deux ans après, a vu dans les yeux du directeur qu’il savait, était désolé, les corps de travers tracés devant le champ de maïs, enfin devant le carré tout vert, il a dit d’accord Mia merci de nous avoir raconté, elle a compris on ne peut rien faire et il s’est levé, les prénoms en majuscules désordonnés sous chaque membre de la famille et surtout, s’est mis à genoux face à elle, a chuchoté t’es courageuse Mia et a souri, les sourires plus gros que les yeux sur tous les visages.
Dans le filet élastique suspendu au mur à côté d’elle, elle attrape son lecteur, dernière barre clignotante de batterie elle se dépêche, enfile ses écouteurs, son au mini, track 14 elle connait la liste par cœur, Knockin’ on heaven’s door. Elle voudrait que Tommy soit là à côté d’elle, comme avant, chacun un écouteur et attends, écoute ça, voudrait serrer sa main et l’entendre se plaindre que c’est serré trop fort, l’entendre rire, c’est nul ça, non c’est beau attends, non c’est nul je te dis, changer de chanson, ne pas laisser sa main se dégager, lui demander d’arrêter de taper du pied, ne pas savoir quoi répondre quand il demande c’est quoi ton groupe préféré, reprendre sa main qui s’est faufilée, le tenir encore un instant parce qu’il commence à gigoter de tous les côtés, ça t’aimes bien ? ouais ca va mais on va jouer Mia, allez on va jouer ste plait, chantage au câlin et on va jouer ok. Saute par la porte latérale, I can’t shoot them anymore, viens à la cabane ! il fend le maïs, zigzague entre les pieds, elle suit entre les feuilles jaunies, le voit bifurquer là-bas, attends ! mais il fait exprès, disparait pour arriver le premier, elle entend les épis bouger, se froisser au loin, arrache une feuille sèche et l’écrase entre ses doigts, That long black cloud is comin’ down, elle s’arrête pour le deviner, sent ses doigts et le parfum de l’été, vert fané, chaud et un peu amer, presque comme les blés mais plus complexe, écarte les tiges d’un rang plus serré et arrive dans l’espace qu’il a déblayé, I feel like i’m knockin’ on heaven’s door, repaire secret de ses plus grandes missions, les plants arrachés suspendus entre les autres, trop bas pour Mia qui s’accroupit, chuuuut il dit, ou il vont nous repérer, qui ça ? les esstraterrestres tiens, mince et ils sont où ? ils se cachent pour voler mon diamant de feu, ton diamant de feu ? ouais chut ils vont t’entendre, là, il se lève armé d’un pistolet invisible, se jette dans le champ et bam bam bam allez venez, Knock knock knockin’ on heaven’s door , attention Tommy derrière toi ! j’arrive ! ahhhh Mia au secours ils m’ont capturé, Knock knock knockin’ on heaven’s door...
Le roulement sourd de la moto d’Alex fait vibrer la porte du garage, Mia rouvre ses yeux qu’elle ne se souvient pas avoir fermés, reste un peu dans le maïs, dans ce monde-là qui lui a le droit de ne pas se dissiper, en même temps elle devine la béquille, le contact coupé, le casque enlevé, encore un moment au milieu du champ, pile au milieu des autres souvenirs qui ne peuvent pas rentrer, se perdraient avant de la retrouver.
- Ca va ? murmure Alex la tête passé par la porte du côté.
Elle sourit, acquiesce, dit qu’elle s’est juste coupée lorsqu’il hausse les sourcils sur son doigt bandé puis est contente de se pousser quand il grimpe pour s’allonger. Elle prend sa main, reste longtemps ainsi, longtemps car ça va et lui aussi ça va, parce qu’il sait que si elle est là c’est pour s’éloigner, ou se rapprocher de quelque chose, alors il ne demandera pas mais son sourire, ça lui va. Il voit qu’elle fixe le dessin de Tommy, doit esquisser une poignée de raisons, le déménagement imminent, l’éloignement, des bonnes raisons en général, mais pas ici, pas à cet instant.
- Tu veux qu’on aille à la ferme ce week-end ? demande-t-il sans la regarder.
Elle souffle oui, merci, et serre un peu plus ses doigts car il n’aime pas trop la ferme, s’ennuie un peu là-bas mais sait que c’est important pour elle alors il y va. Alors il y va. Juste pour elle, juste parce qu’il a toujours fait ça, depuis les couloirs de l’université où il ne la questionnait jamais sur ses absences, ces semaines où elle n’était pas là et ces heures où elle ne disait rien, jusqu’à ses silences qu’il a toujours écoutés, ses je sais pas auxquels il a sans cesse acquiescé et elle, elle qui vient juste de dire merci, un petit merci à peine articulé, c’est pas assez, bien sûr que c’est pas assez elle le sait, mais ignore comment faire, voudrait savoir comment faire, comment dire je t’aime sans dire je t’aime.
- Et toi, ça va ?
- J’ai eu les relevés de SOHO et ACE, toute la télémétrie depuis leur mise en service, jette-t-il parce qu’il fallait que ça sorte.
Elle tourne la tête, questionne et ? et ça a toujours été là, même périodicité, à peine brouillée une paire de fois mais c’est cohérent parce que ça n’arrive qu’au moment de tempêtes solaires majeures, sinon invariablement ce rythme, depuis le lancement de SOHO ? s’intrigue Mia. Oui, depuis 1995, SOHO, ACE, DSCOVR, les trois, et ce truc est vraiment pas loin, j'ai remarqué un décalage entre les interférences, une poignée de millisecondes, ya un objet là-haut, j'en suis sûr, tu te rends compte, elle plisse les yeux, ça veut dire calme-toi, respire, il y a une explication, il y a toujours une explication.
- Un vieil appareil militaire, tempère Mia, à l'époque on chargeait d'ergols, avec des corrections de trajectoires mineures et suivant où il se situe exactement, il peut lui rester du carburant, même aujourd'hui.
Il répond oui je sais, bien sûr que je sais mais personne veut se mouiller, j'ai eu Ross à la Défense, il a esquivé et Terry, ben Terry pff, je peux rien te dire mais je vois pas pourquoi l'armée enverrait une sonde en L1, ça m'énerve, personne ne veut rien lâcher.
- ISEE 3, lâche-t-elle comme ça.
- Quoi ?
- Le premier satellite envoyé en L1, en août 1978. Si tu arrives à trouver ses données et si ton signal y apparaît alors il n’y aura aucune chance que ce soit militaire.
- Août 78, mais comment tu sais ça ?
Mia se tourne, sur le flanc, se colle à lui et l’embrasse. Les lèvres à peine reculées, elle colle son front sur le sien, respire son souffle, parce que je me souviens de tout, tu sais.
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