Un pied devant l’autre, ou plutôt une main devant l’autre, parce que ses pieds Mia ne les distingue pas, ils flottent quelque part là, en dessous, ou au-dessus peut-être, ça dépend d’où on voit les choses. Elle aimerait bien une seconde se trouver là où on voit les choses, car à cet instant elle est une chose, elle et Ryan, deux minuscules choses, là, à peine visible entre les panneaux solaires, fébrilement tenues à la paroi d’un monstre en apesanteur qui semble avoir été banni de cette planète au-dessus de laquelle il flotte pour l’éternité. Elle aimerait voir cette vue, savoir si ses pieds sont dessous ou dessus, mais c’est sur ses mains qu’elle doit se concentrer, prochain barreau, fixe l’ancrage deux, retire le un, avance, fixe le un, vérifie car aucun bruit, aucun cliquetis à même de confirmer l’attachement, retire le deux, décrit chaque geste aux opérations, reçoit des approbations qui grésillent, fixe le deux, veut lever la tête pour voir, non, pas encore, module Destiny atteint, il faut grimper, Colombus, retire le un, elle se retourne, Ryan est là, derrière, le sas de sortie à peine plus loin, ils ont parcouru une dizaine de mètres mais pour Mia il s’agit du plus grand des voyages.

Elle souffle, encore une demi-heure de trajet, dernier point d’ancrage à Colombus, fixe le un bras tendu, prévient qu’elle est prête à passer sur la poutre, attend les ordres, Ryan a pris du retard, rien de grave, retire le deux, le garde en main, confirmation pour transfert sur la poutre, elle se hisse, passe le module et voit la Terre, immense, vertigineuse et lourde, elle ignore pourquoi, mais lourde, prête à les écraser, les avaler et les broyer par la gravité. La peur et l’extase, des neurotransmetteurs qui explosent comme un de ces feux d’artifice si démesuré qu’on ne sait plus où regarder. Ils doivent savoir en bas, pas ce que ça fait, mais qu’il se passe un truc car la radio se tait, n’ose pas relancer pour l’arrimage à la poutre, surtout ils observent aussi, par les caméras, ont le même paysage, sauf que ce n’est pas un paysage, c’est bien au-delà de ça. Mia accroche le deux, passage confirmé, retire le un, cinquante mètres encore, jusqu’au bout de la poutre, presque au bout de la station, la visseuse reliée à sa combinaison passe devant, elle la rattrape calmement, accroche le un, la remet dans son étui, se dit que Tommy va sourire en voyant ça.

Est-ce qu’il regarde ? Est-ce qu’Alex regarde ? Dan, Beth ? Retire le deux, l’accroche là-bas, ne veut pas les réponses, puis il y a le décalage, si c’est le cas ils l’aperçoivent à peine sortir du sas, mais ne veut pas les réponses, retire le un, deux mètres de mieux, accroche le un et retire le deux, le panneau solaire au-dessus d’elle, vraiment au-dessus cette fois, et s’ils regardent, ne veut pas savoir, se tourne vers Ryan, parle au contrôle, demande les temps, le décompte du terminateur, accroche le deux, veut de la musique, c’est pas possible elle le sait, pourquoi pas juste une chanson après tout, retire le un, Sinnerman de Nina Simone, oui, une bonne chanson, ils pourraient lui mettre dans le casque, accroche le un, c’est l’affaire de cinq minutes, peut-être six, ça n’affecterait pas la mission, une toute petite exception, pour elle, retire le deux, pour pas penser à eux, pas imaginer leurs regards, juste un morceau, elle ferme une seconde les yeux, bascule lentement en arrière, les rouvre, a la chanson au bout des lèvres, piano, claquements de main, ne distingue aucune étoile et s’en doutait, la Terre, trop de lumière, retire le un, trop de bruit, cherche la paroi d’un pied, sourit, trop de tout et trop longtemps, pousse un grand coup et aimerait dans ses cheveux sentir le vent.