2.1 - Que ta détermination te permette de te relever
308-ème cycle, du 14ème jour de la saison des pluies.
Telle la lumière dans les ténèbres, ce souvenir m’avait happé des portes de la demeure de Dulia.
Alors que je recouvrai progressivement mes sens, je pris conscience de cette mascarade que mes propres faiblesses avaient dressée. Depuis tout ce temps, ce sentiment de bien-être qui m’avait bercée n’était qu’un leurre. La réalité était tout autre.
Cette fraicheur nocturne qui dansait le long de ma peau. Cette sensation désagréable de terre froide et boueuse qui me caressait l’échine. Cette bourbe qui s’infiltrait dans chacun des pans de mon armure et qui ne cherchait qu’à m’entraîner dans ses profondeurs.
Face à ce sentiment d’inconfort, tous mes poils se mirent à se hérisser comme un seul homme. À travers le tissu de mes manches, je pouvais sentir l’humidité me collait à la peau. Avec difficulté, j’essayai tant bien que mal de contrôler les contractions de ma mâchoire afin de ne pas claquer des dents.
Ne pouvant plus supporter cette situation, j’entrepris de bouger mon corps, sans succès. Le temps d’un instant, j’avais pu percevoir la lourdeur de mes membres et la fatigue qu’ils avaient accumulée, sans parler des nombreuses courbatures qui parcouraient mon corps.
Encore trop faible, je me limitai alors à pivoter la tête afin de me rendre compte d'où je me trouvais. Malgré le mécontentement de mes cervicales que je poussais à l’effort, et la boue collée à mes cheveux qui restreignaient mes mouvements, je finis par réussir l’exploit.
Au début, je ne voyais pas grand-chose. Peu importe le temps, ma vision n’arrivait pas à s’habituer à la pénombre. Puis, le ciel se dégagea, permettant à la grande Vinilos de m’honorer de sa présence, et ainsi m’offrir un peu de clarté dans la noirceur de la nuit.
Cependant, le paysage qui se dessinait sous mes yeux ne fut pas celui auquel je m’attendais. C’était une scène pour le moins macabre, et le clair de la grande Vinilos n’arrangeait en rien les choses. Bien au contraire. Même si aux yeux de bon nombre de vétérans ce terrain n’était pas digne d’être appelé un « champ de bataille », cela ne l’aurait pas empêché d’être nommé une « boucherie ».
Sous mes yeux, une bonne dizaine de cadavres de soldats étaient éparpillés à l’orée de la forêt, tous avec ce même teint blafard. Était-ce des déserteurs ? Ou des scélérats ? À cause de ma position et des reliefs, j’étais incapable de les discerner correctement. J’arrivai seulement à en entrapercevoir certains.
L’un d’eux était debout contre un arbre, le torse nu, une épée plantée dans la cage thoracique, une expression d’agonie tirant les traits de son visage. Non loin de lui, il y avait aussi ce corps auquel il manquait certaines parties de son anatomie. Il avait été tellement charcuté qu’il n’avait plus rien d’humain. À tel point que son bras avait été coupé dans la longueur, virant en deux morceaux de chair effilés.
Puis il y avait les autres, ceux que je voyais à peine. Eux, c’étaient les pires. Même s’ils semblaient être encore entiers et avoir été tués proprement, ils commençaient tous à virer dans la même couleur que la viande en putréfaction.
Mon odorat ne mit pas longtemps à confirmer leurs états de décompositions. Les relents fétides et nauséabonds qui régnaient dans l’air en étaient la preuve. C’était une atroce odeur de tripe, mélangée à celle du sang et du métal, le tout amplifiait par la lourdeur de l'humidité nocturne. Plus mon esprit se focalisait dessus, plus ma respiration se faisait laborieuse. Jusqu’au moment où une sensation désagréable se fit sentir dans ma poitrine, accompagnée d’une pénébilité à respirer à plein poumon. Heureusement pour moi, n’ayant plus la force d’avoir des haut-le-cœur, j’avais peu de chance de régurgiter les restes de mon estomac.
Alors, pour mon propre bien-être, et celui de mes sens, j'orientai ma tête de l’autre côté, dans l’espoir d'inhaler un air plus pur. Du moins, c’était ce que j’espérai au début.
À deux pieds de moi, une énième dépouille gisait dans son propre sang. La gorge tranchée, les mains ensanglantées, il s’agrippait à son cou comme un noble se cramponnerait à sa bourse. Le visage tournait dans ma direction, il me regardait, les pupilles vides de tout étincelles de vie. Il était comme figé dans le temps.
Et pourtant, à côté de sa bouche, son expression restait pour le moins éloquente sur le sort qu’il avait dû subir. Les traits déformaient, je pouvais voir qu’il avait souffert d’une lente agonie avant d’expirer son dernier souffle. Mais ils exprimaient également toute l’animosité qu’il avait pu ressentir à l’égard de son bourreau, à mon égard.
En définitive, il avait connu une fin aussi misérable que l’homme qu’il était. Après tout, il n’était rien d’autre qu’un charognard qui avait profité plus d’une fois des guerres pour vider les poches des morts. Du moins, c’était avant que sa bonne fortune ne l’abandonne. Maintenant que Dulia avait collé ses lèvres sur les siennes, il était voué à devenir lui-même la cible d’autres vautours. En faisant cela, ne lui avais-je dont pas offert la plus belle manière de boucler son histoire ?
Bien que mon état actuel ne soit pas non plus des plus glorieux, je ne me sentais pas encore prête pour le rejoindre. Prenant appui sur mes coudes, j’essayai avec tant bien que mal de redresser mon corps meurtri par la fatigue.
Alors que je pensais avoir réussi, au même où je me courbai, une douleur perçante me traversa le ventre. Sous le coup, je retombai à même le sol, un râle d’agonie s’échappant de mes lèvres. Tels des éclairs, elle se diffusait dans l’ensemble de mon tronc. Je venais de réveiller la bête endormie au fond de son antre.
Avec réticence, je glissai ma main le long de mon pourpoint jusqu’à atteindre la source de ma souffrance. Au moment même où mes doigts rentraient en contact avec, une douleur encore plus acérée me transperça. Désormais, c’était une sensation de chaleur et de piqûre qui se propageait dans mon bas ventre.
Fébrilement, je rapprochai ma main jusqu’au niveau de mon visage afin d’y examiner la substance liquide et visqueuse qui colorait l’extrémité de mes doigts.
« Il ne manquait… plus que ça… » prononçai-je entre deux râles d’agonie. Ce misérable m’avait laissé un souvenir avant de partir.
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