3.1 - Que les leçons du passée te poussent à avancer
Prenant appui sur mon épée, je me précipitai en direction d’Aleyna, ignorant la douleur qui me lançait dans le bas ventre.
La simple vue d’Aleyna avait déclenché quelque chose dans mon esprit. Telle une pluie diluvienne, les souvenirs des dernières heures inondaient ma mémoire. Tout se ressassait en boucle dans une danse frénétique.
Quelques heures plus tôt, à la frontière du royaume Maldi, les combats sur le champ de bataille s’intensifièrent. Alors que le grand Rualos disparaissait à l’horizon, l’armée de l’empire Sylph avait délibérément affaibli le centre de notre formation dans le but d’attirer les soldats ennemis et de les encercler par la suite. De peur de subir de trop lourdes pertes, les seigneurs avaient pris la décision de mettre les mercenaires en première ligne, dont Aleyna et moi.
La stratégie fut une réussite. Notre force de frappe avait écrasé leurs rangs plus vite qu’ils ne l’espéraient. Le terrain ne permettant pas le déploiement de cavaliers, tout le plan reposait sur combien de temps tiendrait l’aile centrale. Mais, dans la mesure où nous étions toutes les deux présentes sur chacun des flancs, il était normal pour notre camp de prendre l’avantage dès les premiers coups d’épée.
Après tout, ce n’était pas ma première fois. J’avais l’expérience de la survie, du combat et de la guerre de mon côté. Par conséquent, il était facile pour moi de déceler leurs points faibles et de briser progressivement leur formation. Du côté d’Aleyna, bien que ce soit ses premiers pas sur un champ de bataille, elle n’était pas pour autant une femme à sous-estimer une fois des armes en mains.
Malheureusement, ses prouesses ne passèrent pas inaperçues. À l’aide de ses deux épées courtes, elle s’était mise à creuser une brèche au travers des lignes ennemies, à tel point qu’elle avait fini par se détacher de nos rangs. Seulement, les soldats Maldi s’en rendirent compte. Inconsciemment, ils l’isolèrent définitivement du reste de nos troupes et se mirent à s’attaquer à elle en nombre, délaissant ainsi le front. Étant donné le désavantage numérique de notre aile, ils savaient pertinemment qu’on n’avait aucun moyen de tirer parti de cette situation. En revanche, ce dont ils n’avaient pas encore connaissance, c’était que même dans une position aussi délicate, Aleyna serait capable de leur tenir tête.
Non sans mal, elle réussissait à se défendre, arrachant par la même occasion la vie de quelques-uns d’entre eux. Dans ces circonstances, sa rage de survivre devenait l’un de ses plus gros atouts, mais également sa plus grande faiblesse. Même si cela lui permettait de tenir une cadence de combat inégalé, cela avait aussi pour conséquence de lui obstruer son champ de vision. Ce fut la raison pour laquelle, faute d’attention, elle se fit prendre à revers, la blessant grièvement.
Jusqu’alors occupée par d’autres soldats, j’eus à peine le temps d’intervenir pour tuer les deux derniers qui menaçaient d’abattre leurs épées sur elle, mais pas suffisamment tôt pour l’empêcher de subir cette blessure.
Rongé par le remords d’avoir pu la protéger, j’avais éclipsé Aleyna du champ de bataille dans le but de panser sa plaie. Or, cette dernière était bien trop sérieuse pour que je puisse la soigner correctement. Disposant de trop maigres connaissances, je m’étais limité à la nettoyer, avant d’y appliquer une grande quantité de mandragore dans l’espoir d’au moins apaiser sa douleur. Mais je savais que ce n’était pas suffisamment. Nous devions absolument trouver un guérisseur afin qu’il puisse traiter proprement sa blessure.
Ce fut à ce moment-là, alors qu’on se dirigeait en direction du campement de l’empire Sylph, que nous finîmes par tomber sur le fameux charognard. Un mercenaire dont son seul intérêt était de dépouiller les soldats morts au combat.
Ne voulant prendre le moindre risque, j’avais déposé Aleyna au pied d’un arbre avant d’engager seule l’homme qui était en train de dépouiller ses victimes. Je n’avais eu d’autres choix que de l’attaquer en première. Si j’avais décidé de l’épargner et de continuer notre route, il aurait sûrement fini par remarquer notre présence. Et si cela avait été le cas, il n’aurait pas hésité un instant à nous prendre en embuscade. Finalement, les risques étaient bien trop grands pour parier nos vies sur un simple si. De plus, ce n’était pas dans mes habitudes.
De retour auprès d’Aleyna, mon corps s’immobilisa à un pas d’elle et mon épée me glissa des mains.
Mon regard fixait le frêle visage d’Aleyna, la tête posée contre l’arbre. Ses paupières et ses lèvres, légèrement bleutées, étaient closes. Seule la faible buée qui sortait de ses narines attestait qu’elle respirait encore. À cet instant, elle semblait paisiblement endormie. Cela aurait été le cas, s’il n’y avait pas eu ces grimaces incessantes qui déformaient ses traits, trahissant ainsi la tranquillité de ses songes. Ces grimaces emplies de douleurs.
Puis, mes yeux glissèrent jusqu’à la source de tous ses maux. À l’emplacement où aurait dû se trouver son avant-bras droit, seules plusieurs couches de tissus usés se dressaient, imbibées de sang et de terre. Un peu plus haut, au commencement du membre, une sangle improvisée servait de garrot, permettant ainsi au bandage de tenir en place. Sous ce dernier, j’avais dû appliquer les trois quarts de la mandragore dont je disposais. Cependant, malgré la quantité, les effets commençaient déjà à s’estomper.
Alors j’approchais fébrilement ma main de sa blessure, je la rétractai aussitôt. La vue de son corps dans un tel état me déchirait le cœur.
À maintes reprises, je lui avais expliqué l’importance d’être équipé d’un bouclier durant une bataille ; que, sans une protection comme celle-ci, elle risquait de finir toucher mortellement, et davantage si elle se retrouvait au milieu d’une mêlée. À chacun de nos entraînements, j’avais même cherché à lui montrer l’avantage que conférait le maniement d’une telle arme défensive. Je me devais de lui faire comprendre à quel point ce simple morceau de fer pouvait devenir un allié aussi fiable qu’une lame.
Finalement, tous mes efforts avaient été en vain. Bien trop habitué à se battre avec ses deux épées, elle avait préféré ne pas m’écouter et suivre son instinct. Et moi, j’avais fini par céder, persuadé que même si elle livrait bataille comme cela, rien ne lui arriverait.
Après tout, son attitude au combat avait démontré plus d’une fois qu’elle était devenue maîtresse dans l’art de ne plier l’échine devant personne. Peu importe celui ou celle qui se tenait face à elle, elle lui tiendrait tête et ferait tout pour gagner. Même lorsqu’elle dansait au rythme de ses deux lames, la grâce de ces mouvements reflétait sa détermination et sa rage de vivre. Telle était la prestance qui se dégageait habituellement de chacun de ses pores. Telle était la petite sœur qui m’eut hypnotisé nombre de fois.
Alors pourquoi aujourd’hui, la voyais-je pour la première fois brisée, incapable de se redresser ? Que s’était-il passé pour que de simples soldats réussissent à la mettre dans cet état ? Pourquoi Dulia avait-elle décidé de la pousser dans ses derniers retranchements ?
Au fond de moi, je savais plus que personne que le responsable de tout ceci, ce n’était pas le royaume de Maldi, ni Dulia ou Aleyna elle-même, mais bel et bien moi. J’étais la seule coupable.
Affaibli par la vision de son corps, mon esprit avait peu à peu commencé à dérailler, mais ce dernier regret fut la clé qui descella la porte d’une pensée que j’avais tant de fois refoulées. Cette même pensée qui me serrait le cœur sitôt je posais mon regard sur Aleyna. Cette pensée qui me faisait sentir coupable de la vie qu’elle menait.
Si seulement j’avais pu, je t’aurais offert une autre vie, pensai-je, le cœur écrasait par le poids de la culpabilité. Loin de toutes ces guerres, loin de cet empire et son peuple. Une vie loin de ce monde.
Telle une étincelle sur un tas de pailles, mon esprit s’enflamma, assiéger par les nombreuses interrogations que je réprimais depuis tant de temps.
Pourquoi l’avais-je trainée dans mes enfers ? Pourquoi l’avais-je sauvée du sort funeste qui lui était réservé, ce même sort qui avait failli être le mien à une époque, si c’était pour ensuite la jeter devant un avenir tout aussi sombre ?
La réponse était simple. Bien que nous eussions eu la chance d’échapper à ce destin, nous ne savions que nous battre avec rage. Malgré notre différence d’âge, nous avions été forgés dans le même moule : celui de la violence et du sang. Telle était la route qui nous était déjà destinée avant notre naissance. Finalement, il était impensable pour nous de pouvoir faire quoi que ce soit d’autre que ce pour quoi nous avions été conditionnés.
Et pourtant, j’étais persuadé qu’Aleyna n’était pas à sa place. Elle était différente de moi. Elle n’était pas moi. Elle n’avait pas tué tous ses désirs comme je l’avais fait. Il lui en restait encore, et je ne pouvais pas me permettre de les piétiner.
Je comprenais désormais mieux les regrets qu’il avait eus en me regardant. Les excuses qu’il m’avait adressées. Il avait dû ressentir la même chose ce jour-là. Ce sentiment d’avoir emporté l’autre dans ses propres enfers, alors que tout ce qu’il souhaitait, c’était de me protéger.
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