4.2 - Que ta présence soit un bouclier pour elle
Après avoir coupé court à la conversation, j’avais approuvé la qualité des ingrédients, et lui avait demandé de me concocter une pommade à l’aide de ces derniers. Il ne perdit pas un instant et s’attela à la tâche. À ses oreilles, au vu des composants, ainsi que la quantité, cela avait dû sonner comme une grosse bourse de piécettes. Évidemment, je lui avais précisé qu’il devait faire cela devant mes yeux, ne souhaitant pas finir intoxiqué par une surdose de Mandragore ou hurler de douleur à cause d’une plante qu’il avait remplacée.
Tout en gardant un œil sur lui, mon regard balaya une nouvelle fois les objets exposés. La pièce était remplie de babioles dont je ne connaissais pas l'existence ou l'utilité. Alors que je m'avançai entre les présentoirs, un récipient capta mon attention. En soi, ce n'était qu'un bol plat. Il n'avait rien de spécial. En revanche, son contenu m'intriguait. Il était rempli d’un liquide étrange variant, tantôt dans un bleu sombre, tantôt dans un bleu azur. C'était pour le moins hypnotisant.
À la vue de ces nuances de couleur, la promesse que j’avais faite à Aleyna me revint en mémoire.
« Connaissez-vous bien la région ? Par hasard, auriez-vous eu ouïe d’un lieu avec une vaste étendue d’eau… toute bleue, portant le nom peu commun de…, bafouillai-je, cherchant les mots exacts qu’Aleyna avait utilisés.
— Oh, oui, oui, tout à fait humble client, me coupa-t-il prestement. Je n'y suis jamais allé, mais j’eus cru entendre parler d’un endroit comme celui-ci. Il se trouve justement proche de la frontière. Un peu plus au Nord de là où vous vous dirigez, dans les terres du royaume Maldi. »
Cela signifiait donc qu’il existait bel et bien un tel endroit. Ce marchand ambulant ne lui avait finalement pas menti. Mais ce qui me posait problème, c’était son positionnement. L'idée de traverser la frontière en direction du Nord, en plein milieu d’une guerre entre deux armées, me rebutait quelque peu. Cela était bien trop risqué.
Je décidais de ne pas en parler à Aleyna. Je n’avais pas envie de voir son visage déçu par mon refus. Cette simple idée me donna un frisson.
Alors que je réfléchissais, le regard perdu dans le vide, le guérisseur s’absenta dans l’arrière-boutique le temps d’y récupérer d’autres outils et ingrédients.
Derrière moi, le bruit de la porte d’entrée rouillée résonna. En me retournant, je fis face à une Aleyna qui pénétrait dans la boutique d’un pas précipité, le visage joyeux. Comme le montrait la violence de ces exhalations, elle était à bout de souffle.
Alors que je m'apprêtais à lui dire de m’attendre dehors, elle me devança.
« Grande sœur Keira, tu ne devineras jamais ce que j’ai vu sur la grande place. Il y a attroupement autour d’un groupe de saltimbanques. Si tu trouves que je bouge vite, c’est que tu ne les as jamais vus s’envoler ! » débita-t-elle d’une traite en faisant de larges mouvements, s’essoufflant encore plus.
Attendri par cette vision, un sourire se dessina sur mes lèvres. Quelle innocence. Ce n’était pas la première fois, mais lorsqu’elle se comportait comme cela, je me sentais comblée. Voir de tels traits joviaux sur son visage ne pouvait que me rendre heureuse. Mon vœu était de protéger le plus longtemps possible ce bonheur.
Alors que j’admirais sa frimousse d’un air songeur, je ne remarquai pas le retour du vieil homme.
Du coin de l’œil, je m’aperçus qu’il s’était immobilisé au moment où il allait saluer Aleyna. Ses yeux étaient tout bonnement rivés sur elle. Je tournai la tête dans sa direction et vis une expression de dégout remplacer le faux sourire qu’il arborait jusqu’alors.
Sans crier gare, tel un phacochère en rut, il se mit à beugler, me sortant définitivement de mes pensées.
« Toi ! Qu’est-ce qu’une chose comme toi fait dans ma boutique ! Tu n’as aucunement ta place entre ces murs ! Ta place est entre les barreaux d’une cage, toi et tous ceux de ton espèce ! Où est ton maître ? S’il ne se présente pas dans les plus brefs délais, c’est aux gardes que tu auras à faire ! » aboya-t-il, tout en pointant du doigt le visage d’Aleyna.
Mon regard se tourna brièvement en direction d’Aleyna. Elle avait la tête baissée, les bras pantelants. Je ne voyais pas ses yeux, mais je savais qu’elle devait éprouver une peur immense. La peine devait sûrement avoir étreint son cœur au point de la faire suffoquer.
Ravalant tant bien que mal la vague de haine qui montait dans ma poitrine, je me retournai vers le marchand. Je devais me montrer civilisée tant qu’on était dans la forteresse. Même si ma nature impulsive et mes pulsions meurtrières se débattaient comme un loup en cage, je ne pouvais pas lui sauter au cou et l’égorger. Après tout, mon épée ne me servait à rien ici. Seuls les origines, les lois et l’argent régnaient en maître dans l’enceinte fortifiée de ce bourg. Sauf que je n’avais aucun des trois de mon côté.
« Messire guérisseur, déclarai-je d’une voix monotone. Je peux comprendre votre réaction, mais sachez qu’elle est mienne. Vous n’avez rien à craindre. Elle n’est pas une sauvage comme vous pouvez l’imaginer. Je vous demande, humblement, de la laisser rester à mes côtés. »
Chaque mot m’avait écorché la gorge à vif. Mon cœur saignait. Je n’osais même pas regarder Aleyna tellement j’avais honte. Mais je n’avais pas le choix, je devais jouer le jeu. Je devais mettre de côté ma fierté et mes sentiments, sans quoi, on serait en première loge pour accueillir une dizaine de gardes.
Évidemment, Aleyna serait en tort, qu’elle soit accompagnée par son « maître » ou non. C’était elle, et seulement elle, qui en subirait les conséquences. Et moi, je serais impuissante.
« Vous êtes donc sa maîtresse, humble cliente. Sans vouloir vous offenser, vous devriez éduquer plus sévèrement votre esclave. Sa place n’est point dans une boutique telle que la mienne. Vous auriez dû lui apprendre à attendre auprès du crottin des chevaux ou à l’entrée, proche des caniveaux. Mais le mieux serait, si je puis me permettre, de vous débarrassez définitivement de ce monstre. » dit-il en essayant de ravaler le dégout qui s’échappait de tous les pores de sa peau.
À cet instant, mon poing me démangeait. Une colère noire bouillonnait au fond de mes entrailles. Il était allé trop loin. Je ne pouvais plus le supporter. J’avais mis ma fierté de côté en me rabaissant plus d’une fois telle une moins que rien, mais là, c’était trop. Il pouvait s’en prendre à qui il voulait, mais pas à elle. S’en prendre à ma seule famille, c’était s’en prendre à tout ce qu’il me restait.
D’un geste leste, je détachai mon bandeau, dévoilant ainsi ma chevelure et la partie droite de ma tête. Tout comme Aleyna, à cet endroit se trouvait l’oreille qu’on m’avait partiellement coupée étant plus jeune. Elle était la preuve de nos sombres origines. Elle était le stigmate que tous les esclaves de notre espèce devaient porter pour le restant de leurs jours.
Les yeux du marchand s’écarquillèrent, stupéfiés, et son visage tourna au rouge pivoine.
« Toi ! Je me disais bien que ta couleur de peau était étrange ! Alors tu appartiens aussi à ces choses ! Pour qui te prends-tu, esclave ?! Tu n’as aucunement le droit de cacher cette marque. Elle a justement été faite pour des gens tels que toi ! Puis, comment te permets-tu de salir ma boutique de ta répugnante présence ! » répliqua-t-il, nous dévoilant ainsi sa véritable nature.
Dans un déhanché bestial, je me rapprochai du comptoir jusqu’à me retrouver le pourpoint collé contre le bord. Je me tenais droite, la tête relevée. Mon regard perçant ancrait dans ses iris, je ne cherchais aucunement à cacher mon animosité. De ma simple présence, je le mettais même au défi de répéter ces propos.
« Attention à vos paroles guérisseur. Je me suis montrée courtoise jusqu’alors... »
Sans crier gare, je l’attrapai d’une main par le col et le tirai violemment vers moi. Il était désormais penché au-dessus du comptoir, son visage à moins d’un pouce de moi. Une expression de peur arborait ce dernier.
Ne se sentant pas en sécurité, il baissa les yeux dans l’espoir de trouver un peu calme et récupérer de sa prestance. À la place, sa respiration se coupa nette et son teint prit une couleur pour le moins peu naturelle. Il fixait désormais la dague collée sous sa gorge.
« … Ne me poussez point à bout, ou c’est votre langue qui en pâtira. » chuchotai-je près de son oreille, tel un chuchotement venu d’outre-tombe.
Ses yeux se mirent à tressaillir. Puis, d’un mouvement brusque, je le relâchai, le laissant tomber au sol sur son large derrière. Tout son corps puait la peur à plein nez. Il avait la bouche ouverte, incapable de prononcer le moindre son.
Ne souhaitant guère nous mettre dans l’embarras, je préférai prendre des mesures de sécurité. Certes, il était pour l’instant en état de choc, mais d’ici peu, il pourrait trouver une bouffée de courage et crier à l’aide. Je glissai ma main dans mon pourpoint, geste qui le fit pâlir encore plus, et y dégageai la chaîne que je portais autour du cou. Je la tenais assez proche de lui pour qu’il voit la forme du pendentif et les marques incrustées dedans.
Étonnement, il fut légèrement surpris, puis rassuré, en apercevant ce vulgaire morceau de cuivre qui se balançait au bout de la chaîne.
« Je vous l’ai pourtant dit, nous ne sommes pas des sauvages. Mais passons. Sachez que notre petite affaire tient toujours. Je suis même prête à vous accorder un supplément pour votre aimable hospitalité, ainsi que pour votre silence. Bien évidemment, cela n’est pas négociable. Maintenant, au travail, cher guérisseur » prononçai-je avec un sourire carnassier.
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