Maman était gauchère
Aujourd’hui, maman est morte. Aux alentours de dix heures trente du matin, la police est venue m’annoncer qu’elle était malencontreusement tombée dans un volcan pendant son footing. Des témoins l’auraient vue marcher du pied droit sur le lacet de sa chaussure gauche, ce qui aurait entrainé sa chute. Ça m’a semblé étrange : maman était gauchère.
Dans un premier temps, j’ai essayé de noyer mon chagrin dans la marmelade, avec peu de succès. J’ai ensuite essayé de le noyer dans le bassin du jardin public pas très loin de chez nous. Ça avait presque réussi : après quelques minutes, il avait arrêté de se débattre. Hélas, la gardienne du parc est arrivée à ce moment-là et j’ai dû m’enfuir. J’ai déchiré mon pantalon au moment où j’ai sauté par-dessus la barrière, et le chagrin m’a fait la tête parce que j’ai essayé de le tuer.
Je suis rentré chez moi, puis je me suis fait une omelette. Je l’ai mangée, et son goût ne m’a rien rappelé. Puis, la journée ayant été fatigante, je suis allé me coucher. En allant dans ma chambre, j’ai remarqué que le chagrin avait laissé des traces de pas humides sur la moquette du salon. Je me suis dit que maman n’aurait pas apprécié. Mais elle n’était plus là.
Pendant plusieurs dizaines de minutes, je me suis tourné et retourné dans mon lit, sans jamais parvenir à trouver le sommeil. Mes rideaux étaient ouverts, aussi la Lune m’a conseillé de boire une tisane. J’ai hésité. Je n’avais pas vraiment envie d’une tisane. Je n’avais pas envie de descendre les escaliers pour me rendre dans la cuisine, de prendre la bouilloire et la remplir au robinet, de la mettre sur la cuisinière et d’allumer le gaz, puis de verser l’eau bouillante dans la tasse avec le sachet de tisane. Mais je l’ai fait. Le carrelage de la cuisine était froid.
Je suis allé m’installer dans le fauteuil gris du salon, celui avec le grand dossier et le coussin en laine brodé d’une marguerite. Le chagrin était endormi sur le canapé, en face de moi. L’espace d’un instant, j’ai pensé le réveiller, mais il ne ronflait pas. Alors je l’ai laissé dormir.
Le lendemain matin, quand le chagrin s’est éveillé et m’a vu assis sur le fauteuil gris, il m’a demandé depuis combien de temps j’étais là. Je lui ai répondu que j’avais oublié, et je lui ai demandé s’il voulait une tisane froide. Il m’a demandé si c’était encore une tentative de le noyer, et comme je lui assurais que non, il m’a dit qu’il n’aimait de toute façon pas la tisane. Moi non plus. Alors je l’ai donnée à boire au chat.
En sortant de chez le vétérinaire, j’ai eu envie d’aller dans un bar. « Allergie aux myrtilles » m’avait dit le vétérinaire en mettant le cadavre à la poubelle. Je me suis demandé qui allait manger les croquettes.
Je me suis installé à une table du bar et ai commandé une bière brune. Le chagrin a pris un diabolo-menthe. J’ai regardé ma bière un long moment, comme si j’allais y déceler quelque chose, une révélation mystique, un message de ma mère ou les numéros gagnants du loto.
Il n’y avait que les numéros perdants. J’ai relevé la tête ; le chagrin me regardait.
- Tu vois, » m’a-t-il dit « ton chat et ta mère, c’est pareil.
- Pareil ? » je lui ai demandé.
- Pareil. Tout comme. Kif-kif bourricot.
- Et en quoi c’est pareil ?
- C’est pareil parce que c’est ta faute. Tu ne voulais pas les tuer, mais tu les as tués malgré tout.
- Maman a trébuché. Sur ses lacets.
- Tu aurais pu lui dire que ses lacets étaient défaits. Tu aurais pu lui dire de rester à la maison ce matin-là. Tu aurais pu l’accompagner dans son footing et la rattraper avant qu’elle ne tombe dans le volcan. Tu aurais pu. Mais tu n’as pas.
- C’est faux. » ai-je dit.
C’est vrai, ai-je pensé.
J’étais en train de réfléchir à ce que cela voulait dire quand le chagrin a fait un signe de la main à la culpabilité qui passait par là. La culpabilité est venue nous dire bonjour, puis elle s’est assise avec nous après avoir commandé un verre de vin. Je me suis demandé si je pouvais la noyer, elle-aussi, mais je me suis contenté de boire ma bière. Elle était acre.
Je n’avais pas envie de rentrer à la maison. Je n’en avais tellement pas envie que j’ai jeté mes clés dans les égouts. Puis je suis parti faire un tour en ville. Je suis passé devant un musée et la curiosité me prenant, j’y suis entré. La culpabilité m’a accompagné à l’intérieur. Les peintures étaient belles bien qu’abstraites. Je me suis arrêté devant une qui m’évoquait la mer en Bretagne dont le titre était « Déjeuner sous les cerisiers ».
- Comment te sens-tu ? » m’a demandé la culpabilité.
- Vide.
- C’est une des possibilités.
Nous nous sommes tus quelques instants pendant lesquels j’ai détaillé un peu plus le tableau. C’était amusant de voir comment des petits traits de couleurs si incompatibles parvenaient à créer une image cohérente aux teintes vraisemblables. De près, ce n’était qu’un chaos informe, mais si on regardait les choses avec de la distance, en tant qu’ensemble, tout prenait son sens.
J’ai supposé qu’il y avait là une réflexion métaphorique mais mon estomac s’est mis à gronder. La culpabilité a proposé d’aller prendre un sandwich. A la place, j’ai pris le tramway. La culpabilité m’a demandé où nous allions, je lui ai répondu que nous allions nulle part. Une quinzaine de minutes plus tard, nous étions arrivés.
La dépression nous attendait à l’arrêt. Nous sommes sortis, mais dès le premier pas en dehors du tramway, je me suis rendu compte que je ne voulais pas être là. J’ai regardé la dépression. Elle m’a donné un canard en plastique portant un haut-de-forme.
- Est-ce que tu sais où tu vas ? » m’a demandé la dépression.
- Nulle part.
- Est-ce que tu sais où tu veux aller ?
- Oui. Non. Je ne sais pas.
- Où ?
- Là où je ne serai pas là.
- Pour le moment, tu vas surtout dans le mur » a conclut la dépression. Puis elle s’est tournée vers la culpabilité. « Ramène le chez-lui.
La culpabilité m’a pris la main et nous sommes remontés dans le tramway.
En arrivant devant chez-moi, la porte était déverrouillée. Nous sommes entrés, et guidés par une odeur pestilentielle, nous avons trouvé le chagrin qui nous attendait dans le salon. Il nous a dit qu’il allait prendre une douche. Tant mieux, il sentait l’égout.
Pendant ce temps j’ai demandé à la culpabilité si elle voulait que je lui prépare un lit. Elle m’a dit que ce ne serait pas nécessaire. Je lui ai alors proposé de boire quelque chose, et elle m’a demandé si j’avais de la tisane aux fruits rouges. Je lui ai répondu que non.
A ce moment-là, quelqu’un a sonné à la fenêtre. Je suis allé ouvrir et ai trouvé le déni le doigt sur la sonnette. Il m’a demandé si j’avais déjà entendu parler de notre sauveur à tous, mais sa cravate à pois était de travers, alors j’ai refermé la fenêtre. Puis je suis allé préparer une tisane pour la culpabilité. Une tisane aux fruits rouges.
Au moment où je versais l’eau bouillante dans la tasse, une goutte est venue sur mon doigt et m’a brûlé. Ça me faisait mal, alors je lui ai pris son briquet des mains et lui ai demandé de partir. Ça l’a refroidie.
La brûlure m’a fait me demander ce qu'avait ressenti maman en tombant dans le volcan. Est-ce qu’elle avait eu mal ? Est-ce que sa mort avait été rapide ? Est-ce que sa mort avait un sens ? Ou était-elle contingente ? Après tout, elle aurait pu mourir de péremption, d’un nénuphar dans la poitrine ou écrasée par un piéton. Mais elle était tombée dans un volcan. En fin de compte, cela n’avait pas vraiment d’importance. Elle n’était plus là, et c’était tout ce qui comptait.
Quand je suis revenu dans le salon, le chagrin finissait de boutonner sa chemise. Il sentait la lavande ; il avait donc emprunté mon savon. Je lui ai demandé si la culpabilité était encore là. Il m’a répondu qu’elle avait été appelée en urgence ailleurs, et qu’elle risquait de ne pas revenir. J’ai alors demandé au chagrin s’il voulait de la tisane chaude. Il m’a regardé et a haussé le sourcil. J’ai bu la tisane tout seul.
Comme il commençait à se faire tard, nous sommes allés nous coucher. Comme je n’arrivais toujours pas à dormir, la Lune est revenue me conseiller de boire une tisane. J’ai fermé les rideaux.
Je ne savais pas quoi faire pour dormir, alors je me suis demandé ce que ma mère faisait pour m’endormir quand j’étais plus jeune. Je suis allé voir dans ses albums photos si la réponse s’y trouvait. Il y avait dans ses albums des photographies de ma mère quand elle était enfant, puis adolescente, puis adulte, puis d’elle avec papa, d’elle avec papa et moi, d’elle avec moi sans papa. Des photographies de moi qui grandit, et elle qui vieillit peu à peu. Ça m’a fait quelque chose d’étrange au fond de moi, quelque chose que je ne saurais pas décrire. Une goutte est tombée.
J’ai regardé autour de moi : toutes les affaires de ma mère étaient encore dans sa chambre. Elle était partie en catastrophe et n’avait rien eu le temps d’emporter. J’ai donc décidé de lui préparer sa valise. J’y ai mis ses vêtements, ses affaires de toilettes, ses petits objets et sa collection de canards en plastique. J’ai alors remarqué que parmi sa collection de canards, aucun ne portait de haut-de-forme. Par conséquent, j’ai ajouté celui que la dépression m’avait donné plus tôt dans la journée ; après tout, c’était elle qui les collectionnait, pas moi.
Quand je suis redescendu dans le salon, le soleil commençait tout juste de se lever. Le chagrin n’était plus sur le canapé, il était dans la cuisine en train de préparer un café. Il m’en a proposé une tasse. Comme je n’avais pas dormi de la nuit et que je commençais à me sentir fatigué, j’ai accepté. Il était bon : plus court qu’un instant mais plus long qu’une vie, aussi fort que la douleur et le courage, aussi doux que le désespoir et la sérénité. J’y ai malgré tout ajouté du lait.
Puis, quelqu’un a toqué à la porte. Instinctivement, j’ai pris la valise de ma mère pour aller ouvrir. Pendant un instant, j’ai cru que c’était elle qui était revenue chercher ses affaires. En réalité, c’était la factrice. Elle m’a dit qu’elle n’avait pas de courrier pour moi, et je lui ai donné la valise.
- Pour envoyer à qui ? » m’a-t-elle demandé.
- A personne.
- Dans ce cas, il faudra compter au moins deux semaines.
- D’accord.
Puis la factrice est partie. Je suis retourné à l’intérieur.
Le chagrin ne m’attendait pas dans la cuisine. Ni dans le salon. Ni dans ma chambre. Ni dans la salle de bain. Ni même aux toilettes. Le chagrin n’était plus là. Je me suis senti un peu triste. Il y avait encore la tasse dans laquelle il avait bu son café sur le comptoir de la cuisine. Je l’ai lavée, séchée, puis rangée.
Il était huit heures vingt-sept. Je me suis assis dans le salon, sur le canapé. Je me sentais bien. Ou plutôt, mieux.
Oui, mieux.
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