Tempérance
— Vous ressemblez à celle qui joue dans Bones, là, la série.
— J’ai une tête de coincée du cul qui s’appelle Tempérance ?
— J’ai dit que vous lui ressembliez, pas que vous étiez le rôle qu’elle joue.
Tout est noir.
Il n’y a que nous.
Pas de bruit, ni d'odeur ou de couleur, en dehors de son visage à elle, ce visage qui ressemble à s’y méprendre à celui d’Emily Deschanel. Elle est appuyée sur quelque chose d'invisible. Son bras repose dans le vide, égaré dans l’obscurité. Elle se tient là, comme un mauvais découpage de magazine, mal collé sur un ciel pétrole sans étoile.
— Vous aimez cette série ?
C’est moi qui demande.
— J’ai pas accroché. Apparemment vous êtes fan, vous.
— J’ai jamais regardé. J’ai juste vu quelques extraits à la télé. J’aime bien son sourire. Vous souriez de la même manière.
Et elle sourit. Et elle est belle.
Et puis sous son bras, une rambarde de pierre qui file à gauche vers l’infini.
Elle file à droite, aussi, vers un horizon que rien n'arrête. Je regarde à nouveau cette jeune femme et le pétrole en profite pour se noyer dans le bleu océan d'un ciel pur et gigantesque. Nous sommes au sommet d’une colline. Rien que nous deux. Quelques odeurs arrivent, mais je ne les reconnais pas.
Je vois juste l’herbe, à nos pieds nus, qui ballotte sous le vent et nous caresse.
— C’est comme ça que vous imaginez notre rencontre ? s’étonne-t-elle.
— C’est romantique.
— C’est laconique.
À mon tour de laisser échapper un sourire.
Je viens m’appuyer contre la rambarde, à ses côtés. Elle se tourne également, puis contemple le lointain. La colline se mue soudain en une montagne titanesque et nous propulse vers le ciel dans un craquement de friction de roches. Sous nos pieds, se dévoile une forêt fourmillante de vies et de bruits. Tout s’agite sous le joug d’un vent puissant qui fait tanguer la nature. Au loin, au cœur de l’étendue verdoyante, une gigantesque chute d’eau se fracasse sur des rochers, donnant naissance à un fleuve qui éventre la forêt.
— J’ai de la répartie, ici, apparemment, dit-elle.
— Vous êtes ce que vous êtes.
— Vous êtes orienté nature, vous, remarque-t-elle.
Elle me regarde de ses beaux yeux bleus dévorés de surprise et d’intérêt.
— Pas vraiment. Je sais pas pourquoi tout ça me vient.
— Essayez de faire dans l’originalité, je sais pas.
Elle s’agite, ne tient pas en place et finit par s'adosser à la rambarde. Elle s’étire en me donnant un coup d’épaule avant d’ajouter :
— Si vous voulez me faire craquer, il va falloir faire mieux que ça.
— Laissez-moi deux minutes.
Elle est belle. Je n’ai qu’une envie : l’embrasser.
C’est plutôt bon signe.
— N’oubliez pas que je suis aussi dans votre tête, dit-elle.
Son sourire s’élargit, mon envie aussi.
— Comment ça... “aussi” ? Vous êtes dans la mienne et puis c’est tout.
— Non, c’est vous qui êtes dans la mienne.
— Je rêve de vous. Enfin, je vous imagine.
— Ah, et il va m’arriver quoi, sur le sommet d'une montagne au-dessus d’une forêt luxuriante ?
— J’en sais rien. Un suicide ?
Ses yeux s’arrondissent, gorgés de surprise.
— La vache ! T’es pas un tendre, toi ! Désolé pour le tutoiement, mais ça fait un choc ! Je suis canon, sans vouloir me vanter, hein, je suis super drôle, j’ai la joie de vivre et tu veux que je me jette ?
— Je t’ai dit que je ne savais pas ! L’effet dramatique est plus fort si on aime bien le personnage, si on s’y attache, si on l’aime. Ça me parait être un bon choix.
— Ah ça y’est, je suis un personnage maintenant ?
Elle signe des guillemets avec ses mains sur le mot personnage, vexée, puis reprend :
— Je te fais kiffer, t’as envie de me rouler une pelle, mais tu vas me jeter d’un pont. Tu serais pas un peu psychopathe ?
— Bon… c’est vrai que c’est du déjà-vu. On va essayer deux trois trucs, dis-moi ce qui te branche.
La forêt se replie sur elle-même, comme aspirée dans un tourbillon invisible. La montagne et la rambarde suivent le mouvement. Pendant un court instant, nous sommes de nouveau seuls. Elle a ce regard qu’ont les gosses impatients de déballer leur cadeau de Noël. Ses yeux virevoltent de tous les côtés, assoiffés de curiosité.
Un hurlement déchire le silence.
Une bête, sorte d’ours à la lointaine forme humaine, se tient désormais face à nous. Elle a deux bras bien trop longs, hérissés de lames tranchantes qui se terminent par des griffes dégoulinantes de sang. Sa mâchoire prognathe est piquetée de dents disproportionnées qui s’échappent de sa gueule. Des yeux vides et noirs nous toisent, inexpressifs.
— BORDEL. DE. MERDE. C’est quoi, ce vieux machin tout moisi ? T’es vraiment sérieux, là ? C’est ça l’alternative au suicide ? Me faire becqueter par ce truc ?
Je ris.
La bête court vers la jeune femme dans un cliquetis de lames et de claquements osseux. Elle crie quelque chose, une phrase distordue aux sonorités humaines, prononcée par une bouche inhumaine. Un seul mot intelligible s’extirpe de cet imbroglio sonore : câlin. Le monstre la sert dans ses bras, sans la blesser. Entre les ignobles dents, un sourire se dessine, celui d’un enfant qui aime sa mère.
La fausse Tempérance me regarde du coin de l’œil, répugnée.
— T’es un grand malade, chuchote-t-elle. Ce truc est immonde.
La créature s’envole.
Elle disparaît dans une obscure tornade et virevolte sous le déluge de ses cris paniqués. Des murs cotonneux nous enferment soudain. Ils nous rapprochent, collés serrés. Un hublot dessine une ouverture vers une planète multicolore cerclée d'un anneau d'astéroïdes. Un soleil bleuté se brise sur la courbe généreuse du globe inconnu. À la surface, on aperçoit de gigantesques murs mauves qui serpentent entre des monts enneigés et des océans pourpre. Des tours immenses jalonnent la muraille, balises d'un chemin inhumain, érigées face à des forêts turquoises qui se meuvent et s'écrasent lentement sur la pierre comme des ouragans indécis.
— Là, ça me parle ! Du mystère, de l'exploration, de l'inconnu. Cette histoire me botte !
— On essaie une dernière chose ?
L'étoile bleue se replie sur elle-même en un trou noir qui aspire tout. L'univers tout entier disparait et laisse place à un lit au cœur de l'obscurité.
Elle me regarde. Son rire explose, puissant, de ceux qui font rougir, de ceux qui ne s'arrêtent pas.
— C'est une proposition ? Lance-t-elle entre deux respirations confuses.
— Regarde mieux.
Lorsqu'elle se tourne, son rire s'arrête net et son regard devient intéressé.
Un homme nu, le corps sculpté de beaux muscles fins, la regarde, allongé sur le lit.
— On peut aussi partir sur une histoire érotique, mais j'ai jamais essayé. A priori, ça marche, surtout si tu y mets une cinquantaine de nuances. Enfin juste dans le titre. Après tu risques surtout de mâchonner ton stylo de manière suggestive et de dire des "hmm" et des "ah" en te léchant les lèvres.
— Est-ce que je peux voter pour la planète et y inclure une petite scène avec le monsieur ?
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