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Le lendemain, à l’aube, Vincent et Ashley retournèrent au centre-ville, vers la tour Forscythe, le plus haut building de la ville. Ses parois de verre reflétaient le ciel au-dessus, son parvis était plus resplendissant que le plus luxueux musée.
Ashley semblait connue dans la tour ; ils empruntèrent un ascenseur qui les conduisit à l’ultime étage, où Harvey Forscythe occupait toute la largeur du bâtiment.
— Bonjour, mademoiselle Ashley, fit le groom quand il les accueillit. Vous venez voir votre père ?
— Oui, s’il vous plaît. Vincent est un ami de la famille.
Le groom, qui n’avait pas quitté le jeune homme des yeux une seconde, se détendit. Ashley était nerveuse, Vincent sentait le poids de ses armes sur lui. Est-ce que ça y était ? Le moment était-il venu ?
Lorsque la porte de l’ascenseur s’ouvrit, Vincent remarqua qu’une fenêtre à leur droite, au fond du couloir, était ouverte, son rideau volant au vent. Il se détendit ; la tour Forscythe était la plus haute, la mieux gardée. Rien n’importait jusqu’au moment venu. La suite serait à écrire, incertaine.
Ashley toqua à l’énorme double-porte de bois massif, et une voix grave lui répondit.
— Oui ?
— Papa ? C’est Ashley.
— Ah oui, l’accueil m’a prévenu. Entre, ma fille.
Le bureau de Harvey Forscythe était immense, tout en long, avec une baie vitrée se déployant derrière l’industriel gigantesque. Harvey Forscythe était une montagne, un colosse. Vincent eut un instant de sueur froide, puis emboîta le pas d’Ashley.
— Alors, que viens-tu faire à la tour, aujourd’hui ? Tu n’as pas école ?
— Je… Vincent, mon ami, a quelque chose à te dire, fit-elle alors en reculant d’un pas.
C’est là que Vincent vit, derrière le colosse, dissimulée, la longue lame. Le katana, puis les vêtements noirs et la queue de cheval. Ji-Eun. C’était elle, il en était sûr, et si elle avait voulu se cacher de lui, elle l’aurait fait mieux que ça. Non, elle voulait qu’il la voie. Pourquoi ? Quel était le message ? Qu’attendait-elle ? Harvey savait-il qu’elle était là ? Non, probablement pas, sinon pourquoi jouer le jeu ?
— Je… commença Vincent tout en gardant un œil sur la tueuse. Je m’appelle Vincent Von Voght.
Le regard d’Harvey Forscythe changea, sa bouche s’affaissa, il recula d’un pas. Puis il sourit à nouveau avec un rictus, reprenant confiance.
— Von Voght ? répéta Ashley derrière lui. Ce n’est pas Worthington ton nom ?
Vincent vit ce sourire en coin, les mains d’Harvey Forscythe qui se joignirent. Il pensait avoir gagné. Il lui était revenu. Sauf que non.
Vincent tira alors lentement sa dague de sa cheville, mais Harvey, qui la suivit du regard, ne cessa pas de sourire.
— Le jeune Von Voght, dit Harvey. Si je m’étais imaginé… ainsi, les Vautours ont bien joué leur coup, hein ? Mais tu leur as échappé, encore une fois.
— Encore une fois ? répéta Vincent, suspicieux.
— Bien sûr. Ils ont assassiné le couple Von Voght seize ans plus tôt. Je t’ai caché dans une famille d’accueil.
— Menteur ! cria Vincent, qui avait eu tant de mal à placer un visage sur l’objet de sa vengeance.
— Vincent ? intervint alors Ashley. Je ne comprends pas, de quoi… ?
— Ton père a fait assassiner mes parents, peu après ma naissance !
Un silence s’abattit sur la scène. Les mots de Vincent résonnèrent dans l’air, et toujours l’imposant magnat souriait d’un air entendu.
— J’ai compris votre jeu, Harvey, cracha Vincent avec un ton haineux. J’ai lu les rapports du Conseil des Pères. Je sais pourquoi mon père vous gênait. Vous souhaitez avoir la mainmise sur les familles de la ville à travers Solemnus, sans vous mouiller. Mon père le savait, et il avait la tête du Conseil. Voilà pourquoi vous l’avez tué !
Vincent entendit soudain un mouvement derrière lui et tourna la tête vers Ashley qui le regardait, une main devant la bouche et les yeux écarquillés.
— Tu n’as jamais voulu protéger mon père… Non seulement tu m’as utilisée… mais pour l’assassiner. Tu ne vaux pas mieux qu’eux…
Vincent sentit ce qu’il restait de sensible en lui sur le point de se briser à la vue du regard que lui lançait Ashley.
— Laisse-nous, Ashley, dit alors Harvey.
Son père avait adopté un ton autoritaire qui fit relever la tête d’Ashley. Vincent vit alors les larmes sur le point de perler de ses yeux.
— Non ! Vous… vous êtes ce qui rend ce monde si laid et invivable ! Avec vos manigances, complots et meurtres ! Rien ne vous importe que le pouvoir et la vengeance !
Elle regardait tour à tour Vincent, puis son père.
— Comment tu as pu… dit-elle en regardant Vincent. Tu m’as utilisée… un pion dans votre jeu.
Ce mot rappela à Vincent qu’il avait aussi été ce pion, et il prit conscience qu’Ashley disait vrai. Sa raison entendait les mots de la jeune fille, mais ses émotions étaient emplies d’une haine vengeresse pour tout ce qui lui avait été arraché.
Alors la jeune fille, soudainement, se rua vers Vincent et lui arracha le Colt à sa ceinture. L’arme était chargée, et Vincent, hébété, n’eut pas le réflexe de l’en empêcher ni de reculer. Ashley pointa alors l’arme sur eux deux. Son visage était déformé par de réelles larmes, cette fois-ci.
— Ashley, chérie, ne fais pas… commença Harvey.
— La ferme ! cria-t-elle. J’ai vu ce qu’est devenue maman ! Et je sais que Beverly va devenir avocate pour cette saloperie d’entreprise ! Vous êtes tous pourris ! J’entends les noms, dans mon dos, on nous traite de corrompus, de criminels, de mafieux ! Vous tous !
Le canon oscillait sur Vincent, qui avait levé les mains et se savait accusé, lui aussi. Alors, d’un coup, Ashley tourna son poignet et colla le canon du revolver contre sa gorge.
— Ashley non !
— Ashley chérie !
Le regard que lui lança la jeune fille fit interrompre son geste à Vincent. Comment en était-on arrivé là ? Est-ce qu’il avait à ce point perdu de vue la réalité, la vérité derrière sa souffrance ? Est-ce que c’était ça, sa vie ? Son avenir ?
Alors, Vincent s’accroupit et posa à terre sa dague. Il regarda Harvey Forscythe en se relevant.
— Cette histoire se termine ici. Je ne veux plus faire partie de vos manigances. Laissez-moi en paix.
Harvey ne répondit pas, mais Vincent se dit qu’il pourrait très bien quitter la ville, fuir, s’il le fallait. Seul, s’il le devait.
Il regarda Ashley et déglutit avec difficulté.
— Ashley je… je suis désolé. Tu as raison. Tout ça… tout ça est sans importance. La vie, elle, a de l’importance. Je t’en prie.
C’est à ce moment là, quand il vit la jeune fille avec le canon de son revolver contre la gorge, le doigt sur la détente et les larmes aux yeux, quand il prit conscience de la terreur en lui : une terreur détachée de tout le reste, de la vengeance, des Forscythe, des meurtres et de sa famille. C’est là qu’il comprit qu’elle comptait réellement.
Un claquement de mains brisa alors ses pensées. Vincent tourna sa tête vers Harvey et le vit en train d’applaudir au ralenti.
— De touchantes paroles, jeune Von Voght. Malheureusement, tu pèses bien trop pour que cela se termine ainsi. Ashley grandira, elle aussi, elle comprendra en son temps, et elle te remerciera. Tu sais bien que l’union de ton nom et du mien…
Vincent s’apprêta à l’interrompre tant les paroles du vieil industriel milliardaire l’écœuraient, mais à ce moment précis, une lame courbée en acier jaillit de sa poitrine.
Harvey Forscythe, les yeux écarquillés et la bouche béante, s’écroula à terre. Ashley hurla.
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