Nouveau départ
Saylin avait écouté d'une oreille attentive le discours du Calciné et, alors qu'il touchait à sa fin, elle savait déjà comment allait se profiler son propre avenir. Ses paroles lui avaient dévoilées tant d'horreurs qu'elle aurait préféré ne jamais connaître. Tant de souffrance tintaient en chacun de ses mots qu'elle avait l'impression d'avoir vécu ses péripéties. Elle ne comprenait pas pourquoi, mais le sort de ce lézard la perturbait, la touchait, la concernait, plus profondément qu'elle ne voulait bien l'admettre. Pour la première fois, quelqu'un acceptait ses différences, ne la regardait pas comme un monstre au regard vide et au crâne chauve, mais comme une jeune fille, détentrice d'attributs merveilleux. La quête de cet inconnu l'attirait, jamais elle ne s'était battu pour une cause, jamais personne ne lui en avait laissé l'opportunité. Aujourd'hui, elle souhaitait changer les choses, déposer sa pierre à l’édifice, se sentir utile, au moins une fois dans sa vie.
Avec une voix qu'elle se voulait la plus assurée possible, elle brisa le silence pesant qui avait trouvé sa place.
"Je t'accompagne. Peu importe où tu iras, je viens avec toi. J'en ai assez d'attendre, si tu me donnes une chance de t'accompagner, c'est avec joie que je la saisirais. Peut-être arrivai-je enfin à donner un sens à ma vie... Ici, je pense que tu ne trouveras aucune aide. Les villageois sont égoïstes et trop concentrés sur leur propre survie pour se soucier d'autres peuples comme le tien. Nous devrions tenter d'aller sur l'anneau encore au-dessus, en espérant trouver des gens sensés et organisés. Tu as ta quête, j'ai la mienne, et je suis certaine qu'elles ne font qu'une.
— Quelle est cette quête ?
— Des réponses. Tu veux la justice, je veux la vérité, termina-t-elle en se levant, son bâton de bois désignant la direction d'un nouvel avenir."
***
Arse leva un regard interloqué sur la jeune fille. Il ne s'attendait pas à ce qu'elle prenne les devants aussi rapidement. Son enthousiasme l'enchantait, mais, la connaissant si peu, il avait l'impression de l'emmener dans un voyage inadapté. Lui, souhaitait rassembler des armées pour aller combattre et sauver son pays, une quête de violence dont il avait parfaitement conscience. Il lui semblait que le point de vue de Saylin, dont inexpérience trahissait l'innocence, divergeait grandement du sien. Celle-ci paraissait s'attendre à un voyage merveilleux et enrichissant, empli de belles rencontres et de réponses à ses soucis. Le moral d'Arse chuta, heurté à la désillusion qu'il voyait approcher à grands pas.
"Je suis parfaitement consciente de mes choix Arse. Ne me prends pas pour ce que je ne suis pas."
Le ton ferme et résolu de la jeune fille coupa court ses réflexions. Le lézard ne releva pas le fait qu'elle avait à nouveau pénétré ses pensées, trop accaparé par la multitude d'horizons qui s’ouvrait à lui.
"Quand partons-nous ? lui demanda-t-il alors qu'il se relevait à son tour. Je crains que le temps presse...
— Je vais prévenir mon père, rassembler quelques affaires puis nous pourrons y aller. Sais-tu par où passer ? "
La question le figea sur place. Il n'était pas dans ses habitudes de planifier ses actions, et encore moins ses déplacements. Les lézards préféraient en général suivre leur instinct, souvent porteur de chance, et Arse aimait se savoir digne de représentant de son peuple.
"Je... Je pense que repasser par le Rideau est dangereux, je n'y contrôlais rien... As-tu une autre idée ?"
Saylin se tut quelques instants, le regard dans le vague.
"Nous pouvons passer par le Rideau mais pas au même endroit."
Elle se tourna vers l'intérieur des terres.
" Tu vois, au cœur de l'anneau, le Rideau coule également, mais dans le sens inverse, il monte vers le ciel. Peut-être que cela nous permettra d'atteindre l'anneau supérieur. "
Intrigué, Arse suivit son regard. En effet, au loin, autour du trou qui perçait le centre de l'anneau s'érigeait une cascade lumineuse, semblable en tous points à celle du bord extérieur, à l'exception près que son flux ne tombait pas vers l'anneau inférieur mais remontait vers le ciel, et donc, vers l'anneau supérieur.
Arse hocha la tête, bouche bée. Il n'était jamais allé au bord intérieur de son anneau et n'avait donc pas remarqué que les eaux n'y étaient pas soumises à la gravité.
"Cela ne me plaît pas, mais je ne vois aucune autre solution... Combien de temps nous faut-il pour atteindre ce bord-ci ?
— Quelques jours de marche si nous avançons d'un bon pas, répliqua Saylin après un instant de réflexion. Tous les villages bordent ce trou, nous croiserons donc beaucoup d'habitants. Il nous faudra être prudent."
Le souvenir des bergers s'imposa dans l'esprit d'Arse alors qu'il acquiesçait, un soupçon de colère encore embrasé en lui. Saylin, elle, ne s'était pas départie de son calme ordinaire à l'allusion de ses personnes exécrables.
En son for intérieur, le lézard finit par comprendre qu'elle ne vouait aucune haine à ces monstres, elle les considérait juste comme un obstacle en travers de sa route.
Sans un mot, la jeune fille se détourna de lui et se dirigea vers le sommet du Pic, qui se dressait derrière la bâtisse. Elle s'approcha du flanc de la montagne, agrippa ses mains à des prises si infimes qu'elles en devenaient invisibles puis commença à l'escalader, aucun chemin ne permettant d'y accéder facilement. Arse la vit se déplacer avec aisance sur le flanc de roche, à une vitesse ahurissante, comme s'il ne s'agissait que d'un simple sentier de terre.
Le jeune lézard s'élança d'abord à sa suite avant de comprendre que, ne l'ayant pas invité à la rejoindre, elle allait sans doute faire ses adieux à son père.
Il retourna donc s'asseoir sur la pierre où elle était installée quelques instants plus tôt et ouvrit ses sens à son environnement. Il ne parvenait pas à s'habituer à la puissance des bourrasques et aux sifflements des vents, assourdissants à ses oreilles. Il ferma ses yeux de braise et se concentra sur le les flammes qui coulaient dans ses veines, lui rappelant son statut de Calciné. Lorsqu'il les sentit inonder tout son corps, il décida de les libérer. Les libérer, elles, qui savaient le rassurer et lui rappeler ses forces. Elles se dévoilèrent subtilement au bout de ses griffes, dansantes et légères, jusqu'à envahir sa paume et sa main entière. Il agita posément ses doigts enflammés, savourant leur chaleur et leur réconfort. Puis, fermant le poing d'un geste ample, il les fit silencieusement disparaître, sans en laisser aucune trace.
***
Arrivée au sommet du Pic, à l'endroit le plus haut de tout l'anneau, Saylin savoura quelques instants les délicieuses bourrasques qui l'entouraient, glissaient à ses côtés puis s'engouffraient dans sa cape. Avec un soupir, elle susurra quelques mots au Vent, à son ami, pour lui dire au revoir, consciente qu'il ne pouvait se permettre de quitter sa terre. Pour la première fois de son existence, la jeune fille s'apprêtait à être séparée de son ami de toujours, confident et compagnon, présence millénaire et tranquille, à ses côtés depuis sa naissance.
Avec un sourire alors que l'élément venait lui souffler quelques mots au creux de l’oreille, Saylin s'avança vers l'homme, assis en tailleur, dos à elle, en pleine méditation. Ses pieds nus dans les neiges éternelles, qui tapissaient le sommet, s'approchèrent silencieusement, jusqu'à effleurer la lourde cape de fourrure qui abritait son père. Un sifflement discret s'échappait de ses lèvres tandis que la brise tourbillonnait autour de lui puis s'élevait dans les airs en un ballet de fins flocons de neige. Sans qu'il ne bouge d'un cheveu, le sifflement s'arrêta, le blizzard retomba et une voix rocailleuse s'éleva de l'homme :
"Je sais ce que tu viens m'annoncer, le Vent m'a prévenu et je ne te retiendrai pas. Tu es en âge de partir, et tu en as besoin. Mais, ne l'oublie jamais, tu es une Siffleuse de la Terre des Vents, et ta place fondamentale est ici, au sommet de ce Pic plus vieux que le monde. A ma mort, personne d'autre que toi ne dialoguera avec les Vents sur ce mont, personne..."
L'homme avait martelé chacun de ses mots, parfaitement conscient de leur poids.
" Tu rempliras ce rôle mieux que personne car il t'est destiné, et je ne m'en fais aucun souci. "
Le jeune fille ne s'étonna pas des connaissances de son père, ni de la justesse de ses intuitions. Les lèvres clouées, effondrée de ressentir la tristesse de son père se joindre à la sienne, elle s'agenouilla à ses côtés et déposa un baiser furtif sur sa joue embroussaillée de barbe. Puis, ne supportant plus le chagrin qui lui enserrait le cœur et lui rappelait sans cesse que sa mère aurait dû être présente également, elle se rua en arrière et redescendit du Pic, le Vent lui-même incapable de soulager sa douleur.
***
Le Siffleur, une fois Saylin éloignée, laissa couler deux chaudes larmes sur ses joues puis déposa sa main à l'endroit où il sentait encore la fraîcheur de son baiser. Avec un soupir, les paupières toujours closes, il chuchota de sa voix rauque :
"Veille sur Saylin mon cher ami. Veille sur elle tant que tu le peux. Elle ignore encore combien elle aura besoin d'aide."
Alors que les deux cristaux d'amour paternel chutaient dans la neige, le son clair qu'ils produisent emporta avec lui les chuintements de la brise.
Quand ses yeux se rouvrirent, aucun bruit, aucun mouvement ne l'entourait, tout son environnement semblait paralysé, parti avec sa fille adorée. Bientôt, il la distingua, accompagnée de l'étrange lézard, sur l'un des étroits chemins qui menaient au cœur de l'anneau, la nature frémissant à chacun de ses pas. Dans sa main usée, l'homme desserra son emprise sur une boucle d'oreille, fabriquée à partir d'une défense de sanglier. Le bijou, très sommaire, valait de l'or à ses yeux. Sa femme l'avait porté jadis, et désormais, la seconde moitié s'en allait avec son enfant. Le père ne savait rien de cette quête dans laquelle elle s'était engagée, mais pourtant, un pressentiment bien certain, lui, l'envahissait de bonheur. Il pressentait qu'elle allait enfin réussir à exorciser les démons qui la hantaient. Il pressentait qu'elle allait enfin accepter de vivre.
Annotations
Versions