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- AUCUNE trace de freins, Monsieur le Président. Non. Pas UNE ! avait hurlé l'avocat de la partie civile en projetant des photos de la chaussée après l'accident sur grand écran.
Les deux véhicules avaient terminé leur course dans un champ moissonné quelques jours plus tôt. Le pick-up avait été stoppé par les immenses rouleaux de paille, tandis que l'Espace s'était figé tel un automate que l'on débranche brutalement - les roues face au ciel - à l'issue d'une série de tonneaux.
Pour le maçon ivre, la collision avait ressemblé à un violent atterrissage. Dans un vacarme sans nom, il avait achevé sa route au milieu d'un épouvantable brouillard. D'effroyables images étaient apparues. À la fois acteur et spectateur, Rudy s'était vu successivement emboutir et pousser la voiture familiale, puis entrer dans le champ et heurter les cylindres de blé. Dans ce cauchemar en mouvement, il avait cru apercevoir une fillette catapultée contre le siège avant. Il avait eu l'impression que sa tête allait éclater. Les sons qu'il avait perçus avaient été assourdissants : crissements de son pare-buffle en acier contre de la tôle, frottement de la tôle sur le bitume, appels et injonctions réitérés de voix inconnues : " Monsieur, vous m'entendez ? ", " Monsieur, ne bougez pas. ", sirènes des pompiers et des forces de l'ordre, rotor d'un hélicoptère survolant la zone.
Rudy s'en était sorti avec quelques hématomes, un cou douloureux et un poignet foulé. Par contre, son élocution tout comme sa locomotion avaient indiqué, à tous ceux qui étaient venus à sa rencontre, un état d'ébriété élevée. Éthylotests et résultats de prises de sang avaient confirmé plus tard les soupçons des secouristes. Au moment de l'impact, Rudy conduisait avec 3,9 grammes d'alcool par litre de sang. À l'issue de plusieurs examens réalisés à l'hôpital, Rudy avait passé la nuit à la gendarmerie, dans une cellule de dégrisement. Le lendemain, il avait été interrogé par un officier de police judiciaire. Les bruits avaient continué de lui marteler le crâne et des images avaient surgi comme des flashs. Il n'avait pas osé demander si celle de la petite fille projetée tel un vulgaire pantin était réelle. Il avait raconté les faits sans chercher à mentir ou à nier. Il savait qu'il n'avait aucune circonstance atténuante. Tout était de sa faute. Il avait trop bu et provoqué un accident. Le reste, il l'ignorait ; tout comme le nombre de bières et de verres de whisky qu'il avait consommés.
Carmen Dos Santos, la femme de Diego, rentrait de courses quand elle avait reconnu le gros pick-up de Rudy. En voyant l'ampleur des dégâts, elle avait accéléré pour arriver chez elle.
- Diego ! Diego ! Ton collègue s'est mis dans un sale pétrin, avait-elle crié en ouvrant la porte de sa maison.
Rapidement, elle avait fait le tour des pièces avant de découvrir son époux comatant sur un transat.
- Réveille-toi ! Réveille-toi ! lui avait-elle aboyé en le secouant.
Trop saoul pour bouger, celui-ci avait marmonné quelque chose comme " Fous-moi la paix ! " avant de se remettre bruyamment à ronfler.
Carmen avait réfléchi. À l'issue de l'interrogatoire du maçon, les gendarmes débarqueraient chez eux. C'était inévitable. Les cadavres gisant ici et là ne joueraient pas en leur faveur. Le collègue de Diego s'était mis tout seul dans cette situation. Qu'il se débrouille ! Ce n'était pas leur problème. Pour elle, une seule chose comptait : la réputation de sa famille. Si elle était entachée, son petit monde s'écroulerait. Ce qu'il se passait dans leur maison ne regardait pas les curieux. Déterminée, elle avait collecté les bouteilles de bière et ajouté celle de whisky dans deux solides cabas avant de les déposer, une par une, dans le conteneur à verre situé au bas de sa rue, puis s'était attaqué au grand nettoyage. Loin de se limiter au mobilier de jardin, celui-ci s'était poursuivi dans chaque coin et recoin de son habitation. Elle y avait passé toute la nuit. À la première heure, elle avait réveillé son mari en lui racontant ce qu'elle avait vu, puis l'avait obligé à boire deux expressos et un litre d'eau, avant de l'envoyer se doucher. Pendant ce temps, elle avait lancé une machine avec ses vêtements et décapé la chaise longue dans laquelle il avait dormi.
- Diego, si on t'interroge, dis que ton collègue t'a déposé devant le portail à seize heures trente et qu'il est parti aussitôt. Tu as bien compris ? lui avait-elle fait promettre quelques minutes avant l'arrivée des gendarmes.
Lorsque ceux-ci avaient pénétré dans la propriété des Dos Santos, la maison et le mari brillaient et sentaient bon le propre.
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