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Ils dansèrent, longtemps, jusqu'à ce que le jour décline et que les filles et les petites-filles de Garp allument les flambeaux dispersés dans la Cour. Ils dansèrent jusqu'à avoir les jambes endolories, la peau nappée de sueur acre ; jusqu'à ce que leur rythme faiblisse et ralentisse ; jusqu'à ce que les virevoltes se transforment en une ronde lente.
C'est à cette instant, en regardant les grands yeux verts et luisants de Lily-Beth, que Devlan Royce sut que c'était la bonne. Alors il l'embrassa sur les lèvres, sans hésitations, et elle lui retourna son baiser. Ils restèrent collés longtemps l'un à l'autre, bougeant lentement au rythme de la musique ; bien longtemps après que leur embrassade fut terminée.
Oh, pourtant ils voulaient se tirer de la piste, je vous assure. Tous les deux. Pas qu'ils s'ennuyaient, mais leurs pattes souffraient le martyr. Alors pourquoi est-ce qu'ils continuaient de danser ? Je vais vous le dire : emmerdement numéro deux. Et cette fois c'était pas la mi-molle, c'était le grand jeu – si, grand, si si. Et trop tard pour la solution des poches, parce que Lily-Beth le sentait contre sa hanche. Mais elle n'en prit pas ombrage. Elle se mit à rire, et Devlan Royce aussi. Toutefois, il était un peu gêné quand même. Mais ce n'était rien, comparé à comment il aurait été gêné si sa cavalière ne s'était pas montrée conciliante, se forçant à remuer des pieds enflés pour lui épargner des quolibets – mais des quolibets gentils – qui ne manqueraient pas.
« Je suis désolé.
- Pas moi. Par contre, si tu pouvais arranger ça vite, j'aimerais bien retourner m'asseoir » lui répondit-elle en riant.
Pour ne pas l'obliger à affronter la foule avec un chapiteau dans le calbar, Devlan l'aima encore plus. Cela mit un petit moment à redescendre, mais c'était redescendu. Pas complètement, mais assez pour qu'on ne le remarque pas. La nuit tombante aidait, et ce n'étaient pas les flambeaux qui allaient y changer grand chose.
« Ah, enfin assise ! Je n'en pouvais plus de danser.
- Encore désolé, s'excusa Devlan en se frottant les cheveux.
- Si tu ne me refais pas ça tout à l'heure, là tu seras désolé. »
Quoi ? Elle aussi elle avait faim.
« Tu peux compter sur moi.
- Je n'en doute pas une seconde. »
Et soudain, Devlan sentit qu'on lui tirait la manche. Comme il se retournait, il remarqua une odeur d'agrume. Il eut à peine aperçu le visage placide de Bertholomé qu'une pulpe d'orange envahit son champ de son vision, et qu'un liquide acide lui gicla dans les yeux. Surpris, il se couvrit le visage en formant un « O » avec sa bouche.
Mais dans l'élan, il se claqua douloureusement le coude contre le rebords de la table ; sur quoi il poussa un « putain ! » bien senti et tonitruant.
Les paupières affaissées de Joe Raverdie s'ouvrirent en grand, et une corde de son violon lui péta dans les doigts. Les danseurs s'arrêtèrent net, ahuris, se faisant rentrer dedans par les plus longs à la détente, et ils se renversèrent tous les uns les autres comme des dominos.
La Mère Royce lâcha un « ooooooooh » aigu et persiflant, comme si son fils venait de montrer son zboub à toute la galerie ; Mago Farrel mumura un « par le Sorcier ! » ; Garp lâcha le pet qu'il retenait depuis prêt d'un quart d'heure ; le Gros Todd loupa son coup de couteau et se le planta dans le doigt, tombant en arrière, envoyant valdinguer la planche sur tréteaux qui servait de table. Tous les restes de nourriture, les couverts, les assiettes, les gobelets de vin, volèrent dans les airs.
À la table de derrière, Betty lâcha la mangue qu'elle s'apprêtait à manger, mais n'en garda pas moins la bouche ouverte ; Bertholomé se mit à courir partout en pleurant ; les enfants demandaient aux parents abasourdis ce qui se passait. Au milieu de la cour, les danseurs commençaient à se relever, encore étourdis par la chute, endoloris par les coups qu'ils s'étaient tous donnés par inadvertance.
Devlan Royce, qui venait de se rendre compte de ce qu'il avait dit, gardait les mains sur son visage, n'osant regarder l'assemblée ; n'osant surtout pas regarder Lily-Beth. Il lui vint à l'idée que ce n'était sans doute pas ce que le vieux Garp avait voulu dire, en l'autorisant à être aussi impoli qu'il le voulait.
Peut-être est-ce à cause de cela, que le premier mauvais mot depuis cent soixante quatorze ans et demi a pu être prononcé. C'est ce que beaucoup pensèrent, en premier lieu, mais ce n'était en réalité que l'apparition de la première fêlure dans la magie du Sorcier. En dépit du fait que personne n'avait jamais entendu ce mot, tout le monde su ce qu'il voulait dire, comme si la mémoire d'avant le Sort était revenue soudainement.
Timidement, Devlan osa découvrir ses yeux, et observa de la stupeur dans ceux de son âme sœur. Garp fut le premier à bouger, descendant de l'estrade pour venir le rejoindre. Il le prit dans ses bras, comme s'il avait accompli un quelconque miracle. « Répète ce que tu as dis, fiston ! » Mais il n'y parvint pas. Aucun son ne sortait de sa bouche.
« Je n'y arrive pas, dit-il.
- Mes amis, cria Garp, notre Devlan Royce vient réussir à dire... à dire... à dire ce que je n'arrive pas moi-même à dire !
- Par le Sorcier, répéta Mago Farrel, plus fort cette fois. Tu as réussi à passer outre la magie du Sorcier, Devlan. Ça n'était jamais arrivé avant ! Le Sorcier t'as accordé un don !
- Oui, reprit Garp. Par sa magie, le Sorcier t'as accordé un don ! »
Et il le prit une nouvelle fois dans ses bras. Avant que Devlan ne s'en rende compte, tous les invités se pressaient autours de lui pour le féliciter. Puis, tous essayèrent de prononcer le mot qui venait de leur revenir en mémoire. Même Lily-Beth essaya. Mais aucun ne réussi, ce qui donna une belle brochette de glandus qui faisait « hummmm hummm hummm » aussi fort que possible, certains avec la gueule en l'air, comme si regarder le ciel allait les aider.
Timidement, la fête repris son cours, le temps que Joe Raverdi remplace la corde du violon éclopé, et les danses et les rires recommencèrent. Mais les conversation convergeaient toujours vers Devlan Royce.
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