Une nouvelle amie
Cet endroit est plutôt étrange. Tous les jours des vaches arrivent et d'autres s'en vont. Où ? Je ne sais pas. Jusque-là, je suis restée avec mes trois copines. Mais aujourd'hui, je veux en savoir plus sur cette ferme. Je m'approche d'une vache qui est tout le temps collée à la dominante.
" Bonjour, je m'appelle Jonquille.
- Eh les filles ! Celle-là a un prénom ! Dit-elle moqueuse.
- Pourquoi dis-tu ça ? Je ne comprends pas ce qu'il y a de drôle ?
- Celles qui ont un prénom tombent très vite de leur petit nuage. Nous ne sommes que des numéros. Moi, je suis trois cent quatre-vingt-dix. À côté, tu as mille quatre cent douze, cinquante-quatre, et la dominante, c'est cinq mille un. Ton prénom va vite être remplacé. Après ça, tu remonteras dans le camion. Il n'y a que nous quatre qui restons ici."
Perdre mon prénom ? Je n'ai pas l'habitude des chiffres ! Remonter dans cet engin ? Je n'en ai pas envie. Il faut que je retourne en parler aux filles. Peut-être que si nous broutons l'herbe assez près de ces vaches, nous resterons ici.
Cinq mille un nous surveille du coin de l'œil, mais ne nous empêche pas d'approcher. L'autre langue de vipère siffle des messes basses avec les deux autres. Prudemment, nous ramassons quelques brins. Aucun mouvement de leur part. Nous pouvons manger tranquillement.
Marcher dans la prairie est épuisant. Mon gros ventre me pèse alors je vais m'allonger à l'ombre. J'observe tranquillement le reste du troupeau. Nous ne sommes pas toute de la même couleur. Moi je suis noire et blanche, mais il y a des vaches grise, rouge et blanche, crème et blanche et une marron toute petite. Je mâche mon repas quand je vois la dominante relever la tête, attentive. Je dresse les oreilles et j'entends l'homme nous appeler. Cinq mille un se met en marche et tout le monde la suit.
Les barrières sont fermées derrière nous. Quelque chose se prépare. Des vaches vont partir. Je me rapproche de mon groupe et attends de voir la suite des évènements. Le marchand s'approche avec un appareil étrange dans les mains. Il s'avance vers nous, brandissant l'objet, en nous tournant autour. Une lumière blanche s'échappe à plusieurs reprises. Après quelques instants, il porte l'engin à son oreille :
" Allô ? Vous avez vu les photos ?
- ....
- Je tiens ces quatre vaches de monsieur Valet. Jean-Yves. Vous devez le connaître ?
- ....
- Toutes des premières vêlées. Elles sont pleines de l'insémination.
- ....
- Oui pas de problème ! Le prix reste celui annoncé. Au revoir.
- ...."
Il a parlé de Jean-Yves à la petite boîte ! C'est de nous qu'il s'agit ! Oh non ! Il a attrapé le bâton. Vite les filles ! Il ne faut pas qu'il nous coince. Sinon nous allons repartir ! Je fonce vers le fond du bâtiment. Les collègues m'ont suivi, mais c'est sans issue ! Le bonhomme fait de grand gestes pour nous faire avancer. Nous n'avons pas le choix. Il a tiré une barrière et nous pousse sur le quai d'embarquement. Résignées, nous montons dans le camion.
Une fois de plus secouées comme des pruniers, nous débarquons dans un nouveau lieu. Nous sommes seules dans un parc à l'écart de tout. Le maquignon discute avec un autre homme :
"Voilà les passeports et la facture."
Serrées les unes contre les autres au fond de l'enclos, nous observons l'inconnu. Il s'approche pour nous dévisager, et après un instant, s'éloigne l'air satisfait. Il donne une poignée de main au vendeur, qui repart avec sa machine infernale. Je crois que nous allons pouvoir respirer un peu. Celui qui doit être notre nouveau propriétaire s'en va à son tour. J'avise alors un abreuvoir et me désaltère. Il y a un peu de foin dans l'auge, et comme les émotions ça creuse, je me risque à manger quelques brins.
Le mufle plongé dans le foin, je dresse les oreilles ! Un bruit aigu se fait entendre. Je me recule de la table d'alimentation et je comprends que quelque chose se rapproche. L'homme apparaît au coin du bâtiment, un seau à la main, et il est accompagné d'une petite chose. Mais qu'est-ce que c'est ? Un mini humain ! Ca alors ! Les humains aussi ont des veaux ! Il meugle fort ce petit !
" Qu'elles sont jolies les vaches ! Dis papa ? Je peux en avoir une à moi ?
- Oui bien sur Camille. Mais il faudra que tu t'en occupes le soir en rentrant de l'école. C'est d'accord ?
- D'accord ! J'aime beaucoup celle qui est presque toute noire. Comment elle s'appelle ?
- Attends. Je regarde. Son numéro, c'est neuf mille quatre cent un...."
Oh non ! Les filles, c'est horrible ! Trois cent quatre-vingt-dix avait raison ! Nous avons perdu nos prénoms ! Que va-t-il nous arriver maintenant ?
" Camille, regarde ! Voilà son nom. Tu peux me lire ce qu'il y a écrit ?
- Jon...qui...lle. Jonquille ! "
Je la regarde, tout étonnée, les oreilles en avant. Elle a prononcé mon nom. Elle prend une boite métallique dans le seau et s'approche en m'appelant. J'hésite un peu. Elle a renversé la boîte dans l'auge et attend. Une délicieuse odeur m'attire doucement. J'étire ma langue prudemment. Hum ! C'est bon ! Des céréales aplaties ! Camille pose sa main sur ma tête. Surprise, je m'écarte un peu et lui lèche ses petits doigts ce qui la fait exploser de rire ! Je suis conquise ! Je crois que nous allons nous plaire ici.
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