SANS SUITE 10/ Jour 3 : Révélations de John (2)
La journée est longue, le manque de sommeil, sans doute, ainsi que des stands qui ne m’apportent rien d’intéressant. Les papiers peints me paraissent trop rétros et je préfère de loin une belle peinture satinée. Les tendances de cette année ne sont pas du tout à mon goût. L’imprimé des draps manque de couleurs, les rideaux et tentures sont ternes et le linge de table trop romantique. Rien en rapport avec les tons chauds des Antilles. Enfin, je remarque des services de plats et assiettes qui trouveraient leur place dans mes gites, mais les prix sont exorbitants ! Le seul moyen d’obtenir une remise est de commander une quantité phénoménale dont je ne vois pas bien l'utilité dans mes gîtes. Dommage, je trouverai mon bonheur à meilleur marché. Les tapis, surnom nids à poussières, ne m'attirent pas.
La lassitude me gagne, tandis qu'une inquiétude me rend nerveuse, voire irritable. Je surveille les alentours depuis notre arrivée de peur de voir surgir nos colocataires. Un changement d’allée s'imposera s'ils montrent le bout de leur nez, car je ne suis pas d’humeur à supporter leurs sarcasmes . Leandra sature, elle aussi. Il est grand temps de se restaurer et de reprendre des forces.
— Il est déjà quinze heures ! s’exclame-t-elle en consultant son téléphone.
Le hall déborde de stands de restauration presque déserts à cette heure. Nous commandons une pizza et nous installons autour d'une table. L'attente nous permet d'appeler rapidement chez nous.
— Deux doubles expressos.
Oh non, pas lui ! Bien sur, ce n'est pas mon soupire en reconnaissant la voix de Lukas qui empêchera John et Angie de s’emparer de deux chaises libres et de taper l'incruste. Un bref salut et je mord dans ma part de pizza quand une tasse de café fumant apparaît sous mon nez.
— Tiens, tu sembles en avoir besoin, me propose Lukas.
Je le débarrasse de son récipient brûlant, et frissonne quand nos doigts se frôlent. Surtout, ne le regarde pas !
— Merci.
Rester concentrée sur la pizza. Elle a déjà refroidi et manque de saveur. La graisse coule sur mes phalanges et me provoque un haut-le-cœur que je retiens tant bien que mal. Pourtant, ma bouche se referme sur une autre bouchée, les yeux rivés sur le carton, au milieu de la table.
— Tu as fait des affaires ? insiste-t-il.
Je sens ses prunelles posées sur moi. Restons professionnels.
— Non, mais mon but est de découvrir les nouvelles tendances, m’informer sur les nouveautés et les nouvelles règles en vigueur. Je suis aux normes niveau sécurité, et peut-être même au top en ce qui concerne l’équipement.
— Pour faire de nouvelles rencontres, aussi, termine-t-il avec ironie.
— Ce n’est pas prévu dans le programme.
Il va entamer une discussion chargée de sous-entendus, qui va me mettre hors de moi. Pourquoi lui ai-je répondu ?
Je me lève :
— On y retourne, les filles ? On a encore pas mal d’exposants à voir.
Lukas n’a toujours pas compris les raisons de mon attitude froide et distante. Il s’entête :
— Tu n’as pas bu ton café.
Ma sensibilité me permet de peser mes mots la plupart du temps, de façon à ne pas blesser les gens. Alors comment lui faire comprendre que je ne veux pas lui parler, ni même le voir ? L'indifférence reste la meilleure tactique. Je me retourne vers lui en adoptant un regard neutre et clos cet entretien sans hausser la voix :
Le morceau de pizza que je tiens encore attérit dans le carton. Je quitte ma chaise lentement, prends le temps de lisser mes vêtements et m'enfuie d'une démarche assurée, sans vérifier que mes amies me suivent.
Ce n’est qu’après avoir dépassé plusieurs stands que je cherche des yeux Leandra et Sybille. Elles avancent tranquillement avec les autres, dans l'allée de gauche. Je les ignore et poursuis mon chemin, jusqu'au moment où, du coin de l’œil, John apparaît à ma droite. Depuis combien de temps est-il là ? Il m’accompagne sans cesser de m'observer avec insistance. De quel côté se trouve la plus proche sortie, fumer une cigarette devrait représenter une bonne excuse pour prendre congé. Se moquant de mon manque d'intérêt pour sa personne, il me suit et m’offre la flamme de son briquet, avant d'entamer ses investigations :
— Tu lui as fait quoi, à Lukas ? Un lavage de cerveau ?
— De quoi parles-tu, John ?
— Lukas ne couche jamais deux fois avec la même femme. Pour être plus précis, il la renvoie dès qu’il a obtenu ce qu’il voulait. En général, on s’échange même les filles le soir suivant. Pas besoin de tes commentaires, ce sont des faits. Ensuite, il se réveille toujours seul parce qu’il ne veut pas donner de faux espoirs à sa partenaire en passant toute la nuit avec elle, et aussi parce qu’il n’y met aucun sentiment. Il ne veut pas s’attacher, pour ne pas souffrir. De plus, il faut que tu comprennes que son physique et sa fortune font de lui une proie.
Où John veut-il en venir ? Qu’attend-il de moi ?
— Justement, qui est-il ?
— Cela n'a pas d'importance. Il va à l’encontre de tous ses principes, avec toi. Vous passez la nuit ensemble, et vous baisez à plusieurs reprises.
— Non, non, John, je ne baise pas. Je fais l’amour, et c’est ce qu’on a fait.
— Si tu le dis. Bref, son comportement nous laisse perplexes, Angie et moi. Il essaie de résister, mais il ne peut pas s’empêcher de te chercher. Il a passé la matinée à ça ! Il te laisse conduire la voiture d'un client, il s'inquiète de ton état de fatigue... Ce n'est pas sa manière d'agir, ça. Il est souvent pensif alors qu’il est d’une certaine manière impulsif. Il semble même inquiet. Je me demande donc ce que tu as dit ou fait pour qu’il te surveille.
— Que suis-je sensée te répondre ? Tu devrais t'adresser à la personne concernée, plutôt qu'à moi qui ne connais rien de ce personnage.
— Ah si, tu connais des choses de lui...
Je hausse les épaules, agacée et lui tourne le dos pour retourner fouler le béton des allées. Mon esprit est déjà suffisamment embrouillé et ma vie assez compliquée sans que je m’occupe de celle d’un homme resté à l’adolescence. J’ai déjà deux pré-ados à la maison. Pas besoin d’un de plus.
John est tenace ; il m’emboîte encore le pas.
— John, libre à vous de continuer vos petits jeux puérils de gamins ; libre à vous de considérer les femmes comme des jouets. Seulement j’ai d’autres priorités, qui ne vous concernent pas.
— Et toi, Carly, quelle sorte de relations préfères-tu, aventures d’un soir ou du long terme ? Qu’espères-tu de Lukas ?
— Je te renvoie la question, mon cher John. Qu’attends-tu de Sybille ? Ne joue pas avec elle, c’est un conseil, car tu t’en mordras les doigts.
Au lieu d'une réponse cinglante, il se contente de me regarder avec son éternel sourire carnassier.
Je l’abandonne avec sa seconde cigarette et retourne à l’intérieur, en pleine méditation sur ces révélations. J’essaie de me convaincre que cela ne me touche pas, que je n’ai pas su résister au charisme de Lukas et qu'ils'agissait juste de désir charnel. Pourtant, ce petit pincement au cœur prouve mon manque d'honnêteté. Pourquoi ? Cet homme vit à des milliers de kilomètres, et la société dans laquelle il évolue me hérisse les poils. Je ne suis ni à la recherche de l’amour, ni d’un compagnon. Mon mari et moi nous aimions, nous nous comprenions. Nous discutions au lieu de nous disputer.Un mouvement de tête écarte mes reflexions ; il n'y a rien à comparer. Lukas n’arriverait jamais à la cheville de Christophe, même s’il le voulait. Arrête ! Arrête ça tout de suite Carly ! Tu divagues, ma pauvre fille.
Puis les habitudes des deux copains me reviennent : « on s’échange les filles le soir suivant ». M’ont-ils vraiment prise pour l’une de ces femmes qui se laissent prendre à leur piège ? C’est peut-être ça qu’ils attendent. Dans ce cas, ça veut dire qu’ils jouent aussi avec Sybille. Je suis en plein cauchemar. Il serait judicieux d'attendre un peu avant de l’avertir. Après tout, ce ne sont que des soupçons.
Quand on parle du loup... mon amie me rejoint avec Leandra. En compagnie d’Angie et de son frère, bien sûr.
— Tu vas bien, Carly ? Tu fais une drôle de tête.
— C'est la fatigue. J’ai besoin de dormir.
— De quoi parliez-vous John et toi ? s’enquiert Lukas.
— De toi bien sûr. De qui d’autre ?
Je fais mine de m’intéresser aux stands qui nous entourent quand il poursuit :
— Et, que t’a-t-il dit ?
— Je crois que lui aussi a des questions à te poser. Tu devrais communiquer avec lui, pas avec moi.
Quand je relève la tête, il m’observe toujours. Ses sourcils sont froncés et ses yeux ne pétillent plus. Ses lèvres sont plissées. Chercherait-il à lire en moi ? Blasée, je préfère continuer à faire abstraction de sa présence et poursuivre mon but.
Je me dirige vers le secteur des luminaires, le reste du groupe à ma suite. Ils n’ont pas autre chose à faire, les américains ? John est revenu et échange de furtives œillades avec Sybille. À force de le fixer avec insistance, ses yeux finissent par se poser sur moi. Je lui adresse un regard d’avertissement. Ne t’avises pas de faire souffrir mon amie, car tu auras affaire à moi, et tu ne le sais pas encore, mais je suis capable de me transformer en véritable furie.
Un plafonnier me plait beaucoup, de style baroque, tout en cristal, mais que pourrais-je bien en faire ? C’est moderne chez moi, mes gîtes sont aux couleurs de la Guadeloupe. Pourtant, le vendeur refuse de me laisser partir sans que j’aie passé commande ou acheté quelque chose. Il insiste pour me vendre un lot d’une centaine de spots.
— Je n’en ai pas besoin, et je sais qu’ils n’arriveront pas entiers, même par avion.
— Je m’engage à vous les livrer moi-même si vous acceptez mon invitation à diner ce soir.
Je sursaute en reconnaissant la voix de Lukas, à mes côtés :
— La dame vous a dit qu’elle n’est pas intéressée. De plus, sa soirée est déjà réservée.
Puis il me glisse à l’oreille :
— On doit parler.
Je suis indécise. Son intervention m’a aidée, et le démentir me forcerait à chercher une autre excuse pour l’autre type. Cependant, l'idée d'une conversation en tête à tête avec Lukas ne m'enchante guère. C’est une très mauvaise idée. Je m’écarte du stand de quelques pas et attends qu’il me rattrape.
— Nous n’avons rien de plus à nous dire, Lukas. C’était… bien, d’avoir fait ta connaissance. Nous avons pris du bon temps, mais je ne souhaite pas renouveler l’expérience. Tu pourrais faire comme si je n’étais pas là, et j’en ferais de même. Tu es d’accord ?
Courtois, mais ferme. Ses traits sont désormais tendus et sa mâchoire crispée. Il cherche mon regard. Qu’il trouve.
— Je vais y réfléchir.
Les mains dans les poches, droit comme un piquet, il ordonne plus qu'il ne demande à sa sœur et à son ami de rentrer. Sans un mot de plus, il s’éloigne, emmenant ses deux toutous. Je vais pouvoir respirer à nouveau. C’est comme si l’air se purifiait enfin. Ceci dit, ma concentration les a suivis, ne me laissant plus aucune chance à la décoration d’intérieur. Rien ne me plait dans les tableaux devant lesquels Leandra s’enchante ; les vases sont trop classiques, les bibelots sans charme.
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