SANS SUITE 26/ Jour 5 : Appelez-moi Cendrillon (2)
Leandra me débarrasse du bouquet et me promet de trouver un vase avant de me chuchoter un joyeux encouragement. Je me précipite vers la limousine alors que Lukas ricane, Angie lève les yeux au ciel, et John affiche son sourire en coin. Mickaël, lui, reste impassible et mes deux amies sourient de toutes leurs dents.
Le chauffeur nous ouvre la portière. Je suis stupéfaite et émerveillée par le confort de l’habitacle. Une immense banquette de cuir noir fait face à un bar aux formes arrondies, rempli de verres de cristal que les lumières tamisées bleues font scintiller. J’avance sur les motifs étoilés de l’épaisse moquette qui se reflètent au plafond. Une douce mélodie accompagne ce décor de rêve, pourtant, j’ose à peine m’asseoir.
Lukas se laisse tomber près de moi et remonte l’accoudoir qui nous sépare, sur lequel est incrusté une sorte d’énorme télécommande de contrôle. Il passe son bras autour de mes épaules, tandis qu’Angie et Mickaël s’installent à leur tour. Les yeux de mon ami s’attardent sur chaque détail ; ils s’imprégnent de cet incroyable spectacle, car les photos qu’on peut voir ne rendent pas hommage à la qualité des lieux.
De son rétroviseur intérieur, le chauffeur attend l'autorisation de Lukas pour démarrer. Mon compagnon acquiesce et monte la vitre teintée qui nous sépare de l'avant de la voiture à l'aide d'un bouton de la télécommande. Puis il se lève pour déboucher la bouteille de champagne à grand bruit et faire le service.
— Angie, tu t'es invitée dans ma limousine, alors tu passeras les toasts, ordonne-t-il en posant un regard insistant sur sa soeur.
— Trinquons d'abord, répond-elle, un sourire éclatant sur les lèvres. Carly, j'admire les efforts que tu as réalisés. Non, sincèrement. Ils te prendront pour l'une d'entre nous, cela ne fait aucun doute. À ta santé ! Et à celle de mon frère, bien sûr, sans qui ce miracle n'aurait pas été possible.
Les coupes de cristal tintent joyeusement. La meilleure réponse à son sarcasme est l'ignorance, car comme on dit, la bave du crapaud n'atteint pas la blanche colombe. Je lance donc un joyeux "merci" et amusée, elle attrape le plateau de petits fours salés qu'elle nous présente.
— Tu vas tout d'abord les surprendre, reprend-elle, puis tu provoqueras leur jalousie. Ensuite, il se peut que tu parviennes à les intriguer, mais tu finiras inévitablement par les amuser. C'est comme ça, Carly, personne n'y peut rien, car ce n'est pas juste avec une robe, des diamants et une nouvelle coupe de cheveux qu'on devient membre de la haute société.
— Il y a juste un petit problème à ton scénario, ma très chère sœur. Qui se moque des gens qui m'entourent, se moque de moi. Corrige-moi si je me trompe, mais aucun d'entre eux ne s'y risquera.
— N'en sois pas si sûre, Lukas. Les rapaces n'ont pas froid aux yeux et tu es bien placé pour le savoir.
Cool. J'ai l'avantage d'être prévenue. Cela ne m'empêche pas de penser à implorer Lukas de faire demi-tour. Je sais que c'est inutile. Il refusera. J'en obtiens la preuve par la réponse cinglante qu'il fait à sa sœur.
— C'est en effet ce que nous verrons, Angie. D'ailleurs, crois-tu que Mickey s'en sortira mieux ? Quoiqu'il en soit, je ne suis pas inquiet ; Carly a toute ma confiance.
J'observe Mickaël, prête à assister à une nouvelle joute verbale, mais mon ami sourit d'un air amusé, mais sure de lui, sans rien ajouter.
Durant une bonne partie du trajet, Lukas m'explique le déroulement de la soirée, dans le but de me rassurer. De mon côté, je tente de lui cacher mon appréhension en singeant les femmes fières et autoritaires que je vais rencontrer. Il rit de mes exagérations et de ma grosse voix, puis me conseille entre deux éclats de rire de ne pas trop chercher à leur ressembler :
— Reste toi-même. Je ne t'aurais pas conviée si un seul doute m'avait effleuré.
Angie ne s'intéresse plus à nous, à moi ; elle est bien trop occupée à charmer Mickaël. Charmer n'est pas le terme qui convient, d'ailleurs, car elle se montre très entreprenante. Ils s'embrassent goulûment, enfin, c'est elle, je crois, qui colle sa bouche à la sienne, qui s'est assise à califourchon sur lui et qui se tortille. Lukas ne semble absolument pas surpris par l'attitude de sa sœur.
— Ils ne seraient pas là, on serait comme eux. C’est ce que j’avais prévu, mais on va devoir attendre, me glisse-t-il à l’oreille.
Ce pourrait-il qu'il soit plus pudique que je ne le croyais ?
Il m’adresse un regard mutin et se mord la lèvre ; j'affiche un air aguicheur, tandis que mes muscles se tordent déjà. Je pose ma coupe de champagne sur le bar et fais mine de retourner m’assoir à ses côtés, sauf que je bifurque au tout dernier moment sur mon partenaire dont j’attrape le visage de mes deux mains. Je me glisse entre ses jambes et me penche vers lui. Mon dieu, ces yeux, cette bouche ! Entrouverte, en plus. Il me rend folle ! Ça y est, nos lèvres se rejoignent ; elles s’effleurent, puis se touchent, avec douceur ; nos langues se cherchent et nos bouches se collent un peu plus, pour finir par s’écraser. Sa forte respiration caresse ma joue et il laisse échapper un petit son rauque quand nous nous enlaçons. Il m’assied sur sa jambe avant de me faire basculer sur le fauteuil de cuir. De nous faire basculer. Mes doigts se faufilent sous sa veste, cherchant à passer entre les boutons de sa chemise pour toucher un brin de peau, alors que sa main palpe ma cuisse avec avidité.
— Hé ! On est là, vous vous rappelez ? gronde Angie.
Elle s’est réinstallée près de Mickaël, qui a l’air gêné. Lukas râle avant de se redresser, à contrecœur.
— Rappelle-moi dans quel état vous étiez il y a à peine deux minutes. Tu as contrarié mes plans en t’incrustant dans MA voiture, et je m’en trouve frustré. Ce qui va me rendre désagréable pour le reste de la soirée, sœurette.
— Ce n’est pas TA voiture, Lukas, car tu n’as jamais payé une limousine de ton compte personnel pour te rendre à une soirée d’affaire ! Le compte professionnel est à nous deux, frérot, et par conséquent, ce véhicule aussi, mais je pense que tu ne souhaites pas t’étendre sur ce sujet, n’est-ce-pas ?
Il grommelle une réponse incompréhensible. Le silence dans l’habitacle se fait pesant. Même le discret fond sonore ne parvient pas à alléger l’atmosphère.
C’est Mickaël qui résout le problème.
— J’ai cru comprendre que vous êtes américains, tous les deux. Comment se fait-il que vous parliez si couramment le français ?
Le frère et la sœur ne sont pas prêts à répondre à cette question pertinente, trop occupés qu’ils sont à se regarder en chien de faïence. Cette soirée me pose déjà assez de soucis pour qu’en plus, je me préoccupe de l’humeur de Monsieur Sullivan ou des remarques fort désagréables dont est capable sa sœur en ce qui me concerne. Je les rappelle à l'ordre, agacée :
— Vous avez l’intention de vous comporter en gamins devant vos « relations » ? Il serait peut-être temps de réagir, les Sullivan ! Commencez par vous montrer civilisés en répondant aux questions qu’on vous pose !
Angie me dévisage, furieuse et Lukas me toise, renfrogné et pensif.
Je reprends :
— Lukas ! Je t’ai dit que je veillerai. Ça demarre maintenant. Je reformule la question, puisqu'il semble que vous ne l’ayez pas comprise. Où avez-vous appris le français ?
Lukas répond du bout des lèvres ; il se force, mais l’essentiel, c’est de le calmer :
— Notre mère. Elle était française. Elle nous l’a appris. Elle nous a fait prendre des cours particuliers.
— Et John ?
— Il a fait ses études de cuisine en France.
On progresse, mais l’ambiance reste tendue. Mickaël le ressent aussi et m'apporte son aide :
— Votre père était français aussi ?
C’est au tour d’Angie de prendre la parole :
— Il était d’origine irlandaise, mais il n’avait conservé aucun contact avec les parents éloignés restés au pays. Il a bien essayé, mais ils ne l’appelaient que pour lui soutirer de l’argent. Alors qui sont les vautours, Carly ?
Elle m’aboie cette dernière question avec hargne. Je ne réponds pas. Je suis consciente du pouvoir de l’argent. Il prend le dessus sur tout. Il détruit tout, même les liens familiaux. Il rend les gens cupides et mesquins, inhumains. Les pauvres y voient une porte de sortie vers la liberté, vers un avenir meilleur ; les riches n’y puisent que fierté et autorité. Les premiers envient les seconds, qui doivent faire face à une compétition de tous les jours, et se montrer particulièrement méfiants face au reste de l’univers.
La vitre de séparation s’abaisse et le chauffeur nous avertit que nous entrons dans le jardin. J’essaie de regarder à travers les vitres teintées, mais la nuit m’empêche de distinguer quoi que ce soit, mis à part quelques petites lumières qui balisent le chemin.
Jusqu’à ce que la voiture s’arrête devant un bâtiment entièrement éclairé. Le chauffeur nous ouvre la portière. Mickaël descend, suivit par Angie, puis Lukas, qui me tend la main et passe son bras autour de ma taille avant de m’entrainer vers les marches.
— Prête à pénétrer dans la fosse aux lions ? me taquine-t-il en souriant.
La fosse aux lions est plutôt moderne. Et immense. De grandes baies vitrées teintées viennent casser le blanc immaculé de la façade. Pour la soirée, certaines, grandes ouvertes, donnent sur une immense terrasse, mais je n’ai pas le loisir d’observer l’intérieur car Monsieur et Madame Madma viennent à notre rencontre.
— Angie ! Lukas ! Quel plaisir de vous recevoir à la maison ! Carly ! Vous êtes resplendissante !
Elle jette un regard entendu à mon compagnon, qui ne m’a lâchée que le temps d’étreindre notre hôtesse. Ses yeux pourtant, restent rivés aux siens, et elle se gratte discrètement sous le nez du bout de l’ongle. Je les observe sans comprendre ; Lukas ne saisit pas non plus, et fronce les sourcils en signe d’interrogation. Puis je la vois, la trace de gloss au-dessus de sa lèvre ! Mon index vient réparer cette grossière erreur, et Madame Madma se tourne enfin vers l’autre couple pour saluer Mickaël, tandis que son mari nous invite à monter un escalier de pierres blanches, un bras passé dans le dos de Lukas, comme se le permettrait un ami de longue date.
— Nous vous attendions. Mais je vous en prie, entrez. Lukas, vous avez réussi à troquer ma voiture contre une limousine ? Vous allez devoir m’apprendre à être aussi convaincant que vous.
Ils éclatent de rire, puis nos hôtes nous conduisent vers la salle de réception, d’où un léger air de musique classique perce au travers d’un discret brouhaha. Lukas retire son bras pour le plier en ma direction. J’ai compris, je dois y glisser ma main.
Angie tire Mickaël par la main pour se précipiter à l’intérieur de la grande pièce, tandis que Lukas marque une pause à l’entrée.
— Courage, Carlyane, le pire reste à venir.
Annotations
Versions