SANS SUITE 50/ Jour 9 : Le repas de clôture (2)
J’en reviens au toast que je dégustais juste avant d’être interrompue et donne mon verdict à mon cavalier :
— Il me semble que c’est au saumon et au poireau. Plutôt bon. À toi de servir de cobaye, choisis-en un autre.
— Resterait-il quelques places à votre table ?
Lukas ! Il m’énerve à toujours surgir sans prévenir ! Je ne réponds pas, mais Mickaël lui désigne les chaises libres.
— Mes collaborateurs vont se joindre à nous, précise-t-il.
— Ils ne doivent pas être bien nombreux ? questionne Lukas.
— Deux.
Un rapide calcul ; nous serons donc neuf. Mince, je n’ai aucune excuse pour refuser la présence de la vipère Angie et de son frère. Celui-ci ne trouve rien de mieux que de s’assoir en face de moi. Génial. Il va nous épier toute la soirée, nous affliger de quelques remarques désobligeantes et m’obliger à le voir.
Cependant, les américains semblent de bonne humeur et ils taquinent gentiment John et Sybille. Ils s’intéressent même aux collègues de Mickaël et à leur travail. Je reste méfiante malgré tout. Je crains le calme avant la tempête.
Les serveurs apportent l’entrée, gougères de lotte et épinards sur julienne de légumes. C’est très bon, très fin. J’adore les crudités, surtout les concombres, mais pas en rondelles. Je mangerais bien les carottes, mais elles y sont mélangées. Je laisse. Mickaël doit être affamé :
— Puis-je terminer si tu n’en veux pas ?
J'échange mon assiette avec la sienne. Lukas nous observe, en silence. Il cherche. Soit il se retient, ce qui m’étonnerait fort, soit il n’a pas encore trouvé la remarque qui attirera mon attention sur lui. Fais bien travailler tes méninges, je ne tomberai pas dans ton piège.
Nos regards se croisent brièvement. Nous nous détournons aussitôt. Mal à l’aise, je pose mes mains sur la table ; c’est comme si je devais rester sur le qui-vive ; j’ai l’impression d’être surveillée, obligée de faire attention à ce que je dis ou fais, sous peine de recevoir une remontrance pour mauvaise conduite. Je sens de l’électricité dans l’air, comme lorsque le ciel s’assombrit, juste avant l’orage. Je sais que c’est dû à la présence de Lukas. Comment peut-il avoir une telle emprise sur moi ? Alors que je peux l’oublier ou l’empêcher de m’atteindre, je l’ai fait toute la journée. J’ai besoin de prendre l’air. J’avertis mon voisin, juste lui :
— Je sors intoxiquer mes poumons, je reviens.
— Je t’accompagne ?
— Non, je ne serai pas longue, ne viens pas respirer ça, tu en as horreur.
Je lui adresse un clin d’œil et un sourire. Je veux souffler un grand coup, en toute discrétion. Pourtant, il me retient quand il s’empare de ma main :
— C’est toi que je veux respirer, Carly.
— Mickaël, s’il te plaît…
Il n’insiste pas. Je regarde droit devant moi, prête à traverser seule cette assemblée assise. Bon, le personnel débarrasse les assiettes, et me procure une certaine distraction auprès des autres convives. Je peux me fondre dans la masse.
L’air frais me fait du bien. Je respire fort à peine le seuil franchit. Ma cigarette est déjà dans ma main, quand le son bien spécifique d’un Zippo résonne à mon oreille et qu'une flamme surgit sous mon nez.
— Je t’allume ?
Lukas ! Encore lui ! Sans le quitter des yeux, je range l'objet dans son paquet :
— Je m’en passerai.
Je fais demi-tour et regagne la salle, surprise de croiser Mickaël qui se dirige vers la sortie.
— Je venais à ta rencontre, m'informe-t-il.
C’est ça ; tu venais surtout m’empêcher de m’abandonner à ton rival. Pourtant, je lui souris et prends sa main pour le ramener à notre table, où les autres sont surpris de nous voir déjà revenir. Je leur rétorque que je n’avais pas plus envie de fumer que ça, et que je songe d’ailleurs à arrêter. Ils se contentent de ma réponse, et ça me va. Je ne souhaite pas me plonger dans des explications qui deviendront désagréables, c'est inévitable.
Lukas réapparaît au moment où un serveur nous sert la suite. Ça sent bon ! J’essaie de découvrir les mets qui colorent mon assiette sans lire le menu et je crois reconnaître du veau. Le reste, c’est facile, les morilles sont tellement singulières, le gratin dauphinois traditionnel et les courgettes en lanières banales.
Lukas, la carte dans les mains, applaudit :
— Bravo ! Très perspicace. Si tu es aussi douée pour cuisiner ça, je t’épouse tout de suite.
Muette de stupéfaction, je relève la tête et le fixe sans ciller. Autour de moi, plus une voix. Seul le brouhaha des autres tables me convainc que je ne dors pas, que cette situation est bien réelle. À sa bouche restée entrouverte, ses sourcils froncés, et ses yeux qui passent sur chacun d’entre nous avant de s’immobiliser sur moi, je constate qu’il est lui aussi médusé par sa déclaration. Quand enfin, il prend conscience de la situation dans laquelle il se trouve, un large sourire détend son visage et il part dans un éclat de rire.
Cependant, Angie reste choquée, le regard de John exprime tout son amusement pervers et mes deux amies surveillent ma réaction.
Je me tourne vers Mickaël. Il n’a pas quitté Lukas des yeux et se mord la lèvre, tous les muscles de son visage crispés. Je pose ma main sur la sienne, sous la nappe, et trouve son poing serré. Ça va mal finir. Je murmure à son oreille :
— C’était une boutade, Mickaël. Rien de plus qu’une nouvelle preuve de son humour d’adolescent.
Il reste prostré dans cette position de fauve qui s’apprête à bondir. L’un de ses collègues lui parle tout bas et tire son bras pour l’obliger à se lever :
— On va prendre l’air.
— Je vous accompagne, affirmé-je.
— Non, Carly. Non, refuse Mickaël avec détermination.
Ok. Tous les visages sont maintenant tournés vers moi. Même celui de Lukas qui a cessé de rire et m’observe, un rictus diabolique sur les lèvres. Quelle contenance adopter ? Cet homme est un véritable suppôt de Satan ; il ne cherche pas à expliquer sa mauvaise blague, ni même à s’en excuser. Je décide d’abandonner, de ne pas donner suite à cette nouvelle provocation :
— Bon appétit à tous. Dépêchons-nous, ça refroidit déjà.
Voilà. C’est plus simple ainsi, pour tout le monde.
Angie reprend vie à cet instant précis ; elle toise toujours son frère, pose avec délicatesse sa serviette sur ses genoux et s’empare de ses couverts. Ses gestes sont d'une lenteur inhabituelle et je n’arrive pas à déchiffrer son expression, à la fois furibonde et inquiète.
Je lance un sujet de conversation anodin, qui divertira l’assemblée et permettra de retrouver une ambiance sereine :
— John, tu nous as dit être le directeur de plusieurs restaurants. Peux-tu nous les décrire ?
— Qu’est-ce que tu veux savoir ? La déco, les plats servis, quoi ?
— Le type d’établissements. Luxe, fast-food ? Non, pas de Mac Donald dans un casino à Las Vegas.
— Nos clients ne sont pas tous riches. Nous avons, par exemple, de jeunes mariés qui passent leur lune de miel chez nous grâce aux dons de leurs invités. Ceux-là se contentent de hamburgers ou de poulet panés pour tout repas. Nous recevons aussi des gens aisés, très aisés, habitués à une cuisine raffinée ; puis nous proposons des restaurants plus abordables, plus à thèmes, asiatique, italien, mexicain, un spécialiste en viandes dans le genre de celui où nous avons dîné hier soir. À ce propos, comment était ta côte de bœuf ?
— Excellente. Ne pas avoir eu à payer les seules deux bouchées que j’ai avalées la rend encore meilleure.
Je n’en reviens pas. Jusqu’où Lukas se confie-t-il ? Au sourire espiègle qu’affiche Angie, elle a profité des confessions de son frère. Leur manque de pudeur ne me choque même plus. Il me déçoit, tout au plus. Lukas n’en éprouve aucune honte. Je le vois à son air satisfait et à son allure narquoise. Je l’ignore.
John, ravi d’être pour une fois au centre de l’intérêt, poursuit ses explications dont je ne perçois plus que quelques bribes. Il parle de séminaires, de congrès, de magiciens. Mickaël n’est toujours pas revenu. Je suis inquiète.
Un pied tapote contre ma chaussure. C’est vrai, mes jambes sont tendues sous la table. Mais je suis trop contractée pour les replier, alors je me contente de les décaler. Le martèlement reprend. Je devrais plutôt dire un frottement, léger, mais insistant. Lukas ! Je le regarde. Il me fixe. Depuis combien de temps ? Il a maintenant coincé ma cheville entre les siennes. Son regard est doux, et si je m’y fiais, je le croirais triste, presque implorant. Non ! Non et non ! Stop ! Fini la mascarade ! Je veux délivrer ma jambe, mais il est tenace. Je le fusille du regard. Pour toute réponse, il m’adresse son sourire charmeur et cherche à capturer mon regard. Je n’ai pas le choix :
— Arrête ça, Lukas !
De nouveau, nos voisins se taisent et nous dévisagent. Les traits de Lukas s’assombrissent et c’est méprisant qu’il se redresse. Il précise à mon intention, avant de se détourner :
— Je vais voir où en est ton pote.
— Tu en as déjà assez fait. C’est à moi d’y aller.
Je ne lui permets pas de réagir. Je ne lui laisse pas le temps de contourner la table. Je traverse la salle à grands pas.
Je ne trouve pas Mickaël et son collègue à l'entrée. De quel côté entamer ma recherche ? Je finis par les dénicher à l’arrière du bâtiment, non loin des cuisines.
Mickaël m’a vue, et pourtant, il se détourne. Que dois-je faire ? Il est évident qu'il ne veut pas me parler. J'approche malgré tout, et à quelques pas, je l’interpelle doucement.
À ma grande surprise, il se précipite vers moi et s’empare de mes deux mains :
·— Ne reste pas là, Carly, car il va rappliquer et je vais lui casser la gueule.
— Quoi ? Mais, non ! Pas toi. Tu n’es pas comme ça. Pourquoi tu ferais ça ?
— Carly, tu m’écoutes ? Je vais lui casser la gueule s’il ose se montrer. Il joue avec tes sentiments et se fout de nous !
— Et puis quoi ? Si tu poses la main sur lui, il portera plainte et ce sera toi le perdant ! Ne t’abaisse pas à sa hauteur ! Tu vaux mieux que ça, Mickaël !
— Pas pour toi.
— Bien sûr que si ! Toi, je te respecte, Mickaël, et je refuse que tu souffres à cause de moi ou de ce sale type. Reviens avec nous et ignore-le.
— Ok. Essayons. Je compte sur toi pour me calmer, ou le calmer, lui.
Accompagnés de son collègue, nous refaisons le chemin en sens inverse. Mickaël s’arrête tout à coup. Il me prend dans ses bras et je sens les battements de son cœur, ainsi que son souffle chaud et saccadé sur mes cheveux. Je ne sais pas quoi répondre. Je ne sais pas quoi faire ou dire pour l'apaiser.
— Je suis là ; allons-y.
Il ne m’écoute pas et baisse la tête pour m’embrasser. Je le repousse, mais il me tient fermement.
— Mickaël ! Tu m’avais promis !
Enfin, il me lâche, et je m’enfuis, presque en courant.
Annotations
Versions