SANS SUITE 16/ Jour 4 : Supermarché
De retour à la villa, mes amies et moi restons indécises face au manque de choix qui remplit placards et réfrigérateur. Je ne peux m'empêcher de râler, complètement dépitée :
— On doit faire des courses. Il n’y a rien qui me donne envie, là-dedans.
— Je t’emmène, mais pas dans une heure, gronde Cro-Magnon que je n'ai ni vu ni entendu arriver.
L’idée de parcourir les allées d’une grande surface avec un grincheux de son genre ne m’enchante guère. Face à mon air buté, il insiste et me glisse à l’oreille :
— Je profiterai de cette occasion pour te présenter mes excuses.
— Tu ne peux pas le faire maintenant ?
— Non.
Il fait nuit, sa libido doit commencer à le titiller. Mieux vaut que je refuse car je risque de retomber dans son piège. Ou dans ses bras. Malheureusement, ma curiosité l’emporte sur ma raison. Je me fais néanmoins la promesse de ne pas succomber à ses belles paroles et à ses magnifiques yeux pétillants. Ni au sourire radieux dont il me gratifie lorsque j’accepte sa proposition.
Il reste silencieux en voiture. Ce calme apparent ne m'inspire rien de bon.
— Au fait, il a mis une capote, l’autre type ? finit-il par cracher.
Je ne distingue que son profil, éclairé par les feux des véhicules que nous croisons. Ses traits sont tendus, sa mâchoire serrée.
— De quoi tu parles ? je demande, sur la défensive, l'image de Monsieur Jacquet en mémoire.
— Le gars au salon auquel tu souriais de toutes tes dents.
— Ne te mêle pas de ça ! Juste pour que tu nous foutes la paix, la réponse est oui, il a mis un préservatif !
Ça y est, j’ai pété un plomb ; je suis devenue complètement cinglée. Qu’est-ce-qui m’a pris de lui répondre ça ? Peu importe, ça lui permettra peut-être d’aller voir ailleurs et de m’oublier. À ma raison de revenir, par la même occasion.
Il murmure quelque chose d'à peine audible :
— Marie-Madeleine, en fait.
Lukas semble détendu. Il s’amuse dans le supermarché en jonglant avec des tomates, en imitant un enfant devant les sachets de bonbons ou en surgissant devant moi, un pistolet en plastique à la main. Je ne m’autorise que de brefs sourires car ma colère envers lui est toujours présente. Je refuse de lui pardonner tous les reproches dont il m’accable à longueur de journées. Malgré tout, quand il disparaît pour réapparaître à mes côtés coiffé d’un chapeau à fleur, je ne peux retenir un éclat de rire. Son visage s’éclaire alors et il me prend dans ses bras pour m’embrasser sur la joue avant de poser le couvre-chef sur ma tête :
— Il te va mieux qu’à moi. Mais, non, c’est moche, ça fait… vieille.
Il récupère l’article et repart d’un pas rapide dans les rayons. Que cet homme est étrange ! C’est vraiment dommage qu’il ne se comporte pas plus souvent ainsi. Il est tellement agréable, là, maintenant. Il parait si insouciant, si heureux. Il se conduit comme s'il n'avait jamais mis les pieds dans un supermarché. Serait-ce possible ? Il y a de grandes chances pour qu'il découvre en ce moment même les joies du ravitaillement. C'en devient une certitude, cette escapade est une première pour lui, et ça explique son attitude infantile.
J’étouffe un cri lorsque, dans la file d’attente de la caisse, deux bras entourent subitement ma taille. Je me retourne pour admirer ce visage parfait qui me sourit. Il ne relâche son étreinte qu’au moment où j’ébouriffe ses cheveux. Beaucoup d'hommes détestant ça, je prends le risque de refouler sa bonne humeur, mais il se recoiffe d’un geste et m’aide à déposer les articles sur le tapis, en continuant ses grimaces de clown. Il fait même preuve de galanterie en se chargeant des sacs de courses à mettre dans le coffre.
Sur le chemin du retour, nous nous égosillons sur les tubes qui passent à la radio, et nous rions encore de ses âneries dans le magasin quand nous franchissons la terrasse. Accueillis par le refrain entraînant d’un air latino, je pose mes sacs de courses et me rapproche de lui en dansant d'une manière aguicheuse. Je le débarrasse à son tour de ses cabas et entrelace nos doigts. Toujours chahuteur, il m'attrape alors par la taille et me pousse contre le mur. Son sourire s'efface, ses yeux ne quittent pas mes lèvres et je passe mes bras autour de son cou tandis que mes jambes encerclent sa taille. Sa réaction ne se fait pas attendre ; sa bouche se jette sur la mienne, nos langues se trouvent et nos mains s'agitent, avides du contact de l'autre.
— On ne vous dérange pas ?
Angie, excédée, nous ramène à la réalité. Son ton un peu fort et chargé de colère rameute le reste de la troupe. Mes pieds retrouvent le sol ; je remets mon top en place alors que Lukas se retourne et se recoiffe.
La furie n'en a pas terminé :
— Ça vous prend souvent ? Lukas, à quoi tu joues ? Tu ne la supportes pas la journée mais le soir tu ne te contrôles plus ! Il y a quelque chose qui m'échappe, là ; tu nous expliques ?
— Lâche-moi, Angie. Mêle-toi de ton cul au lieu de te préoccuper du mien !
Il part se réfugier dans sa chambre dont il claque la porte tellement fort que les murs de placo en tremblent. Je me sens alors seule au monde face à cette horde de visages scrutateurs. Les yeux noirs d'Angie me foudroient, mais je les ignore. Leandra est incrédule et Sybille me lorgne d'un air malicieux. John, lui, m'observe, curieux et intéressé. J'ai même l'impression de déceler une pointe d'inquiétude autour de ses prunelles vertes.
Je ne suis pas un livre ouvert dans lequel on peut lire impunément ! Terminé l'arrêt sur image, je remets les personnages en mouvement :
— Bon, je vais vider les sacs de courses.
Leurs regards inquisiteurs me mettent profondément mal à l'aise ; je dois m'occuper et m'éloigner d'eux. Je crois que leur mutisme est pire que l'interrogatoire qu'ils auraient pu m'infliger. Angie vient se planter devant moi, tandis que le reste de nos colocataires, s'éparpille autour de nous dans la cuisine.
— Qu'as-tu fait à mon frère ? Je ne le reconnais pas ! Il commence par te laisser conduire sa voiture qui n'est pas à lui, puis il couche à plusieurs reprises avec toi et se réveille dans ton lit ! Il te surveille toute la journée, il ne dit rien, mais je le vois te chercher et trépigner quand il te perd de vue ! Il se sent obligé de s'expliquer et va même jusqu’à s’excuser quand il t'injurie ! Il chahute et partage des secrets avec toi ! Pour couronner le tout, il ne m'écoute plus quand je le mets en garde ! Ce n'est pas lui ! Tu lui as lavé le cerveau ou quoi ?
— Non. Elle lui a lavé le sexe, ricane John. Ok, je sors.
Brillante intervention. Il fallait vraiment arrêter la furie dans son élan. Car ça fait déjà trop de choses à assimiler, là. Si elle ne connait pas son frère, comment le pourrais-je ? Je déteste cet homme à la plastique parfaite ; je le hais même, pour tout ce qu'il représente, mais aussi pour tout ce qu'il m'inflige. Pourquoi suis-je incapable de lui résister ? C'est comme s'il m'avait ensorcelée. Je voudrais réagir, me réveiller, mettre un terme à tout cela, pourtant je n'attends que son parfum, ses lèvres, la chaleur de nos étreintes.
Pour l'heure, nos quatre accompagnateurs attendent ma version. Je m'éloigne d'Angie d'un pas et laisse le plan de travail me soutenir lorsqu'une idée complètement folle me traverse l'esprit. Non. Non. J'espère que je me trompe. Si c'est le cas, je vais la toucher suffisamment pour qu'elle me fiche la paix :
— Es-tu réellement sa sœur ? Tes propos sont ceux d'une femme jalouse.
Ses joues se teintent de rouge et elle grimace lorsqu'elle vocifère d'une voix sourde :
— Tu crois savoir, mais en réalité, tu ne nous connais pas ! Je vais te dire ce que tu es : pour les gens de notre rang, tu n'es qu'un jouet ! Un vulgaire jouet dont on se débarrasse quand on en a un nouveau !
Je soutiens son regard :
— Alors de quoi as-tu peur, Angie ? Pourquoi une telle analyse de ton frère ?
Je l'ai touchée. Elle est hors d'elle, vénimeuse. Je parviens malgré la douleur de ses mots à conserver mon calme et à m'adresser à elle d'une voix posée :
— En effet, Angie. Dans quelques jours, vous retrouverez votre vie facile faite de faux semblants et d'hypocrisies. Moi, je prendrai les personnes qui me sont le plus chers au monde dans mes bras. Je les couvrirai de câlins, de bisous, je leur raconterai mon séjour ici, le salon. Mais une chose est sûre, je ne leur parlerai pas de vous. Je vous oublierai, de la manière dont nous ferons preuve chacun de notre côté. Une dernière chose, Angie. Tu n’imagines même pas à quel point j'ai hâte d'y être.
Frappée en plein cœur. Elle se dirige vers le couloir des chambres, puis elle se ravise. Elle ne peut s'empêcher de m'envoyer une dernière remarque :
— Jamais, tu n'auras notre classe.
Ce n'est pas un problème pour moi. Je n'ai aucune envie de ressembler un jour, de près ou de loin à une personne aussi vaniteuse qu'elle. De ne savoir rien faire car du personnel fait tout à ma place pour que je ne risque pas de casser mes ongles manucurés. Passer mes journées à me coiffer et à retoucher mon maquillage. Non, ça n'est vraiment pas pour moi.
Lukas choisit ce moment pour réapparaitre. Tout en dépassant sa sœur, sans nous accorder le moindre regard, et sur un ton de froides directives, il nous sermonne :
— Il est tard et j'ai faim. Je vais à la pizzeria. Pour une fois, j'aimerais souper en paix ; alors toutes les deux, soit vous faîtes en sorte de vous entendre, soit vous restez ici.
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