3-Brave ou lâche ?
Sasha ne voyait et ne ressentait que la douleur. Voir son meilleur ami se faire torturer n'est jamais facile, même pour une enfant née de l'anarchie. Elle savait qu'elle ne pouvait pas laisser ces bêtes le tuer mais elle ne pouvait plus bouger. Une partie d'elle-même était en train de fuir cette vision, d'abandonner son corps à cette réalité. Et, de toute façon, qu'aurait-elle pu faire ? Elle n'allait tout de même pas s'interposer pour provoquer ces géants. Une vingtaine de mètres les séparait d'elle mais la jeune femme se sentait trop près de l'action pour rester dans l'expectative. Courir loin aurait été préférable, fuir cette réalité, cette violence qu'elle côtoyait depuis sa naissance. Mais cela lui était impossible. Cet acte de lâcheté aurait signifié l'abandon de son ami. Ce même ami qui aurait donné sa vie pour elle sans hésiter.
Sasha se mit donc en quête d'une façon de le sauver sans se faire tuer elle aussi. Elle prit le temps de regarder autour d'elle à la recherche d'indice, d'aide. Il y avait des passants qui regardaient eux aussi la scène qui se déroulait, des marchands, barricadés derrière de grandes vitrines et d'épais barreaux, mais aucune trace d'un quelconque allié.
Un autre coup frappa...
Elle devait réfléchir...
Ne pas se laisser distraire...
Ne pas se jeter dans la gueule du loup.
Quatre rues menant au centre-ville entassaient, à l'entrée de chacune d'elles, les ordures, les déchets dont personne ne voulait. Une de ces sorties se trouvait juste derrière le café où était attablé le gang qui avait les yeux rivés vers leurs amis, applaudissant ou sifflant de temps à autre. La vue de ce chemin, qu'elle savait véritable dédale, la mena à élaborer un plan à l'allure onirique. Il fallait, pour se faire, que Gavroche sache retrouver ses esprits à temps.
Sasha avança d'un pas lent, presque contrôlé, s'arrêtant de penser pour s'empêcher de renoncer. Bravant le danger, elle se dirigeait vers le gang. Subrepticement, elle s'assit à une table, la plus proche d'eux qui lui permettait de leur tourner le dos. Gavroche avait arrêter de la regarder. Peut-être avait-il compris son plan ou peut-être qu'il était simplement trop épuisé pour garder les yeux ouverts. Sasha espérait de tout son cœur que c'était la première solution.
Une autre gifle retentit.
Une vague de sursauts la traversa. Le bourreau dit quelque chose mais ses mots ne parvinrent pas à Sasha qui devait rester concentrée. Tous les membres du gang se mirent à rigoler ; c'était le moment ou jamais. Profitant du bruit général, elle se pencha en avant afin de dérober un petit flingue qui encombrait la veste d'un de ces meurtriers. La jeune fille ne s'y connaissait pas très bien en armes à feu mais elle savait à peu près s'en servir. Du moins, c'est ce qu'elle espérait. Elle avait eu affaire à un pistolet, une fois, quelques années auparavant. Quand elle vivait encore à la campagne, sa grande sœur, Élise, avait dérobé l'arme que leur grand-mère leur cachait. Elles avaient tiré sur des cannettes vides dans un champ éloigné de tout. Cela devait être quand Sasha avait 6 ou 7 ans. Peu de temps avant que sa sœur ne périsse. C'était le souvenir le plus heureux qu'elle avait de cette époque, étant alors d'une excitation inconsciente d'une ignorance de la mort et de la souffrance. Sasha pensait à son passé quand le présent la rattrapa.
Le groupe était toujours en train de rire lorsque la hors la loi, si ce terme pouvait subsister dans ce monde, rangeait son nouvel armement dans la poche de son manteau, arrivant à masquer son tremblement. Retenant sa respiration, elle s'éclipsait. Alors qu'elle regardait aux alentours, elle croisa le regard d'un petit garçon aux cheveux blonds qui avait vu la scène. Il l'interrogea d'un imperceptible mouvement de tête, Sasha lui montrait alors le gang derrière elle et il hocha la tête, d'un air entendu. Il faut dire que peu de gens approuvaient leurs attitudes mais personne n'osait les affronter. Enfin à l'exception de Sasha, dans quelques instants.
Prenant une grande inspiration et, désobéissant à la plupart des règles qui lui avaient permis jusqu'alors de rester en vie, elle s'avança d'un pas assuré, tête haute, l'adrénaline la portant, la peur l'enlaçant, vers ces dangereux hommes mais surtout vers son ami en détresse. Une foule s'était formée autour d'eux donc elle devait jouer des coups de coudes pour passer. Les gens râlaient, grognaient et juraient. Elle était comme une petite souris se déplaçant en plein troupeau de bêtes sauvages, cherchant à atteindre les pires animaux de la forêt afin de sauver un autre rongeur stupide. Elle parvint enfin à s'arracher à cette horde d'humains puants. Le silence se fit. Les rires et les grognements s'arrêtèrent un instant. Tous les regards s'étaient rivés sur l’intruse qui avait osé perturber un spectacle pour le moins divertissant. Tétanisée, le temps passait mais elle ne bougeait toujours pas.
Sasha se rendit alors compte que le bourreau de son ami la regardait d'un air interrogateur. Il avait l'air jeune mais on pouvait lire dans les traits de son visage qu'il avait vécu plus d'aventures que la plupart des vieillards. Sa tête ronde était parsemée de courts cheveux noirs et Sasha remarquait que l'une de ses oreilles manquait. Elle avait probablement été arrachée lors d'un violent combat. Pour rien au monde la jeune femme n'aurait voulu voir l'état de son adversaire. C'était un dur à cuire mais il n'était guère né comme cela. L'environnement dans lequel il avait vécu l'avait façonné de cette façon. Avant la Libération, il aurait pu être un bon médecin, un bon mari et un bon père. C'est pourquoi Sasha ne le haïssait point. Elle était surtout énervée envers les Libérés, habitants qui avaient organisé cette révolution il y a 19 ans. Ils avaient choisi pour tout un peuple et pour toutes les générations qui suivraient un avenir sans espoir car eux n'en avait plus. Sans réfléchir, elle dit :
- Hein ?
Pas très recherchée comme première réplique lorsque l'on s'apprêtait à attaquer quelqu'un mais c'était sorti tout seul. Il sourit, laissant découvrir quelques dents noircies, les autres étant simplement absentes. Sasha fixait ce trou dentaire, plongeant dedans, tentant d'oublier sa mission suicide.
-Tu veux venir t'amuser avec nous ? On aura bientôt fini de s'occuper du jeune et après, on a tout notre temps libre...
L'audacieuse posait alors ses yeux sur les siens, pénétrants, effrayants. Ils la détaillaient de haut en bas. Elle se concentrait sur ce détail de son visage, tentant de vider son esprit de tout doute, de toute hésitation. Cela sembla marcher puisqu'elle n'eut aucun scrupule à sortir l'arme qu'elle avait dérobée pour lui tirer dessus. La balle le toucha à la poitrine et, même si elle ne perfora pas le cœur, le blessé n'avait aucune chance de survie compte tenu de l'aide médicale qu'il n'aura pas. Sasha ne prit pas le temps de s'attarder sur ce qu'elle venait de faire. Elle continua sa marche et, voyant que l'homme qui tenait auparavant Gavroche l'avait lâché sous le choc, elle lui tira également dessus, avec moins de précision que sur le premier mais toujours avec autant de désintéressement. Par chance, si l'on pouvait appeler ça de la chance, il n'était pas mort, il s'écroula juste à terre, sa blessure formant une flaque de sang. Sasha en profita pour le prendre en otage avant de se placer devant son ami. Lui aussi avait failli tomber mais était parvenu, tant bien que mal, à tenir debout. Il n'était pas en aussi bon état que Sasha l'espérait, courir lui serait impossible. Cela chamboulait tout son plan. Ils ne pourront pas simplement s'enfuir, il leur faudra se battre. Les gros durs attablés au café n'avaient pas encore réalisé ; ils n'avaient pas l'habitude de se faire attaquer. Ils ne comprirent la situation que lorsque la meurtrière leur dit, froidement :
-Ok. Maintenant c'est à moi de m'amuser un peu.
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