Antilles-Guyane
Je m'appelle Henry Thiers. J'ai la soixantaine approchante. Je suis calme et serein. J'attends.
J'ai déclenché ma balise de détresse cette nuit aux alentours de deux heures. Mon mât et ma voilure font planche dans l'eau. J'attends, je dérive, je roule sous la houle atlantiste poussée par les Alizées. Tout va bien.
C'est de la plaisance.
Je suis parti de chez moi il y a huit mois de cela.
Ma femme avait demandé le divorce, je vieillissais, je m'ennuyais dans mon boulot, je n'avais plus rien à me raccrocher. Je suis parti sur "Spica", mon voilier pour une transat. J'avais mis un mois à tout préparer en discret, l'armement, les démarches, l'étude de ma traversée, le carénage, l'avitaillement.
"Spica", c'est le voilier que j'avais acheté il y a une dizaine d'années rêvant d'évasion, de moments magiques avec ma femme, mes gosses, à naviguer au large de Marseille...Dès la première sortie ma femme avait dit halte à tout, brisée l'image, brisées les envies, brisé le rêve. Peur que les gamins âgés de 8 et 10 ans à l'époque tombent à l'eau, nauséeuse, elle m'avait dit "C'est bon là, ça sera sans nous maintenant" Ainsi, j'ai mis en sommeil mes ambitions d'évasion, d'aventure. Le voilier est resté accosté comme ça à quai pendant ce temps. Je le sortais une fois par an pour passer un après-midi avec mon frère lorsqu'il venait passer quelques jours de congés. Bref, ça n'avait rien de bandant comme truc jusqu'à maintenant.
Le divorce, ça avait été le déclenchement. Il ne me restait plus qu'à avoir les couilles de. Je les ai eues, je crois. Un lundi matin, ma femme partie à son bureau, j'ai laissé un mot sur la table. Un petit mot, pas grand chose, je ne savais quoi écrire de plus long. "Je suis parti, je n'ai pas pu, pardon. Je fais route à l'Ouest sur Spica. Henry"
Le soir d'avant, nous avions fait l'amour comme ça nous arrivait encore de temps en temps, même en instance de divorce. Il y avait eu de la conviction et de la tendresse et on avait fini par s'endormir collé-collé. Mais c'était plus de la routine qu'autre chose à vrai dire. On essayait de se convaincre. J'y avais mis de l'effort tout de même, elle avec. Je crois que nous avions joui. Comme une dernière fois.
Au moment de passer les jetées du port, je confesse, j'ai eu un doute, un léger et subtile doute. A savoir si j'avais vraiment envie, à savoir si j'avais vraiment la force de le faire. Et puis, plus rien, le vent filant sur la voile, tout devant. Rien ne pouvait arriver. Rien ne pouvait revenir. Je sifflais.
Je suis donc parti ainsi. Petit, petit. Les Baléares, Gibraltar, les Canaries, Cap vert et puis le grand bond porté par les Alizées. J'avais eu au cours de cette traversée rien d'autres à faire que ma parfaite petite routine. J'en étais impressioné de tant de facilité. Alors, alors, c'est ça les grandes aventures, voguer peinard et doucement vers l'autre côté. Je ne me souviens même pas m'être ennuyé, eu peur de cette grande bulle d'horizon tout autour. Rien, paisiblement. Presque un peu déçu au fond sans doute.
Arrivé aux Antilles, je m'étais vite pris de passion par contre pour l'oisiveté et le ti-punch quotidien. Etions quelques-uns comme moi dans les marina. Un peu émerveillés d'être là. Un peu naïf, aussi. Pendant un mois, je fis des sauts de puce, d'île en île. Martinique, Guadeloupe, Dominique, Sainte-Lucie, Saint Vincent, les Grenadines. Un peu ravi, un peu enchanté, un peu libre. Sous ce climat, vent toujours et gros grains, soleil couchant sous la chaleur légère. Une vie.
Pour tout dire, au bout d'un mois, je me mis à diverger un peu. J'étais tout comme cette météo aux humeures changeantes. Un genre d'âme vesou qui me suintait de manière tout à fait aléatoire. Juste les punch me rendaient un peu le sourire et la joie dans ces moments-là.
C'est ainsi qu'un matin où je me réveillais, rempli de cette mélasse, j'ai rallumé mon téléphone. Il était rangé depuis mon départ au fond d'un casier de ma cabine. Je l'avais presque oublié et puis réapparu comme ça, le jour d'avant, en fouillant dans mes affaires, je l'avais déposé sur ma table à carte.
Dedans des dizaines de messages. De ma femme, de mes gamins, de ma famille. Je les ai lus rapide. Tous plus ou moins les mêmes. Je me suis alors mis à répondre au dernier que ma femme avait envoyé. Lui disant que j'allais bien, que j'étais bien que j'étais aux grenadines, que cela me faisait du bien. Qu'elle passe le message à tous. Bref, bref, des choses ordinaires.
Trois jours plus tard, alors que je ronflais dans ma banette après un apéro antillais avec des voisins de pontons, j'entendis sa voix et quelques coups sur la coque. Je m'étais levé direct et avait pensé " Putain, fait chier" pour être tout à fait honnête. Sorti à moitié à poil de ma cabine, je lui souris benoitement. Elle avec. Elle était venue toute proche pour finir par m'enlacer de ses tentacules.
Ca me répugnait, je l'enlaçais avec.
Je ne sais pas pourquoi j'avais un tel sentiment de haine désormais envers elle. Bien plus ici que de l'autre côté de l'océan. Là-bas, c'était la petite haine des couples en fin de vie. Basique. Mais là, là, je ne sais pas . Sans doute était-ce son irruption dans ma tranquilité qui avait fait ressortir tout cela, la frustration, la desesperance. Tout bien lâche, bien sûr, rien ne paru.
Elle prit l'après-midi pour me dire qu'elle avait eu peur pour moi, qu'il aurait pas fallu que je parte comme ça, qu'il fallait qu'on lutte, qu'elle s'était peut-être trompée en demandant le divorce et tout le tintouin. Nous avons bu rhum après rhum jusqu'au soleil couchant, ainsi. Plus moi qu'elle d'ailleurs. Et patati, et patata qu'elle parlait.
J'ai eu une vie tout à fait modeste à la Houellebecq. Un peu de boulot, un peu de cul, un peu d'échec et beaucoup de désabusement. Ma seule petite folie fut de partir, faut-il encore qu'on vienne me rechercher ! J'en étais tout à fait au bout. Et elle à parler toujours, là, à quelques centimètres de moi, ce n'était plus supportable, vraiment.
" Je devais partir demain matin pour la Guyane avant de descendre au Brésil, tu m'accompagnes ?"
C'est ce que je lui ai demandé quand j'étais une fois bien rond, bien ivre. Cette conne n'a pas hésité, m'a répondu "Bien sûr!"
C'est donc le lendemain que nous avons appareillé cap Sud-Ouest.
Nous naviguions depuis trois jours, elle n'avait presque pas mis la tête dehors, malade comme une chienne sur les Alyzées. J'en profitais pour bien picoler, dehors, le regard fixe sur l'horizon, à me dégraisser le cerveau.
Je ne sais même plus comment cela m'est venu. Cherchais-je un coupable à ma vie ? Peut-être. Je me suis monté l'histoire en accéléré. Sans y penser, sans y réfléchir tout à fait.
J'étais descendu dans la cabine, elle dormait, elle ne faisait que ça dormir. M'approchant d'elle, je n'ai même pas eu un centième de seconde d'hésitation. J'ai passé un bout derrière son cou, deux tours, elle s'est réveillée, j'ai serré. Le cri était dans ses yeux, de plus en plus en fort, de plus en plus gros, tant qu'à un moment j'ai bien cru qu'ils allaient littéralement sortir de leurs orbites.
Combien de temps cela a duré, je ne sais pas, un peu plus long que je pensais en réalité.
Puis d'un coup, plus rien.
Je suis ressorti de la cabine, un peu en sueur, un peu excité, un peu soulagé. C'était fini.
J'ai décroché le hauban tribord, le mât n'a pas eu long avant de céder sur la constance du vent d'Est de février. J'ai déclenché ma balise et me voici à attendre.
Un cargo me recherche, je l'entends à la VHF, je lui réponds, il ne m'entend pas. Je vois ses feux de navigation, là-bas dans la nuit.
Tout proche de mon voilier, le cargo commence sa manoeuvre de récupération, l'échelle de pilote gréee sur son tribord, je suis sain et sauf, seul.
J'ouvre les vannes de coque, je saute sur l'échelle.
La vie est simple comme de toutes petites phrases, de tout petit moments.
Je suis serein.
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