Istanbul
Nous voici presque tout proche du moment, de la « débarque ». Golfe de Guinée, Nigeria, Lagos. Chaque pipoteur de marin vous le dira. Ce n’est pas la place où aller. Nous y avons mouillé depuis la matinée. Comme toutes ces côtes autour de l’équateur, nous n’y voyons du large qu’une épaisse bande de brume. Dans quelques jours, ne sait-on pas quand dans l’imprécision délicieuse africaine, nous y accosterons. Dans quelques jours, ne sait-on pas quand dans l’imprécision délicieuse africaine, je traverserai tout ça probablement dans un véhicule blindé et armé pour aller à l’aéroport et rentrer. Est-ce donc là les dernières aventures possibles en ce monde, les dernières secousses pour les grands voyageurs ?
Dans l’attente de ce dernier, j’allai profiter des quarts au mouillage pour me plonger dans mon passé, y trifouiller, voir si il y en avait déjà eu, quelques aventures. Sans conviction. Les aventures, aujourd’hui, ce n’est plus du vécu, c’est de la littérature. Que je me disais pour de vrai. De la fiction, oui. Tant tout est idem partout. Ce qui est bien dommage, c’est que j’avais fait ce métier, j’avais choisi tout ça pour cela. Et pour seule aventure, fait d’armes, j’allais traverser une ville dans une voiture blindée à regarder à travers la fenêtre. Petit-lait la réalité ?
Je n’étais pourtant pas en reste de petites escapades dans des contrées, mais toujours étaient-elles furtives, étaient-elles décevantes tant la merde a partout l’odeur de merde. Pour parler sec. Il reste encore que des gens comme moi, tout à fait naïf, qui s’accrochent à l’idée toujours. Je me laissais donc décevoir souvent, en toute volonté.
Pour parler, j’en revenais alors à ce vieux Stamboul. Comme je l’avais pris, lui, en plein cœur des années de là. Une des perles qui me faisait encore croire à la possibilité d’être étonné. Tout cela m’était revenu il y a quelques mois lorsque nous descendions le Bosphore, de la Mer Noire vers la Mer Égée, avant que de venir tout ici.
Nous filions sur le Bosphore, au milieu de la nuit. Tout entre Europe et Asie. Il y avait d’une rive, l’autre toutes ces rêveries nocturnes que m'a compté l'Orient. Palais, Mosquées, villas s’accrochaient sur les rives encaissées, snobaient notre passage lassés depuis des siècles de cargo sur le Bosphore. Ça et là hissés très haut flottaient aux vents de la mer Noire d’immenses drapeaux turques rappelant à qui passe le passé prestigieux. Arrivant devant le vieux Istanbul ; Haga Sofia, Sultanhamet, puis de l’autre côté de la corne, la tour Galata ; puis du coin de l’Asie, cachée derrière ses digues, la délicieuse gare d’Haydelpasa avaient tout réveillé, avaient ravivé à ce moment le feu du voyage.
C’est de cette dernière, des années de là, que j’étais arrivé par ailleurs. Je me souviens de ce train que j’avais pris tout comme un de banlieue. Moche, moche, moche et bondé, filant à travers les barres d’immeubles. C’est cela qui m’avait alors marqué, ce contraste entre le train, le trajet à travers le gris et l’arrivé dans ce terminus si somptueux. Car Haydelpasa, au fond c’était ça. Un terminus. Là où se terminaient tous les chemins de fer de l’Asie ; où venaient mourir chaque train avant que de repartir. Était-ce alors mon cas aussi ? Probablement en ces temps-ci.
J’avais pris le premier vapeur sorti de la gare. Le ciel bleu, les mouettes et les vieilles turques qui leurs donnaient du pain rance animaient l’appareillage proche. Les deux coups de sifflets annonçaient le dernier appel. Alors, les vieilles femmes montèrent à bord et déjà les deux moteurs balançaient leurs ronronnement nous lançant vers ce trait d’eau. Union entre deux continents où se faufilent porte-conteneurs et pétroliers descendant des contrées russes pour l’Ouest.
A ce moment-là, je venais de passer un mois dans un hôtel, d’une ville chantier quelconque, à suivre la livraison d’un nouveau navire pour l’armement qui m’employait. Je n’avais en tout et pour tout fait en ce pays seulement le trajet qui me reliait au chantier chaque matin à pied. Il n’y avait eu au fond dans cette cité grise tout à fait, encore que le Muezzin du haut de son minaret pour me rappeler que j’étais ailleurs. Et encore, cette voix fut-elle un enregistrement automatiquement diffusé par d’immenses hauts-parleurs accrochés à ces pointes.
Un peu désenchanté, comme tout blasé de tout à force d’avoir déjà trop vu partout la même chose, les mêmes crimes, la même misère. il m’avait fallu bien du ressort pour ne pas passer cette journée « off » au fond du lit.
A l’instant du milieu du Bosphore, entre vraquiers et petites barques de pêcheurs, bouchons sur l’eau, là où s’ouvrait devant moi ce Stamboul éternel, je ne regrettais plus bien entendu de m’être forcé . J’avais de nouveau les yeux grands ouverts. L’Orient devant.
La ville lançait ses milles pics vers le ciel, ses coupoles vertes grises apportaient la douceur du voyage que j’avais oublié. Alors que le vent du Nord commençait en cet automne à se montrer, la ville reflétait inlassablement, encore et toujours, cette chaleur orientale tout rien qu’à travers son aspect, ses courbes, ses ombres et ses formes.
Accoudé aux batayoles, tout proche de notre arrivée sur ce bout d’Europe, naïvement me croyais-je, me prenais-je encore pour un grand voyageur, l’âme grand ouverte à ces senteurs d’Orient.
Très vite bien entendu, je m’en étais pris une. De claque. De réalité. Devant les bus de touristes aux oreilles de Mickey. Comme partout ailleurs. J’avalais ma salive et je filais très vite dans les rues. M’enfoncer dans celle-ci me paraissait alors comme un des meilleurs moyens de sentir la ville. Sûr, j’allais de fait ne rien voir de l’Istanbul tourist tour. Ni mosquée bleue, ni bazar, ni rien de tout ce que ces guides vendus à tour de bras aux touristes parlent. Je m’enfonçais donc dans le Stamboul où j’espérais encore un peu de folie, un peu de charme, un peu d’Orient.
Un peu partout ce drapeau rouge et blanc flottait. Je crois n’avoir jamais vu un pays aussi fier de son drapeau à en devenir oppressant. Je pense profondément que tout cela émane d’un complexe profond. Dans le sens où l’empire a tant inscrit sa grandeur dans l’histoire que la Turquie actuelle, presque toute riquiqui, s’efforce de sautiller sous ses drapeaux pour leurrer son monde et faire croire qu’elle est aussi toujours grande. Un genre de complexe de la grandeur et la beauté passée comme les déjà vieilles qui se font liftées mais qui ne trompent guère.
De ce que je voyais, certes, la ville avait comme partout ailleurs subit le ravage de ce qu’on appellera l’occidentalisation, puis la mondialisation. Il n’y avait alors bien que le visage marqué des anciens assis, les silhouettes tout en ombre de ces femmes voilées et ces pans de murs noircis pour ne pas s’attarder sur les milles panneaux publicitaires comme tout ailleurs.
Très vite cependant, quelques boutiques délabrées, vieux assis à boire le çay et des chiens si nombreux dans les recoins, tout comme entassés, me tricotaient l’enthousiasme. Je sentais qu’en poussant encore un peu plus loin...
M’enfonçant plus encore, alors, bientôt j’arrivais. Là où est la vie. Là où est la ville. Pas l’artifice, pas la face où touristes viennent bouffer de la Mosquée comme ils bouffent leurs donuts. Nous étions dans ce quartier d’Eyup si cher à Loti. Je ne l’avais jamais lu que dans ses livres, mais déjà je savais m’y trouver. Tout comme paralysé dans le temps, rien ne semblait bouger. Il y avait la vie, oui, mais elle ne se voyait pas. Tout se passait derrière. Derrière les fenêtres, derrière les murs, derrières les devantures de petit bar, petits troquets à thé. De temps en temps, des petits vieux, un gamin qui joue au ballon, une de ces dominos qui descend la rue, panier à la main jusqu’à temps que sa silhouette disparaisse. Les regards qu’on y croise, si peu nombreux soient-ils, sont d’une dureté sans nom, sans pour autant être agressifs.
Je me sentais, pour tout dire, comme l’intrus dans l’aquarium, l’anachronique. Ici, la vie ne bougeait pas, je passais devant comme un épouvantail. Pour eux, je n’étais qu’un touriste de bus qui s’était égaré, cela allait sans dire. Probablement avaient-ils un peu raison, au fond. Ils acceptaient mon passage inoffensif, mais comptaient bien que je ne m’y attarde point trop. Ce que je m’attelais à faire, continuant à marcher, mes pensées vivaient, voulaient s’acclimater à cette manière de vivre, impassible au temps. Sans heurter, sans perturber. Je n’étais rien d’autre que passager au centre de l’histoire, de l’immobile. Pas à ma place, mais bien ici.
Pour être tout à fait honnête, bien convenu que ça et là l’occident avait néanmoins laissé sa trace, mais si peu au fond, si superficiel.
J’avais eu, oui, dans ce quartier, la sensation, fut-elle éphémère, de la possibilité, de la quiétude. Comme si rien ne pouvait ébranler ce roc que constitue ce quartier. Les odeurs, les gens, les murs, les pavés, les chaises sur les toits. N’étaient-ils pas tout aussi emplis de sagesse que ma présence comme un virus. Il y avait oui en moi le paradoxe de me sentir à ma place tout autant qu’intrus.
Ainsi, j’en avais fini, je m’en étais allé doucement à force de vagabonder en m’imprégnant encore de cette sagesse évanescente vers les rives de la corne d’or.
Arrivé, je me posais un instant à regarder, du quai, zigzaguer les agiles caïques sur ce bleu miroir. Je me posais et je laissais mon esprit voyager aux effluves orientales. Je colorais tout ça et je me sentais presque vivant. Les aigreurs étaient restées là-bas en France ; les erreurs avec. Il n’y avait dès lors plus rien qui prenait sur moi, ni cette femme que j’avais quitté, ni les anciennes déceptions avant. Comme je le ressentirai des années plus tard dans la Venise, l’océan des possibles était là à mes pieds en cet instant. J’étais tout comme libre, un truc comme ça du moins. Enfin qui y ressemblait.
J’avais après mes errances dans ce si délicieux quartier, décidé de monter là, sur les hauteurs au café Pierre Loti. Lui aussi rochefortais, lui aussi marin. Quelques décennies et quelques métamorphoses entre. Lui aussi surplombant ces cimetières turques où dorment d’anciennes âmes communes.
Il y avait là les cyprès, les allées et les cafés à la turque qu’ au fond, pour être honnête de mon séjour j’en ai entendu parlé qu’ici. Et surtout, surtout, tout en bas, ce bras de mer, ce large filet filant à travers. Puis le fuyant notre regard avait le loisir de se perdre au loin dans le Bosphore, s’hissant entre coupoles et minarets sublimes au déjà déclin du soleil. La légère brume qui floutait tout cela n’y fera rien, ne changera rien à la magie de ce que je voyais. Ni le terrain de football qu’on voit juste en bas d’ailleurs. Ni les touristes assis à la terrasse.
Le sourire et les poumons ouverts au grand vent catabatique. Il n’y avait plus de cataclysme possible que dans le passé. Aujourd’hui, il y avait la soif, la rage et l’envie. Tant que je ne me souvenais plus depuis combien de siècles, j’avais eu une telle hargne de vivre, de résister, de bouger.
Lorsqu’il eu été temps de faire le retour déjà, je n’avais pas pris de café. Je m’étais engouffré dans une genre de téléphérique qui redescendait tout en bas traversant par-dessus l’étendue. Accroché à ma bulle, je surplombais un de ces nombreux cimetières. Deux « dominos » noires en train de prier au-dessus d’une tombe. Je regardais, dessus était marqué « O Djénane-Feridé-Azadé ». Les désenchantées impassibles continuaient leurs prières.
Le soleil couchant, tandis que j’étais assis dans le vapeur, emportait avec lui les milles couleurs de la ville pour la laisser se parer de milles bougies qui feraient vivre à jamais dans mon souvenir l’Orient et le rêve.
Était-ce tout là au fond l’aventure, la vraie, l’unique. Oser saisir les moments où on se sent vivant, vivant et libre.
Nous ne sommes pas Loti, puisque les métamorphoses ont rendu ce monde uniforme. Il n’y a plus de culture à découvrir. Tout juste une grande aventure, une grande quête à se trouver, à se tricoter des moments glissants et doux, à vivre debout.
Le voyage, lui, n’est qu’une excuse, un alibi. Tout juste.
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