Dubai

9 minutes de lecture

Il y a cette acidité qui remonte, brûle tout sur
son passage.
Il y a cette odeur de pisse de chiens, d’hommes.
Ammoniaque dans les narines.
Il y a ce dégueulasse par terre, sur mes
vêtements.
Il y a mes yeux qui pleurent.
Il y a les passants que j’entends derrière.
Il y a la rue qui gronde encore de ses voitures,
de ses klaxons.
Il y a ma solitude dans le coin.
Je ne suis pas ce que les gens parlent derrière
moi.
Tout juste ai-je cherché la vérité un peu trop loin peut-
être. Aujourd’hui même, à cet instant, bien que mon
état semble montrer le contraire, je suis au plus près de
la lucidité.
Atteindre l’acidité pour se laisser prendre par la
lucidité. Ou l’inverse.
Dans quelques instants sans doute aucun, la sorte de
police me coffrera. Je passerai des sales moments
jusqu’à temps que ma compagnie, mon ambassade
vienne me sortir avant lapidation publique.
Ana m’a quittée, il y a une semaine maintenant.
Je lui faisais peur qu’elle m’a dit.
On avait pourtant parcouru quelques mois ensemble.
Nous nous étions rencontrés. Nos corps s’étaient
rencontrés. Avaient navigué l’un dans l’autre, jour après
jour.
Cheveux bruns, yeux mi-bleus, mi-verts, un accent
légèrement désagréable du Sud, du Sud-Ouest.
Nous avions ri, nous nous étions attendris dans le lit et
ailleurs. Gentille et imprévue, belle et folle.
Lorsque je l’avais vue, entendue, je me souviens très
bien de ce qui m’est venu en tête. « C’est elle ». En y
croyant ce coup-ci, bien entendu.
Depuis mes vingt ans, j’accumulais les
looseuses de première. Je ne les regrettais pas, elles me
laissaient juste indifférent. Indifférent devant leurs
séductions, devant leurs corps mi-nues, devant leurs
numéros de charme, de pleureuses. Je faisais comme
jusque là, jusque je les quitte définitivement. Pleureuse
plus encore alors, rageuse en option.
Elle, Ana. De la différence à lui dire je t’aime et
le sentir.
Je ne sais pas si c’est que je me sentais si bien, si vivant
auprès d’elle, mais j’ai voulu aller encore plus loin. Je
veux dire, me chercher au milieu, me trifouiller les
intestins et l’âme. J’avais eu soudain, à son contact,
envie de ne plus agir sous contrôle. Oui, je souhaitais
qu’une chose : lâcher les brides, partir dans un galop
infini sur une de ses plages vides.
Elle m’y poussait avec. Sans l’intention probable.
Riant. s’esclaffant. S’élançant vers moi comme une
actrice dans un film d’A.
Un jour, je venais la chercher en sortant du boulot pour
partir direct fusée à l’aéroport. Nuit d’hôtel à Tokyo des
heures après. Faire l’amour. Et revenir. Tout juste parce
que j’avais vu un reportage sur youtube dans la journée.
LE XXIème siècle avait ça de formidable et de
désolant. Pouvait-on se permettre n’importe quel
voyage sur la planète en moins de 24 heures. Si tant est
en avoir les moyens.
Je les avais. Je bossais dans l’offshore pétrolier. Le roi
du pétrole, c’était moi. Je ne voyageais qu’en classe
business, dormais que des étoiles 5 et plus. Je bossais
une dizaine de jours par mois, touchais 100 à 120 k€
par an, hors intéressement. Je pouvais presque me
permettre tout ce dont les gens rêvent. Je faisais ma
pute au pétrole et il me le rendait bien.
J’agissais comme un adolescent en quête
d’aventures, de conflits, de défis. Je voulais affronter la
réalité comme un boxeur, comme j’en avais envie. Je
voulais savoir où je pouvais me mener dans le plus
profond. Dans la rue, en soirée, j’insultais, je riais de,
j’enlaçais des inconnus, juste pour impression première.
Il n’y avait plus de faux-semblants établis dans mes
relations aux autres.
J’avais renvoyé dans les cordes toute ma
famille. Appelé mes ex une par une quand elles ne
m’avaient pas black-listé, pour leurs dire que j’étais
heureux et que je les emmerdais autant que je m’étais
emmerdé avec elles.
Ana regardait, écoutait la scène, assise en tailleur nue
dans le canapé. Elle souriait. Me demandant une fois
terminées mes diatribes, si un jour, elle aussi, elle
recevrait un coup de téléphone. J’avais ri. J’avais dit.
« Ne comprends tu donc pas, tu es l’origine du
monde ! ». Je l’avais rejoint si vite dans le canapé que
nos deux corps s'étaient entrechoqués. En son centre
l’origine du monde. Va et vient. Immenses dans le
silence.
Elle m’avait dit je suis si bien avec toi, dans tes
bras, sur ton corps. Moi, je l’avais crue. Je l’avais
dessinée sur ma peau. Je veux dire que j’avais ôté
définitivement tout doute de mon esprit, toute
possibilité d’être déçu. Tout, à ce moment-ci, était
devenu possible dans ce grand terrain vague.
J’avais des crochets à la place des mains tant je voulais
gratter, explorer, perforer tout. J’ai à ce moment là
démissionné, ils m’ont dit préavis, j’ai dit OK. Je
voulais m’en sortir en somme.
Je squattais plus et plus encore son appart’, son
lit, son corps. Quand elle partait bosser, je me plongeais
la tête dans sa lingerie, dans l’oreiller où elle dormait.
Je voulais m’imprégner au plus proche de son odeur
saupoudrée d’amertume. Je m’achetais des 8-6 à la
chaîne au chinois du coin. Puis, je commençais à
écrire sur mon carnet.
Je voulais purger de mon esprit tout ce qui me prenait
de l’espace, du temps. Matériel ou immatériel. Réussir
à écrire quelque chose en faisait parti. Ça c’était à cause
de Buk, que j’avais lu, plus jeune, ce goût.
Je voulais réussir à décrire la barbarie, la folie, le
pessimisme et l’optimisme dans ses traces.
Je voulais dans un sens raconter mon histoire, très
égoïstement, comme tous. Ces Beigbeder, Zeller, Rey,
Despentes et autres Tong-Cuong qui peuplaient ma
bibliothèque. Sans oublier, plus haut encore, Céline,
Bukowski. L’humain au milieu.
Je balançais alors ce qui me passait par le crâne,
sans rature, à l’instinct. Plus je noircissais les pages,
plus ça devenait rapide, direct, automatique.
Le soir, elle lisait. Elle me répétait, c’est bien, c’est
beau, ça ne veut rien dire, obscur pour quelqu’un en dehors de ton cerveau. Mais beau. Elle souriait en
même temps. J’avais envie de bouffer son oreille droite
alors. Je lui racontais Madame Bovary, c’est moi.
Qu’est ce qu’on peut être con parfois, prétentieux en
sus. Elle souriait encore.
Il n’y avait pas de passé entre nous. Ni elle,
encore moins moi n’abordions le sujet. Nous étions
vierges l’un de l’autre. Il n’était pour moi pas
convenable, pas envisageable de s’alourdir d’une
quelconque évocation de ce qu’il y avait eu avant. Ça
aurait été du lest superflu à notre histoire.
Nous baisions sans différence de celles et ceux qui y
étaient passés avant. Du vent de liberté au sommet de ses
seins. On s’inventait le Kama-sutra itinérant. Lit, tapis,
table, lave-linge, chaises, canapés, balcon, voitures,
baignoire, bancs publics, cages d’escalier, toits, table
basse. Liste non-exhaustive. A l’endroit, à l’envers,
dessus, dessous. En privé, en public.
Seuls comptaient nos deux corps unis à l’instant.
Nous faisions liberté de nos sensations, de nos envies.
Il y avait un pacte indéfini. J’étais James Dean, elle
était la route. Ou l’inverse. Ou rien. Plus moi qu’elle
sans doute à cette sensation. Faut être honnête.
Un soir, je lui avais dit, après un missionnaire, tu ne
voudrais pas démissionner, tu ne veux pas qu’on se
barre, sur une île, à la montagne, dans une cabane et
qu’on attende ensemble. On vivrait de rien à poil au
milieu de rien.
Elle avait souri différent ce coup-ci, plus délicate. Elle
m’avait juste répondu, son doigt sur ma bouche «
attends un peu ». Puis était descendue plus bas pour y
mettre sa bouche.
Tout le matériel m’ennuyait de plus en plus
avais je déclaré. Tant est si bien que je vivais quasi tout
le temps à poil, les couilles en guirlande. On se sent
bien nu quand on le veut. Je veux dire le poids en
moins sur le corps, là -aussi, ce n’était pas rien. Je ne
crois pas m’être senti aussi libre que quand nous avions
dansé là, dans ce salon, corps contre corps, peau contre
peau. Nous dansions si mal tous les deux, toujours à
contre-temps que ça en devenait d’origine divine. Je ne
savais pas, nous ne savions pas à ce moment-là que
c’était probablement la dernière.
Il y avait l’Amour et sa périlleuse légèreté, bien
entendu là-dedans. Mais je savais que tout ceci n’était
rien d’autres qu’une ouverture. Qu’il était temps de
changer, de voir derrière la montagne, toujours et
encore, d’entamer ce dernier exil.
J’envisageais l’avenir stimulant, pur, sain, serein. Je
nous voyais tous les deux, assis, lovés contre, sur un
banc, sur une terrasse, sur un rocher, cabane en bois à
écouter le temps et ses méandres couler paisiblement ;
et sourire encore.
Un jour, j’avais tout écrit sur des post-it un peu
partout dans son appartement. Les endroits où nous
pourrions nous expatrier, ce dont nous avions vraiment
besoin, ce que nous devions connaître. Un code
couleur pour chaque. Cherchant la simplicité,
j’encombrais ses murs de ces pense-bêtes.
J’avais aussi acheté un planisphère ancien, accroché au
mur, j’y avais punaisé les endroits à voir. Il y avait là la
Mosquée Bleue d’Istanbul, le Mont Fuji, Cap Nord,
Ushuaïa, la montagne du Cap et encore d’autres
pagodes issues de mes lectures. Le soir en revenant et
en découvrant son appartement comme ça, elle m’a
regardé, dévisagé, bras ballants, soupir et sourire. Elle
m’a enlacé et m’a dit « tu veux vraiment partir, es-tu
fou de croire qu’ailleurs c’est mieux ? »
Je lui ai répondu que je voudrais au moins essayer, que
j’étais prêt à tout quitter pour nous. « L’es-tu toi ? » que
je lui avais lancé. Il y a eu le silence que je n’ai pas su
capter, puis sa réponse convenue « il me faut un peu
plus de temps que toi, mon Amour ».
Il n’y avait rien eu de grave, j’en étais
convaincu, je continuais à chercher, à rédiger mon
inventaire pour demain. Je ne sortais maintenant quasi
plus. Les commandes sur internet facilitaient encore
plus l’isolement. Il n’y avait plus de marché, plus de
supermarché, plus de restaurants, on ne se deplaçait
plus, on se faisait livrer dans notre canapé.
Je n’avais pas eu de mission depuis ma lettre de
démission.
M’abstraire de tout ce lest avait donc pris pour
moi cette couleur du minimalisme. Je cherchais sur le
bon coin, sur une toute tripotée de sites de ventes
immobilières, peu importe où, une cabane, une bicoque
avec son lopin de terre pour y cultiver nos pommes de
terre. Peu m’importait oui, la destination. Partir, partir
et vivre de rien. Ça en devenait obsédant.
J’étais pourtant bien conscient que ma vue de l’esprit
n’était au fond des choses qu’un luxe. Il y avait à ce
moment-là tant de gens enfermés dans la dureté du
quotidien. Ils bataillaient pour crever dans la bétaillère.
Moi, je bataillais pour tailler la zone. Nous n’avions
rien, aucune attache, aucune bouche à nourrir, aucune
étude à suivre et des sous pas mal. Puis, il y avait ces
infos-là, ces hommes, ces femmes, ces familles, ces
gamins qui crevaient la gueule dans le sable pour venir
chez nous. Contre mon désir de partir, il y avait
quelqu’chose en moi qui me froissait. Il y avait ce
choc-là, cette contre-théorie. Mais il y avait une
perspective néanmoins commune, nous fuyions eux et
moi pour survivre. L’un dans le luxe, les autres dans la
misère, voilà tout.
Je devenais de plus en plus pressant, elle
devenait de moins en moins souriante. J’avais vendu
mon appartement entre. J’en avais aussi profité pour
tout vendre à l’intérieur, mobiliers et vêtements itou. La
parfaite purge.
Strict minimum.
J’habitais donc maintenant chez elle, dans elle.
J’avais tout investi. De grands projets pour nous. A
valoir. J’avais tout construit, tout bâti sur cette nouvelle
aventure, sur cette nouvelle vie.
Est-elle revenue un soir, lèvres serrées. C’est
sorti tout doucement dans le brouhaha de l’alcool que
j’avais picolé toute la journée.
« Il faut que tu partes. »
Il y a eu alors comme un coup de grisou là-
dedans.
La première erreur que l’on fait lorsqu’on aime,
c’est de vouloir aimer comme dans une chanson de Brel
ou de Piaf ; juste ridicule et gluant dans la réalité. On se
croit innocent et fou, nous ne sommes qu’égoïsme.
Loin, lorsque l’autre part dans les rues, on s’effraie, on
tremble de toute part, on croit qu’on l’aime, on croit
qu’on pourrait en crever. On a juste peur de se retrouver
seul, seul face à ses angoisses, face à ses monstres, face
à son vide. Il n’y a pas plus égoïste que le sentiment
amoureux. Comme quoi on donnerait, on ferait tout
pour elle. Connerie ! Fumisterie ! On pense à sa gueule,
rien qu’à sa gueule, tout pour sa gueule ! On dit je
t’aime, on crie sauve-moi. Rien d’autre.
Voilà juste ce que je raconterai quand on
m’accusera, là, tout à l’heure. C’était ma dernière
mission, je crois. Demain, sans doute, partir encore. Y
croire un peu moins.

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