Cabo de Palo

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Je n’avais pas prévu cela comme ça.

La gueule de travers au-dessus des chiottes. Le ciboulot qui fait des vols planés dans le crâne. Les vaines prières pour que tout cela cesse. Et puis, surtout, la grande énigme, la grande question qui tambourinait dans ce qu’il me restait de conscience. Qu’est ce que je fous là ? Où ai-je mis les pieds ?

Il n’y avait plus rien à vomir et je vomissais encore des flots d’entrailles. Quand la force me revenait, j’allais me coucher dans la bannette. Puis très vite, j’y revenais. Les paquets de mer, les vagues claquaient, faisaient vibrer la carcasse de bout en bout. Moi avec.

J’avais tout juste dix-neuf ans. Ce choix m’était venu comme cela, presqu’une évidence. Pourtant, pourtant, peut-on le dire, je n’y connaissais rien. Je veux dire aux choses de la mer. Tout juste convaincu de l’idée que je m’en étais faite au fil de mes lectures, de mes rêveries.

J’étais donc arrivé sur le Pointe du Croisic comme presque un nouveau-né, un bleu, un pilotin, un zef.

Le taxi m’avait déposé loin du quai. Un ou deux kilomètres à tirer ma valise sur les pavés. Puis au détour d’un hangar, je l’avais vu, droit sur l’eau. Coque bleue, pont rouge, au-dessus le château planté

, blanc immaculé. J’avais, dès lors, l’enthousiasme de l’inconnu, en pleine effervescence cérébrale. Arrivé à bord, le matelot de quart, puis le second m’avaient accueilli en me souhaitant la bienvenue. Me montrant ma cabine ensuite.

De là, j’étais resté quelques minutes à regarder. La cabine, le vide dedans, ma valise au milieu, mon sabord qui donnait sur l’autre rive de l’Adour.

Très vite, on m’avait donné un bleu, des chaussures, un casque. Et puis, le moment de la manœuvre, d’appareiller était arrivé quelques heures plus tard, petite nuit. Pas le temps de s’en rendre compte vraiment. La machine s’était mise à ronronner brinquebalant l’acier. Puis les aussières furent larguées, le cap mis sur le golfe de Gascogne.

Premier quart en mer, le Second, un breton bien sûr, jeune trentaine, me parlait. Je lui répondais presque machinalement. Mon esprit lui était centré sur cet horizon. Cette bulle immense entre ciel et océan. Aucune impureté.

C’est alors que j’avais pris réellement la mesure de la chose. Du ridicule au centre de cette hémisphère d’une quarantaine de milles lorsque la houle douce et longue nous balançait sur ce bleu brillant.

A cet instant, du haut de ma jeunesse, j’étais comme un môme encore.

Toujours dans mes rêveries, je repensais à ce jour-là. Deux ou trois ans me séparaient de cette soirée-là. Nous étions quatre, cinq lycéens, fougueux et gentiment cons comme on peut l’être. Nous passions une semaine sur un terrain, libres, mobile home et toiles de tente, île d’Oléron. Tequila paf et 8.6.

Chaque soir, nous écumions nos fausses histoires de cul, d’amour au bord de l’eau, à la plage, au port, sifflant des bières face au coucher.

Un soir, je ne sais trop pourquoi, je m’étais posé un peu à l’écart droit devant le bleu-blanc que l’océan prend au couchant avant que de noircir tout à fait. Je ne sais pas combien de temps j’étais resté comme cela, immobile, quand il m’a interpellé. Le gros prétentieux de la bande. « Tu te crois fort comme ça, dis ? ». Il avait ce petit accent toulousain si pénible. Je n’avais pas trouvé autre chose à répondre en souriant que « je t’emmerde ».

Pendant ce moment-ci, je ne sais trop expliquer ce qu’il s’est passé, mais savais-je déjà la relation que j’allais nouer avec ce désert-ci.

Au moment où le monde accélérait, j’avais embarqué donc sur l’éloge de la lenteur.

Là, oui, les heures ronronnaient sur l’eau contre cette coque qui filait treize nœuds au plus.

Moi, donc, j’avais filé aussi sur le chemin depuis ce soir-là. Jusqu’au golfe de Gascogne, jusque sur ce rafiot. Mais n’avais-je pas vraiment eu le temps, le loisir d’y penser avant, une toute autre vitesse aussi là que la jeunesse, où d’un jour l’autre on s’y retrouve bien adulte. Me retrouver là avait été pour moi, au fond, tout à fait un mystère tant presque le hasard s’était confondu dans ma réalité dans une vitesse folle.

Nous avions passé Finisterre pour piquer au Sud vers Trafalgar. La longue houle de l’Atlantique se dessinait sur l’horizon ; moi, j’admirais l’œuvre de cet œil innocent. Nous roulions tout doux sous le ciel bleu, juste assez pour enfin me croire marin. Puis vint , en un soleil couchant flamboyant derrière nous, le détroit. Gibraltar, l’Afrique, l’Europe. Tribord, Bâbord. Et la grande Méditerranée devant. Quelques dauphins pour la carte postale.

Il y avait eu ce livre « Le marin de Gibraltar » lu quelques mois auparavant. Je n’étais pas à la rame, il n’y avait pas de yacht et d’Américaine, il n’y avait pas eu de meurtre, mais j’avais ressenti à ce moment-là ce sentiment de liberté décrit dedans.

J’étais, alors, ensuite, descendu de la passerelle pour aller manger au carré, puis me coucher avant de prendre le quart de nouveau à 4 heures de la nuit. Je ne savais pas encore que je ne le prendrai jamais. Au carré, le second m’avait dit que ça allait sûrement bouger cette nuit. Je lui avais répondu, bien noté. Il avait rajouté « Souviens-toi, au Cabo de Palo, tu pâlis, au Cabo de Gata, ça se gatte ».

Je n’avais pas donc tout à fait saisi le sens du verbe bouger. En quelques heures seulement, la si désirée Méditerranée s’était levée, enragée jusqu’au bout sur les côtes espagnoles.

Très vite, la machine à laver, à lessiver s’était mise en branle, à s’tournoyer sans retenue aucune. Elle claquait sur le gaillard d’une violence sans nom. Tout l’acier vibrait de l’étrave à la poupe en passant par mes os. Plus les minutes s’écoulaient, plus la violence s’incrémentait. Je finis, malgré ma nausée naissante, par monter à la passerelle pour voir, pour sentir ce que ça pouvait donner la mer en furie. Dans l’échelle, l’accélération produite par le mouvement des vagues et du navire, entre creux et crêtes, me mettait comme en apesanteur. Mon estomac avec.

Ni jour, ni nuit, le ciel si bas et la mer si haute. Ça déferlait, ça claquait, les chevaux blancs s’élançaient avant de se cabrer tout à fait. Ça bouchonnait là-haut, définitivement.

Quand le lieutenant m’avait vu comme ça, les mains agrippées aux mains courantes en haut de l’échelle, il avait rigolé gras. Puis m’avait invité à aller me coucher jusqu’à ce que tout cela passe. De toute évidence, je devais ne pas être tout à fait avec une tête normale déjà. Et pour être honnête, ça commençait à tourbillonner du fond de l’œsophage.

Arrivé dans ma cabine, tout avait claqué, tout claquait encore. C’était Palmyre sous l’Daesh avant l’heure.

Vint alors le moment où je ne contrôlais plus rien. Plus mes gestes, plus mes pensées, plus mon estomac. Même les pires alcoolismes passés n’avaient pas atteint ce degré de défection.

J’étais donc resté comme ça toute la nuit, tout le jour. Puis soudain, tout s’était arrêté, le rideau tombé. Aussi rapide qu’elle s’était levée, la mer s’était affaissée sur elle-même, avalant ses moutons et ses chevaux, ses vagues et sa couleur.

J’ai regardé par le sabord, je n’avais plus aucune force en moi, tout proche, on y voyait la côte et le ciel grand bleu au-dessus.

Je n’avais pas prévu cela comme ça.

D’être si bien ici.

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