Récits autobiographiques
Lors de mes visites à la bibliothèque, mon frère Jean-Louis m’accompagnait parfois. Nous ne partagions pas les mêmes centres d'intérêts. Moi j’allais traîner du côté de la littérature jeunesse et de la bande dessinée. Jean-Louis, qui était âgé de quatre ans de plus que moi, s’intéressait déjà à d’autres ouvrages. Hormis la littérature ordinaire ou classique et la science-fiction, ce qui le fascinait le plus à cette époque, c'était les livres ésotériques, les livres de sorcellerie. Ces livres anciens qui parlent de magie noire et de formules secrètes. Il était captivé, presque envoûté par ces grimoires, fasciné par ces pratiques mystérieuses, qui me semblait appartenir à un autre temps. Il cherchait dans le surnaturel des distractions morbides. Moi, je restais méfiant et un peu terrifié face à cette littérature entourée de mystère et d’horreur. J’avais bien sûr entendu parler de ces contes sordides, surtout par ma mère, qui entretenait nos peurs et ne se privait pas de nous raconter ces légendes paysannes qui regorgent et se délectent de ce genre d’histoire, où Dieu et le diable s'oppose. Je me souviens particulièrement du récit du petit couteau dans lequel un homme endurait un sort jeté par des voisins malveillants. Elle aimait la raconter, avec beaucoup de malice, pour nous effrayer. L’homme avait égaré un petit couteau qu’on lui avait donné. Incapable de le retrouver, il dut admettre à celui qui lui avait remis qu’il l’avait perdu. Alors pour se venger, de cet étourdi, il lui jeta un sort. Ainsi une voix viendrait le harceler sans cesse, jour et nuit, tant qu’il n’aurait pas retrouvé le couteau. Cette histoire qui finissait toujours par cette petite voix mystérieuse venue de nulle part et qui répétait sans cesse à ce pauvre homme.
- Où as-tu mis mon petit couteau ?
- Où as-tu mis mon petit couteau ?
Et lui répondait un peu naïf.
- Je ne sais pas. Il a disparu.
- Où as-tu mis mon petit couteau ?
Et l’homme devenait fou, hanté à jamais par cette voix venue d’outre tombe.
Pour consolider ces croyances familiales, ma grand-mère maternelle était pourvu d’un don transmis depuis des générations : la capacité d'apaiser les brûlures, de les guérir. D’effacer à jamais les marques du feu, d’une brûlure. On disait qu'elle touchait le feu. Quand quelqu’un se brûlait, elle le prenait à part et dans un petit rituel où se mêlaient prières et gestuelles. Elle s'appliquait à exhorter le feu, à l'apaiser. Elle murmurait une petite litanie à peine audible, dont les mots m’échappaient. Elle soufflait sur la brûlure en traçant une croix, puis un cercle, enfin avec son pouce droit traçait une croix sans toucher la peau. Répétait plusieurs fois ces incantations et cette gestuelle, et la brûlure disparaissait, guérissait sans laisser de trace après quelques jours. C'était magique, elle revêtait à mes yeux l’image de la bonne fée bienveillante et extraordinaire, douée de pouvoir inimaginable. Tout se mélangeait, devenait confus dans mon esprit. La magie pouvait servir à faire le bien, mais aussi à faire le mal. J'étais face à l’incroyable et aux terrifiantes capacités du surnaturel, confronté à un pouvoir issu du passé. J'étais partagé entre religion et diablerie, à l’opposition du bien et du mal. Je sais que Jean-Louis aurait aimé percer ce mystère, connaître la formule qui apaisait le feu. Il avait demandé à ma grand-mère de lui transmettre ce secret. Elle lui avait répondu que ce don ne se transmettait qu'à la mort proche du toucheur, ce qui mettait fin à toutes demandes.
- Ce don se transmettait de mère en fille, me précisa ma mère.
D'ailleur à la mort de ma grand-mère, c’est ma mère qui hérita de ce don, puis le transmis à Nadine, qui n’en fit sûrement rien. Ce don disparaîtra avec elle, comme disparaissent petit à petit toutes ces pratiques, toutes ces croyances ancestrales qui ont guéri tant de brûlés et effacé tant de brûlures.
Il était frustré que ma grand-mère refuse de lui livrer son secret. Est-ce que c’est ce qu’il cherchait dans ces livres. Jean-Louis avait découvert, je ne sais comment, que ce genre de livres était ici, entreposé à la bibliothèque dans un endroit fermé au public, et par quelles manigances il persuada, M. Pinçon de lui donnait accès à ses livres étranges et interdits, écrits en vieux français et en latin. Je n’ai jamais su où se trouvaient ces livres. Il devait être rangé là-haut sur les plus hautes étagères derrière ces balcons qui faisaient le tour de l’édifice. Inaccessible au public, j’imaginais, dans ma tête de gamin, que l’on devait emprunter une porte dérobée pour monter à cet endroit lugubre, sombre et secret. Mais que pouvaient bien contenir ces livres pour qu’on les cache dans un tel lieu ? Pourquoi tant de mystère ? Était-ce si terrible ? Toutes ces dissimulations s'ajoutaient au sensationnel et à l'effroi que je ressentais. Il était satisfait, heureux de pouvoir consulter tous ces noirs ouvrages qui ne devaient pas sortir de la bibliothèque. Fier et satisfait de lui, il me dit un soir.
- M. Pinçon m’a permis d’aller voir les livres de sorcellerie.
Cette révélation me troubla. Qu'allait-il faire de cette découverte ? Quelques semaines plus tard, je ne sais pas comment, mais il en ramena un exemplaire à la maison. M. Pinçon l'avait autorisé à en sortir un de la bibliothèque ? Il le cacha soigneusement pour que personne ne puisse en voir le contenu. Il ne révéla peut-être son secret qu'à ma mère avec laquelle il était très complice. Elle lui accordait tout, lui cédait tout, elle était très permissive avec lui. Leur connivence me perturbait parfois. Etais-je jaloux de leur relation ? Moi qui souffrait de ce frère oppressant. Je ne comprenais pas son manque de clairvoyance de ma mère, jusqu'à fermer les yeux sur ses dérives. Il savait lui vendre ses élucubrations et elle l'écoutait trop heureuse d'être considérée comme une interlocutrice privilégiée. Elle vivait ces méfaits comme des aventures merveilleuses. Maintenant qu’allait-il se passer. Je redoutais le pire. Tout ce qu'il me révélait me terrifiait. Il y avait dans ce vieux livre des formules, des enchantements, des récits d'envoûtements. Certaines pouvaient arrêter le sang d’une plaie, ou soigner les brûlures. D’autres guérissaient des maladies. Parmi toutes ces formules en latin, il y avait cette incantation qui prétendait même arrêter le cœur de quelqu'un, un adversaire par exemple. Lui semblait trouver ça extraordinaire, merveilleux. Il avait atteint son but, il tenait dans ses mains le graal, l'aboutissement de ses recherches. Trop heureux d’avoir enfin trouver de quoi satisfaire son obsession, il devait absolument mettre en pratique sa découverte. Avait-il enfin obtenu les formules magiques qui donnaient des pouvoirs surnaturels ? Allait-il savoir enfin si tout ce que l’on raconte sur la magie noire était vrai ?
Nous étions dans la salle à manger. Je ne m’attendais pas à ce qui allait suivre. Il avait préparé son coup. Il m’avait piégé. Nous étions debout autour de la table, lui d’un côté et moi de l’autre, on se faisait face. Le livre était posé sur la table, ouvert à la page qu’il avait soigneusement préparé. C’est la deuxième fois que je le voyais. La première fois je n’avais vu que sa couverture sombre, c'était quand il m’avait annoncé son forfait. A présent je voyais les pages jaunies du grimoire. L'écriture me semblait illisible. Il feuilletta rapidement les pages pour me montrer le contenu. Des dessins, des formules, des textes explicatifs en latins auxquels je ne comprenais rien.
- c’est difficile à lire, me dit-il.
Il m'expliqua rapidement sa découverte, que le livre contenait beaucoup de formules et qu’il en avait retenu une qui méritait d’être tentée, celle qui arrête le cœur. Les potions étaient trop compliquées et faisaient appel à des connaissances qu’il ne maîtrisait pas. Trop d'obstacles, trop d'incompréhension. Il fallait trouver quelque chose de simple et de rapide, qu’il pouvait maîtriser. Il avait attendu que l’on se retrouve seuls, pour se livrer à son expérience. Il devait pour confirmer ses recherches la testait sur quelqu’un. Pourquoi avait-il retenu celle-là ? Elle devait répondre à son besoin de faire face à la mort, à l’inconnu, au prodige de la magie noire. Il fallait que ce soit exemplaire, terrible. Pourtant, il devait y en avoir d'autres ? Mais une petite formule n’avait aucun intérêt pour lui. Il fallait que ce soit spectaculaire. Arrêter le cœur de son frère, être confronté à la plus terrible des situations et le voir mourir, ça, ça avait de l’allure.
- Je vais l’essayer sur toi, me dit-il.
Sans attendre de savoir si j'étais d'accord pour participer à cette épreuve, cette expérience insensée, il se concentra sur les écritures. J’étais surpris et désemparé. Je n’étais pas rassuré à l’idée d’entendre ses mots, et si ça marchait ? Si cette formule magique tenait ses promesses, que m’arriverait il ? Il avait choisi la plus terrible, elle pouvait si elle fonctionnait me donner la mort. Le doute s’installait en moi. J’étais le cobaye idéal, le seul animal disponible qu’il avait sous la main. S’il avait fallu me planter un clou dans la poitrine ou me faire boire une mixture sortie d'un de ses grimoires pour me transformer en je ne sais quoi, il n'aurait pas hésité une seconde à me faire le supplice de ses expérimentations. Je protestais vaguement quelques mots sans parvenir à le dissuader de continuer. Impatient, il lut la formule avec le plus de soin possible, espérant qu'elle agisse et qu'elle tienne ses promesses. Il avait dû la répéter plusieurs fois avant pour être sûr de bien prononcer cette langue qu’il ne maîtrisait pas, malgré les cours qu’il suivait en classe de latin. Il était concentré sur son texte. Il articulait clairement des mots que je ne comprenais pas. Était-ce la peur, le contexte ; cette ambiance morbide et anxiogène qu’il avait su créer ou l’effet réel de la formule, je ne sais pas. Mais je sentis mon cœur dans ma poitrine se serrer et ralentir l’espace d’une seconde, comme si mon cœur se contracter. J'avais l'impression de sentir cet organe plus présent dans ma poitrine, comme jamais je ne l’avais ressenti. J’étais terrifié, allais-je mourir à cet instant. Le temps s'était suspendu, figé. Un sentiment de panique m’envahissait, je ne voulais pas mourir. La peur me serrait le cœur, un instant hésitant entre la vie et la mort, entre l'espoir et le doute. C'était impossible, je devais vivre, je refusais de mourir. Alors je sentis ma poitrine se desserrer, puis mon cœur palpiter à nouveau. Soulagé, j’allais continuer à vivre, à respirer. Il s’était pourtant appliqué à lire la formule avec beaucoup d’emphase. Mais rien ne se passait comme il le désirait. Il me regardait déçu, d’un air dépité, comme l’on regarde le résultat d'une expérience qui à rater. - Tu n’as rien ressenti, me demanda-t-il ?
- Non, rien, si peut-être un peu.
Je ne voulais pas l'inciter à renouveler l’expérience. Mais je lui en voulais d’avoir essayé de me tuer. Même si je pensais qu’il ne pourrait pas obtenir le résultat souhaité, le doute me paralysait. Il avait tenté, avait espéré d’arrêter mon cœur. Mais ses attentes n’aboutissaient pas. Il était frustré, tout ce temps à chercher pour percer les mystères de la magie noire. Mon cœur battait encore. La vie ne m’avait pas quittée. Il était déçu - J’ai mal lu, c’est en latin, se lamentait-il. Il aurait préféré une autre fin. Le rat que j'étais, avait survécu. Ce n’est pas logique. Il le regrettait. Nourrissait-il inconsciemment la mort de son frère ? Souhaitait-il se débarrasser de moi ? Je n'étais peut-être pas le frère qu’il espérait, qu'il voulait. Ou était-ce simplement de la bêtise, de l'inconscience. Plus je repense à ses instants, moins j’en doute. Voilà de quoi il était capable pour assouvir ses fantasmes. Je n’étais là que pour répondre à ses besoins, ses folies. J’étais à sa disposition, un objet banal que l’on peut utiliser sans autre précaution, sans ménagement. L’utilité pratique du frère toujours disponible, qui subi et ne dit rien, s’imposait à lui comme une évidence, sans remords, sans regrets. J’étais là pour servir ses expérimentations. Je n’existais pas pour moi-même, mais pour lui, pour qu’il m’utilise à son gré, quand il le décidait. Il referma le livre, désenchanté et jura qu’il continuerait à chercher, qu’il finirait bien par percer ces obscurs mystères. L'expérience ne se renouvela pas. Avait-il abandonné, renonçait-il ? Monsieur Pinçon avait-il découvert qu’il sortait des livres sans son accord de la bibliothèque ?
Après cette expérience je restais marqué. La sorcellerie m'occupait l’esprit. Je prenais goût au surnaturel, à l’ésotérisme. Il avait déclenché en moi une réaction, un besoin de comprendre le “pourquoi” de cette obsession. Et son obsession devenait mon obsession. Tout ce que faisait Jean-Louis, finissait par déteindre sur moi. Je m'intéressais à l’étrange. Je lisait la revue Nostra (titre en référence à Nostradamus l’astrologue prédicateur) entre 1977 et 1978. Le mensuel parlait des OVNI, de la transmission de penser, des cultes ésotériques. Et plus je lisais, plus je découvrais des mondes inconnus, des sciences inconnues, des faits étranges, paranormaux, irrationnelles, inexpliqués. Tout cela m'embarquait au-delà de ce que j'imaginais. J’étais curieux et passionné.
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