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Le vote. Illizi, le 02 octobre 2023.

Dans la Kabylie d'antan, la pudeur était hautement marquée dans la société. Il s'agit d'une sensation pénible, ancrée au plus profond de l'âme par la pensée ou la crainte du déshonneur, semant ainsi confusion et trouble chez ceux qui la ressentent.

Ce sentiment était directement lié au respect et à la dignité des individus, à leur honneur et à leur amour-propre. C'est un ingrédient crucial des bonnes mœurs de la communauté.

Pour cette raison, les gens ne pouvaient pas discuter librement entre eux. Certaines attitudes émergeaient invariablement : les visages se fermaient, les voix baissaient, et les regards se détournaient lorsque des sujets sensibles étaient évoqués. Nombre de thèmes n'étaient, d'ailleurs, jamais abordés, ni en groupe ni en privé.

Dans cette foule de villageois, la décence et le sérieux régnaient partout. Jamais la moindre trace de rigolade, de plaisanterie, de grivoiserie ou de vulgarité.

Les émotions étaient contenues et cachées derrière des expressions faciales impassibles.

La pudeur était particulièrement prononcé parmi les hommes, notamment les plus proches sur le plan familial, à plus forte raison quand la différence d'âge était grande. Surtout entre deux parents de sexe opposé.

Lorsque des proches des deux sexes se trouvaient en présence l'un de l'autre, ils observaient une réserve extrême, se jetaient des regards évasifs et limitaient leurs conversations à l'essentiel.

Ce sentiment existait également entre les femmes, bien que de manière moins stricte. Les discussions féminines étaient ponctuées de soupirs discrets et de regards complices, mais les sujets intimes étaient rarement abordés.

La libre expression de la pensée était fortement limitée par ce sentiment paralysant. La communication était lourdement entravée au sein des familles. Les dialogues étaient empreints d'une retenue émotionnelle qui empêchait toute conversation franche et ouverte.

Des sujets en rapport avec l'affection, les femmes, le mariage, la nudité et tout ce qui pouvait suggérer un rapport avec la sexualité étaient tabous.

Or, pendant la Révolution, les autorités coloniales avaient exploité ce «point faible» dans leur guerre psychologique contre les indigènes. Les militaires français cherchaient à briser ces codes sociaux traditionnels et à faire vaciller la dignité et l'honneur des individus pour affaiblir la résistance algérienne.

* * *

Cette histoire se déroule à Ouaguenoun, en pleine Guerre d'Algérie. Un jour, les soldats français vinrent, à l'aube, chez nous, au village de Tiaouinine. Ils défoncèrent la porte d'entrée avec leurs patogas et firent sortir tout le monde, hommes et femmes. Les visages des membres de notre famille furent frappés de terreur et de résignation.

Notre maison était un refuge pour les combattants de l'ALN, l'armée de libération nationale. Ils mangeaient et se ravitaillaient chez nous. Parfois leurs blessés étaient soignés ici, et cette solidarité avec les combattants pour l'indépendance était connue de tous.

Nous avions été dénoncés à plusieurs reprises par des villageois hostiles et jaloux de notre engagement. Faute de preuves solides, la France n'avait pas pris de décisions radicales contre notre famille.

Parfois, ils emmenaient les hommes pour les interroger, les retenaient dans les cellules, puis les relâchaient, faute de preuves concrètes de notre implication dans les activités de l'ALN.

Lorsque les soldats français envahirent notre maison, un silence lourd enveloppa la pièce. Les femmes retenaient leur souffle, les enfants se cramponnaient aux jupes de leurs mères. Les hommes étaient maintenus en position de soumission. Dans leurs yeux, on pouvait lire une résistance farouche mêlée à la peur.

Ce jour-là, je crus que nous étions vendus pour la énième fois. Pour la famille, c'était fini. Tout le monde tremblait comme une feuille, les visages étaient pâles et les cœurs battaient la chamade.

Les soldats nous conduisirent sur la place du village. Et là, d'autres familles furent sorties par d'autres groupes de soldats, ce qui rassura un peu notre famille combattante. Les visages blêmes des compagnards et leurs regards inquiets trahissaient une peur commune et une angoisse partagée. Des murmures étouffés parcouraient la foule, mais personne n'osait élever la voix.

Tout le monde fut conduit sur les hauteurs du village, et la tension montait à chaque pas. Les adultes furent tous ''embarqués'', hommes et femmes, jeunes et vieux, sans exception. Seuls les enfants étaient autorisés à rester chez eux, mais leurs regards effrayés suivaient leurs parents avec inquiétude.

Nous ne comprenions pas la destination ni le but de ce regroupement forcé. Nous suivîmes le sentier qui serpentait au milieu de la forêt, allant de Tiselnine Oufella à travers le ravin de Targa Bouakrouf, la source d'Amezyab, jusqu'au village d'Amalou. À chaque tournant du chemin, les expressions des villageois témoignaient d'une anxiété croissante, d'une confusion grandissante.

Nous traversâmes le village pour arriver enfin au camp militaire d'Ihdikaouène Oufella, installé à Agwni Ouzifou. À l'approche du campement, des questions muettes flottaient dans l'air. Les regards se croisaient, mais personne n'osait parler. Une fois sur place, tous les habitants des villages voisins se rassemblèrent, formant une masse silencieuse et inquiète.

Un officier s'exprima en français, une langue que personne ne comprenait. Son visage arborait une expression sévère et déterminée, accentuant la tension qui règnait parmi la population civile. Les visages se crispèrent davantage, incapables de saisir pleinement ce qui se passait.

Un « goumier » nous expliqua en kabyle, que nous étions rassemblés ici pour voter. Ses propos étaient empreints de tristesse et de sens du devoir. Il s'agissait, en fin de compte, du référendum du 28 septembre 1958 sur la ratification du projet de Constitution proposé par Charles de Gaulle.

Les murmures inquiets se transformèrent en chuchotements agités, mais la peur empêchait encore toute communication ouverte. La scène dans le camp militaire était empreinte d'une atmosphère tendue, avec des expressions de méfiance et de perplexité sur les visages des villageois.

Un bureau de vote fut improvisé au milieu de la cour, sous un ciel nuageux. Les autochtones s'avançaient vers les urnes, le visage peints de nervosité et de résolution. On votait à tour de rôle, suivant une liste électorale préétablie.

Les villageois s'approchèrent l'un après l'autre, avec une certaine réticence à exprimer leur choix. Chaque électeur semblait tendu, comme s'il craignait que ce simple acte ait des conséquences inattendues.

Les femmes, participant pour la première fois à un scrutin, affichaient autant d'enthousiasme que d'appréhension. C'était la première élection dans l'Histoire à laquelle la gent féminine algérienne se voyait participer.

Curieusement, les bulletins de vote contenaient la mention en kabyle : "Tqeblem neɣ ala leqwanen d-tessuffeɣ ddula ?" Ce qui signifie en français : "Approuvez-vous ou non la nouvelle loi proposée par l'État ?"

Tous les présents ont voté, malgré les appels en faveur du boycott lancés par le FLN, le front de libération nationale. Par crainte de représailles, les villageois, se tenaient debout devant les urnes, les regards inquiets et les mains tremblantes.

Lors de ce scrutin «libre», tous les électeurs ont voté "OUI" à la nouvelle constitution. Leurs visages exprimaient le poids d'un choix imposé plutôt que le résultat d'une véritable approbation.

* * *

Pour «égayer» l'ambiance, les soldats français firent sortir une ânesse dans la cour du camp militaire. Tout le monde fut attiré par cette curiosité. Une sorte de frisson d'excitation parcourut la foule. En fait, il n'y avait pas de bourriques en Kabylie, on n'importait que des baudets. Le contraste entre l'ânesse inattendue et l'atmosphère tendue du vote était frappant.

Jusque-là, tout allait relativement bien. Les votants se distancèrent momentanément de l'enjeu politique pour se concentrer sur cette curieuse addition à leur devoir citoyen. La présence de l'ânesse suscitait intrigue et perplexité parmi les villageois.

À un moment donné, les soldats décidèrent de faire sortir un âne. Dès que le baudet mâle vit la bourrique, il devint agité et commença à braire bruyamment, tirant de toutes ses forces vers la femelle. Des preuves anatomiques évidentes montraient ses intentions, ce qui provoqua un murmure de réaction parmi les villageois. Les soldats, loin de désamorcer la situation, immobilisèrent la femelle pour permettre au mâle d'atteindre ses objectifs. Une scène de comportement animal explicite fut créée intentionnellement au milieu du vote.

Et là, la gêne s'installa parmi les villageois. Les visages rougirent, consumés de pudeur et de honte. Toute la foule était plongée dans un malaise partagé, l'embarras se lisant sur chaque figure. Les regards se détournaient, on faisait mine de ne rien voir, mais inutilement. Il y avait un monde fou, hommes et femmes mélangés, jeunes et vieux confondus, tous témoins de cette scène obcène et inattendue.

Là où l'on regardait, on apercevait un visage embarrassé. Les dialogues se tarirent, laissant place à un silence confus. Tout le monde voulait fuir ce spectacle honteux et avilissent, mais on ne pouvait pas bouger, de peur d'être abattu par les militaires armés. Une situation inconfortable, du jamais vécu. Les émotions étaient un cocktail implosif de honte, d'inconfort et de désarroi.

Le Kabyle se sentait touché dans son amour-propre, sa dignité et son honneur. Son échine se courbait sous le fardeau de la résignation et de l'humiliation. Mais il restait muet et paralysé par la scène. Un enfer qui sembla durer une éternité, bien que cela ne fût que de courte durée.

Les villageois furent enfin renvoyés dans leurs villages respectifs. L'image de cette scène inhabituelle et gênante demeura gravée dans leur mémoire collective. Un rappel des circonstances extraordinaires et parfois mortifiantes de cette journée de référendum.

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