et l'Homme aussi

6 minutes de lecture

Un texte blanc sur fond noir. Le néant. Pas de son, pas de vie, pas de chocolat. La question étant, comment en sommes-nous arrivés là ?

Par le début, d’abord. Procédons.

Au fond de la Galaxie, dans une sorte de Pétaouchnok macroscopique, il y a une petite boule bleu et un peu verte, minable, déprimante, orbitant autour d’un soleil triste, tout aussi minable. Ses habitants, essentiellement des Hommes avec un grand H, ainsi qu’ils se plaisent à l’appuyer, se prennent pour le centre d’un Univers qui ignore même leur existence.

Chris Tramadol est l’un d’entre eux. Un jeune célibataire, selon les critères locaux, descendant du singe, comme tous ses semblables, mais que beaucoup, c’est à dire ses amis, sa mère, sa soeur et une camionette d’hollandaises en rut, stationnée à deux rues de sa masure, trouvent attrayant. Un humain donc, chétif, pâle, malheureux et minable, vivant dans une maison trapue, sans rien de remarquable autre que sa toiture ravagée.

Ce matin, Chris s’est levé à 9h, comme tous les jours. Il a ouvert une fenêtre, humé l’air pollué, matiné de crottin, est descendu à la cuisine, s’est heurté la tête contre la chambranle en grognant, soucieux de renouer avec ses origines, puis a pris son déjeuner. Le petit comme on dit en France, ce pays où les Hommes se sentent fiers, vainqueurs et atteints d'Alzheimer tous les cinq ans.

Chris n’est pas heureux. Sans être malheureux, la vie l’ennuie. Une opinion partagée encore une fois par nombre de ses semblables, au point de le faire savoir sur des écrans inutilement grands, débagoulant d’informations minables à chaque minute qui passe. Mais Chris n’a pas d’écrans de ce genre, ou plutôt, il en possédait un, avant qu’une théière ne s’écrase dessus. Une histoire ennuyeuse.

Toujours est-il que ce matin, Chris est encore moins heureux que d’habitude. La gueule en vrac, pâteuse, plongée vers son bol de lait, il regarde par une nouvelle fenêtre, d’un air absent. Le livreur sera bientôt là… peut-être, il faut dire qu’il pleut pas mal aujourd’hui.

Chris mange, allume la cefetière puis remonte, direction la salle de bain, cet endroit bizarre où les Hommes s’aspergent d’eau, de produits odorants pour dissimuler leurs effluves puantes et se friser la touffe. Du dentifrice, une brosse, on frotte, crache et boit. Un coup de lavette sur le buffet, puis retour en bas en catastrophe, à demi-vêtu.

Le livreur sonne !

La porte. Chris l’ouvre, glisse sur le perron trempé, manque de s’étaler un instant, pour mieux s’affaler durant le suivant, lorsque sa livraison lui percute le nez.

Derrière la grille hermétiquement fermée, quelques mètres plus loin, le livreur, un type minable en polo rouge et jaune, grimace. Il n’avait pas prévu l’arrivée du jeune Homme. Pas si tôt après son coup de sonnette. Habituellement, il a toujours le temps de remonter dans sa fourgonnette et crisser son camp en gribouillant puis jetant un bordereau dans la boîte aux lettres. Au diable les formalités ! Le temps c’est de la monnaie.

Anecdote s’il en est, cet employé zélé, de la famille des bipèdes, possède des liens familiaux ténus avec Yoshihide Suga, alors même que les deux Hommes ne se sont jamais croisés, ne parlent pas la même langue et ne vivent aucunement sur le même continent. Une obscure histoire d’expatriation de l’ère Sengoku, époque bien sinistre et un peu moins navrante que les autres, a causé un schisme dans la famille Suga et un départ surprise vers l’Occident de la fille la plus débrouillarde de la couvée. De là, à s’enticher d’une grenouille de bénitier, française de surcroit, il y a une large marge, pourtant Shikumi (c’était son nom) l’a franchi sans sourciller. Il est bien dommage toutefois que le produit final ait les traits d’un faquin sans enfant, ni épouse, bossant pour une société de transports de colis et sur le point de finir sa vie planté dans un fossé.

La vie, la grande question, tout ça… Chris s’en fiche, trop occupé à courir pieds nus, torse poils, sur l’allée gravillonnée de son jardin en friche. Inutile, minable même, car la camionnette a déjà fait cent mètres. Pour la forme, en bon Homme qu’il est, Chris lâche une bordée de jurons, poing crispé vers le ciel spongieux, avant de retourner, plié en deux sous les grêlons, à l’intérieur, non sans avoir attrapé le carton détrempé.

Son front saigne. Un peu, juste assez pour agacer la nature humaine, insuffisant pour gangréner la cervelle. Direction la cuisine, le robinet. Il tourne la valve avec hargne. Trop de hargne. La valvule éclate sous la pression, arrose tout ce qui passe et inonde le carrelage.

En solution de pis-aller, Chris troque son carton pour un vieux torchon, mais glisse de nouveau et va se cogner contre le coin du buffet. Dessus, la cafetière hoquète. Un composant grésille, s’éteint puis fume. Une odeur de plastique de mauvais augure vient s’adjoindre à la débacle.

Le jeune Homme se relève, le front maintenant profondément entaillé, ruisselant de raisiné vermillon. Entre Charybde et Scylla, Chris ne remarque pas que dehors, le temps, déjà pas fameux, se gâte. Le vent se lève, les grêlons deviennent flocons, la température chute. Non, il ne s'aperçoit pas de ça, pas plus que de l’autre inquiétante trainée de fumée émanant de son carton. Une fumée noire, chargée d’embruns toxiques.

Autre anecdote, sans doute plus utile que la première : Maxime, c’est le nom du livreur, a des troubles dyslexiques, ainsi qu’aurait pu le constater Chris s’il avait consulté le bordereau déchiré, trônant dans sa boite aux lettres et l’affublant du douteux sobriquet de Christ Ramadol, quoique l’individu existe bel et bien. Cela dit, Chris aurait pu savoir en Homme qu’il est, que son colis était bien lourd et carré, comparé à la balance qu’il attendait. Et pour cause, ce qui est dedans ne lui est pas destiné à lui, comme à la compagnie de transport, mais la paperasse s’était un peu emballée la veille au soir.

Quoi qu’il en soit, l’erreur est aussi réelle que l'explosion qui vaporise la moitié du séjour. De fait, Chris ne doit son salut, qu’à l’inondation salvatrice de la cuisine. Etalé de nouveau dans l’eau sans trop savoir pourquoi, ni comment, il perçoit enfin le grondement.

Ce n’est pas de l’orage, pas plus que des maux d’estomac, la source vient de dehors. Elle est loin d’être minable dans l’univers. Quand Chris la voit, depuis son perron noirci, il défaille de nouveau.

Ses doigts pointent vers le ciel déchiré et à l’instar de bien des autochtones, il s’exclame :

“Qu’est ce que c’est que ça ?!”

“Ça” traverse le ciel avec un bruit assourdissant dans toute son atrocité aurifère, pour mieux se positionner au-dessus de sa maison, ainsi que le quartier et probablement toute l’agglomération toulousaine. Car “ça” est immense. Une grosse brique jaune flottant dans la stratosphère, parfaitement alignée avec le reste d’une flotte, prête à raser cette petite boule minable qu’est la Terre.

Un silence soudain frappe la Terre. Il ne se passe rien. Tous les yeux du globe sont levés vers ces machins, provoquant carambolage, agonie et AVC apparents. Puis, il y a la voix. Grave, gutturale, graveleuse, vibrant sur tous les écrans et toutes les surfaces. Dommage que Chris n’en ait pas. Il aurait bien pu courir chez les hollandaises en bobettes, parquées dans leur compi, le nez tourné vers leur écran cathodique, supposé décédé.

Mais au fond quelle importance ? Avant de disparaître, la Terre se transforme en la plus grosse sono jamais montée. Par un son tétraphonique qui fait pleurer David Guetta dans son T15, une bande de grosses limaces s’apprêtent à poser les bases d’une sympathique plan d’urbanisme à échelle macroscopique. Une voie express traversant le système solaire terrien, qui n’a bientôt plus de terriens, leur planète étant sur le point d’être atomisée.

Au-dessus des sapiens, les briques ouvrent des gueules noires, vides et carrées. Moins de dix secondes plus tard, une lumière aveuglante s'en déverse.

La dernière pensée de Chris, avant d’être désintégré atome par atome, se polarise sur sa balance jamais reçue. Un dernier trait d’esprit confus, minable et pathétique, puis le silence. De Terre il n’y a plus, de Chris pas plus. Seuls deux bonshommes ont réussi à se faire la malle à bord de la flotte jaunâtre, mais quelqu’un s’est déjà occupé de leur cas.

A présent, il n’y a plus qu’un texte blanc sur fond noir ou l'inverse selon vos préférences.

Vous savez tout.

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