"Cottonfield Hill"
Texas, 1951.
Sous l'impulsion de son moteur huit cylindres, la Pontiac flambant neuve parcourait les derniers kilomètres sur la 82. Cela dit, il ne fallait pas trop en demander à cette berline aux chromes rutilants : ses mil cinq cents kilos étaient sans doute son seul défaut. Mais Donovan et Sarah étaient fiers d'avoir enfin pu s'acheter une "full size", récompense de nombreuses années de labeur et d'économies. Désormais, ils se sentaient appartenir à la classe supérieure. Et l'option des pneus à flanc blanc ajoutait un peu plus à la classe du modèle "Chieftain Eight". Le moteur vrombissait sourdement sous le capot, entraînant le couple et leurs enfants vers leur destination. Dans l'habitacle, la radio laissait résonner les premières notes grésillantes de "Rocket 88" dont la tonalité nouvelle avait bousculé les standards musicaux quelques mois plus tôt. Depuis, les journaux et les ondes radio ne parlaient plus que de Rock'n'Roll...
- Pas mal comme truc... Mais ça n'aura pas d'avenir, tu verras... commenta Donovan.
Sarah s'amusa de cette petite intervention et en profita pour lui servir son couplet habituel, si heureuse d'avoir épousé un Nostradamus de trottoir en plus d'être un homme d'une gentillesse sans égale, un mari aimant, un père formidable. Mais qui n'avait décidément aucun goût pour la musique. La vie aurait-elle été différente si, dix ans plus tôt, elle avait décidé d'ignorer tout simplement ce peintre en bâtiment qui s'évertuait tous les matins à cribler ses vêtements d'éclaboussures ? Ayant répété sa bourde matinale plusieurs jours d'affilée, Donovan, sacrément gêné à la longue, lui proposa un petit déjeuner au Stan's à l'angle du boulevard avant de commencer leur journée.
Elle accepta.
Aujourd'hui, ils faisaient route ensemble, direction Buffalo springs lake, avec leurs enfants Willie et Judy, sages comme des images, confortablement installés sur la banquette arrière en cuir bleu pâle.
Willie était l'aîné de la fratrie. Et le plus bruyant aussi... Du haut de ses dix ans, il se voyait déjà changer le monde avec son regard d'enfant naïf et plein de tendresse. Mise à part son agitation habituelle, ses parents ne pouvaient pas lui reprocher grand chose. Bon élève à l'école, toujours prêt à aider dans les petites tâches du quotidien, il aimait en outre passer le plus clair de son temps à bricoler des jouets improvisés dans la remise de son père. Tout ce qui lui passait sous la main était une opportunité de donner vie aux fruits de son imagination. À côté de ça, il appréciait aussi la lecture, tard le soir ou simplement toute une journée. Ses parents n'allaient pas le lui repprocher.
Judy, elle, était bien plus discrète que son frère. De trois ans sa cadette, elle se contentait de peu de choses. Désintéressée autant par l'école que par la vie de famille, elle ne s'investissait que lorsque cela lui était expressément demandé par sa mère. Sans pour autant faire preuve de mauvaise volonté, Judy ne travaillait que pour atteindre la moyenne et pas plus. L'excellence ne l'intéressait guère. À ses heures perdues, elle préférait rester seule à jouer à la dînette ou avec ses poupées. Comme bien des fillettes de son âge, soit dit en passant. Autant dire que ce petit voyage en famille n'était pas pour la remplir de joie. Et puis, il y avait autre chose. Elle le sentait, les yeux perdus à travers la vitre.
Les champs de cultures s'étalaient à perte de vue... Elle les voyait défiler sans arrêt depuis déjà plusieurs heures. La région était d'ailleurs bien connue de par l'abondance des champs de coton qui entouraient les villes. Cette activité fut en plein essor à la fin du XIXème siècle. Judy vit d'ailleurs les premiers panneaux annoncer la sortie pour Lubbock. La ville, fondée en 1890 devint très vite, de par l'importance de son activité économique le siège du Comté du même nom et pouvait se vanter, en outre, de posséder les meilleures écoles et les meilleurs entraîneurs de base-ball. Forte d'une population de près de soixante-dix milles habitants, la vie ne s'y arrêtait jamais. Nombreux étaient d'ailleurs les drive in qui fleurissaient ici et là.
Lorsqu'ils traversèrent la ville, Willie semblait aux anges. Les rues regorgeaient de berlines en tous genres, dont les lignes et les chromes étincelants émerveillaient ses yeux d'enfant. Ses parents n'étaient pas en reste. Même les yeux de Judy brillaient, mais elle ne voulait pas le montrer. De part et d'autre, ils étaient cernés par les Ford, les Chevrolet, les Chrysler et les Cadillac aux pare-chocs proéminents. Les enfants étaient aussi gais que s'ils avaient été à une fête foraine. Sarah et Donovan se réjouissaient de voir leur petite dernière s'ouvrir enfin au monde extérieur, même pour quelques minutes. Dans peu de temps, ils auraient atteint l'Est de la ville et leur destination finale ne se trouverait plus qu'à une vingtaine de minutes.
Après avoir atteint le coeur de Lubbock, Donovan s'inséra sur la 84 et n'avait plus qu'à se laisser glisser jusqu'à l'embranchement de la 3100 et direction plein Nord en droite ligne. De toutes parts, les champs offraient leur terre mise à nue, reposant durant l'automne. Les infrastructures et les immeubles avaient disparus. Il n'aura suffit que de dix petits miles pour replonger dans les paysages de campagne. Au bout de la route se dessinait déjà la silhouette du panneau souhaitant la bienvenue aux visiteurs.
Judy n'aimait pas le mois d'Octobre. Et la raison de leur déplacement n'arrangeait en rien son humeur générale...
"Welcome to
Buffalo springs lake"
Depuis la route, le petit groupe put voir en contre-bas s'étaler le lac en forme de "S" allongé. Devant eux se trouvait la destination la plus touristique de la région. Son lac et sa proximité d'avec les grandes métropoles (Lubbock la première) en faisaient une destination de choix pour les citadins heureux de pouvoir quitter pour un temps l'agitation de la ville.
Mais dans ses premiers jours du mois d'Octobre, le village avait perdu peu à peu de son effervescence. Les touristes venus profiter de la fraîcheur du lac étaient partis depuis un mois déjà et les moins aisés, arrivés courant Septembre prenaient le même chemin. Hôteliers et restaurateurs n'étaient pas mécontents de leur saison. Loin s'en faut ! Leur chiffre d'affaire avait triplé sur les quatre mois passés.
À présent, comme chaque automne -et comme chaque hiver- le village allait entrer dans sa période d'hibernation. Il ne suffisait que de quelques jours pour voir son rythme tourner au ralenti. Pour qui ne connaissait pas le coin et n'était que de passage, il aurait pu penser découvrir une ville fantôme, dépourvue de tout intérêt, de toute activité.
Il ne serait pas loin de la vérité...
Affichant des températures dignes d'un mois de Décembre, rares étaient les personnes qui mettaient leur nez dehors. Ou alors, sortaient-elles pour se retrouver au bar du coin. Seuls les habitués et les paysans vivant à la dure bravaient le froid pour échanger quelques mots autour d'un bon verre de whisky.
Au dehors, le soleil laissait luire ses derniers rayons, annonçant de fait l'arrivée de la brise et son manteau de fraîcheur. L'éclairage public illumina les rues éparses de ses réverbères mal entretenus. Ils diffusaient une lueur fébrile qui éclairait à peine la zone autour de laquelle ils étaient implantés. L'ensemble donnait vraiment l'impression que le coin était inhabité. Lorsque l'on s'approchait du centre du village, on pouvait davantage compter sur l'enseigne des bars et des petits commerces pour y voir comme en plein jour.
Progressant sur High Meadow Road, Donovan ralentit afin de ne pas rater son embranchement. Leur intinéraire surplombant l'ensemble du village étant un peu excentré, l'éclairage public y était totalement inexistant. Cependant, il le découvrit au bout de quelques miles. Dans le virage, un nouveau panneau indiquait le nom de la propriété.
"Cottonfield Hill"
Ils étaient arrivés...
Tandis qu'ils roulaient au pas sur le chemin de terre battue, Judy eu tout le loisir de voir, de part et d'autre, les champs de coton bordant l'allée. Le paysage était des plus singulier. Dans cette nuit presque noire, le tapis de coton blanc apportait un peu de réconfort à qui observait cet ensemble. Mais ce réconfort, Judy ne l'éprouva pas. Au bout du chemin se dressait une bâtisse vétuste. Du haut de ses trois étages, imposante de par son architecture typiquement américaine mais d'un âge d'or révolu depuis bien des décennies, elle avait tout pour déplaire une fois le soir venu. Etait-elle toujours entretenue ? La question était légitime. La lasure sur les volets s'écaillait sur toute leur surface. Les murs faits de bois se fissuraient par endroits et les vitres exposaient une opacité de crasse, témoins du désintérêt du propriétaire des lieux. Car oui, la maison était toujours habitée.
Judy s'en trouva bien frustrée...
Le cadre n'invitait ni à la joie, ni à la détente. Elle ne s'en était pas aperçu tout de suite, mais à présent qu'elle se trouvait au pieds de la maison, elle vit tout autour d'elle les champs de coton s'étaler circulairement en pente douce, laissant deviner qu'elle se trouvait sur une petite colline.
Elle comprit mieux le choix du nom de la propriété.
Sortant de sa rêverie, elle rejoignit sa famille à la porte d'entrée, que son père fit résonner à l'aide d'un vieux heurtoir grinçant. Ils attendirent quelques minutes, emmitouflés dans leurs manteaux apparemment trop légers et se surprirent à échanger à voix basse. Sous le porche de lambris craquant, une vieille lanterne se balançait au gré de la brise, agitant sur le sol leurs ombres devenues grotesques. Willie, que le voyage avait rendu ingérable, ne pouvait s'empêcher de gesticuler dans tous les sens en faisant grincer dangereusement les lattes de bois terni par le temps et le climat. À moins qu'il ne voulut simplement se réchauffer ? Judy ne savait pas trop. Pour tromper l'ennui, elle avait choisi de regarder les champs de coton. Sous l'effet de la brise, les branches s'agitaient en silence. Cette mer blanche lui rappelait ses séjours en montagne, l'hiver, et le confort de la neige. Elle repensait à ses souvenirs, lorsqu'elle se jetait dans la poudreuse fraîche pour dessiner un ange. Ses chamailleries avec son frère. Ses batailles de boules de neige. Et l'odeur du chocolat chaud que sa mère lui servait une fois qu'elle rentrait, transie de froid et fatiguée. Ces pensées lui donnèrent un sourire. Celui d'un bonheur que l'on pense ne plus jamais connaître. Judy n'avait pas dix ans mais elle était déjà nostalgique d'une époque qu'elle croyait révolue. Et, le regard perdu dans ce manteau de neige cotonneuse, elle ne vit pas les deux yeux rouges qui l'observaient...
Soudain, la porte d'entrée pivota sur ses gonds crissant et dévoila peu à peu une silhouette qui se découpa dans le fond faiblement lumineux. De ses yeux d'enfant, Judy imagina sur l'instant un homme plus grand d'une tête au moins que son père, robuste aux épaules carrées et au pas lourd. Mais lorsqu'elle s'habitua à la luminosité ambiante, elle découvrit un homme de taille très moyenne, à la silhouette fluette, le crâne passablement dégarni et pourvu d'une chevelure immaculée. Donovan échangea quelques mots avec lui, tout sourire. À voir les rides qui striaient son visage, le vieil homme devait avoir au moins quatre-vingt-dix ans, mais il présentait bien. Sa tenue était des plus ajustée. Le costume trois pièces sombre et de coupe impeccable ainsi que sa fine cravate noire nouée haut sur son cou lui donnait un air austère voire peu engageant. À vrai dire, tout son visage respirait la sévérité.
- Papa, tu nous avais pas dit qu'il avait un valet, bredouilla Judy, impressionnée.
Le vieil homme et ses parents rirent de bon coeur.
- Ma chérie, lui dit son père, je te présente ton arrière-grand-père.
- Papi Jérémiah ? fit Judy, timidement.
Le vieil homme rit de plus belle, emporté par la candeur de son visage d'ange.
- Va pour "papi Jérémiah" ! lui lança-t-il tout sourire. Mais j'en oublie les bonnes manières, entrez, entrez donc !
Le vieux Jérémiah pivota de profil, libérant ainsi le passage pendant que Willie s'engouffrait à l'intérieur suivi de ses parents et de la petite Judy. Restant seul sur le seuil de la porte, il leva les yeux vers la lune. Elle serait pleine dans deux jours. Deux jours seulement. Puis il jeta un coup d'oeil vers le champ en fronçant les sourcils. S'apprêtant à rejoindre ses invités, la brise naissante emporta ce qui sembla n'être qu'un murmure. Que Dieu ait pitié de nous...
Ce soir, toute la maisonnée résonna des commentaires d'ébahissement de Willie et sa mère. Il faut dire que les lieux avaient de quoi surprendre. Au beau milieu des champs, en plein Texas, se trouvait cet endroit, ce décor digne du siècle passé. Les murs étaient recouverts de toiles d'époque représentant des hommes et des femmes aux cravates bouffantes et aux toilettes précieuses. Chacun avait en outre, la particularité de représenter le snobisme patenté de ces bourgeois tirés à quatre épingles. Willie d'ailleurs, ne pouvait s'empêcher d'imiter chacun des portraits, ajoutant un peu plus de rires sur le visage de sa mère. Les couloirs étaient recouverts de moquettes aux motifs passés, feutrant ainsi les pas des visiteurs. Chaque pièce était sobrement meublée. Cela dit, sans être ostentatoire, la décoration dénotait l'aisance certaine de leur propriétaire. La pièce la plus impressionnante était sans doute le salon. Bien qu'elle fut occupée en son centre par une massive table en bois sculptée, sa pièce maîtresse restait la collection de soupières dont la bonne cinquantaine d'exemplaires occupait tout un pan de mur. Sarah était subjuguée. La cuisine, attenante au salon, tranchait cependant radicalement avec ce dernier. Elle était du plus récent style que l'on pût trouver en cette année 1951. Au niveau supérieur, Jérémiah fit visiter les chambres et la salle de bain. Les chambres avaient été préparées. Elles étaient plutôt coquettes et leur propreté était irréprochables. Donovan et sa femme commencèrent à défaire leurs affaires pendant que les enfants découvraient la leur. Dans un coin se trouvait une petit bibliothèque particulièrement bien fournit malgré sa taille. Willie sauta de joie en en faisant l'inventaire. Judy, elle, se contentait de faire le tour de la pièce, le regard presque errant, allant d'un endroit à l'autre. Puis elle ressortit dans le couloir et s'arrêta brusquement après avoir fait un pas. Elle était en pleine réflexion lorsque la voix de son père les appela, elle et son frère pour aller dîner. D'après les paroles qu'elle avait eu le temps de saisir, Jérémiah dressait le couvert et le repas était sur le point d'être servi. Willie était sorti en trombe de la chambre et descendait déjà quatre à quatre les marches de l'escalier au bout du coulloir. Seule dans cette allée sombre, Judy ramena son attention sur la porte au fond du couloir. D'un pas curieux, elle s'en approcha. C'était étrange, Jérémiah ne leur avait pas fait visiter toute la maison apparemment. Il ne pouvait pas s'agir de sa chambre puisqu'elle se trouvait en face de celle de ses parents. Consciente que sa mère ou son père remonterait bientôt pour la rappeler, elle pressa le pas et saisi à pleine main la poignée. Les yeux pétillants de curiosité, elle l'actionna. Aucun résultat. Elle réessaya. Sans succès. La porte avait été fermée à clé. Judy leva les yeux au plafond, frustrée. Tout en haut, un cadenas se balançait.
- À table, Judy, le repas est servi ! lança sa mère qui commençait à faire grincer les marches sous ses pas.
- J'arrive, m'man ! répondit Judy, l'air de rien.
Elle laissa dans son dos cette pièce et tous ses secrets, quoique pour un temps seulement. Elle rejoignit sa mère, toute guillerette, pendant que la poignée derrière elle pivota d'un quart de tour.
Le dîner se passa dans une atmosphère joyeuse et teintée de souvenirs de jeunesse, contés par le vieux Jérémiah, très en forme pour un homme de son âge. Il leur avoua qu'il venait de fêter ses quatre-vingt treize ans quelques semaines plus tôt et que sa vie de solitude en plus de ses années commençaient à lui peser. La visite de cette jeune famille lui apportait un nouveau souffle bienvenu dans cette période difficile. Le vieux Jérémiah récoltait lui-même le coton dans les champs attenants et l'apportait lui-même à l'usine textile de Lubbock. C'était lui aussi qui entretenait cette vieille demeure chaque jour que Dieu faisait et qu'il avait acquis à l'aube de ce siècle. Il était fier de dire qu'il avait pu dénicher ce petit bijou, lui qui n'était pas un enfant du pays. Car lorsqu'il arriva dans la région, les pionniers venaient à peine de fonder Lubbock et les parcelles de terre se vendaient à prix d'or. Cependant, personne ne voulait des terres plus à l'Est, trop arides et excentrées quand leseul moyen de transport en ces temps était le cheval ou le chariot. Mais vingt ans plus tard et avec l'invention de l'automobile, les mentalités avaient bien changé. Et Jérémiah s'était déjà installé pour une bouchée de pain, faisant fructifier son patrimoine grâce aux champs de coton. Willie lui demanda s'il avait eu à se battre contre des indiens ; ce à quoi Jérémiah eu bien du mal à lui expliquer que les guerres contre les indiens étaient déjà finies alors qu'il n'était pas encore arrivé. Tout en finesse, son père fit comprendre à son aïeul que n'ayant pas eu la chance lui-même de connaitre ses parents bien longtemps, son fils ne voulait perdre son arrière-grand-père en ne sachant rien de lui. Jérémiah ne pouvait que se prendre d'affection pour ses enfants si pleins d'enthousiasme. Willie surtout. Car Judy se contentait de manger du bout des lèvres le contenu de son assiette, la tête ailleurs.
- Eh bien, Judy, pourquoi tu ne dis rien ? lui dit gentiment le vieux Jérémiah.
- Je réfléchissais, dit-elle sur un ton neutre.
- Ah ? Et à quoi réfléchissais-tu ?
- Pourquoi y'a pas de moquette dans le couloir devant la porte du fond ?
Jérémiah haussa légèrement un sourcil.
- C'est vrai ? Tiens. Je n'avais jamais accordé d'importance à ce détail, dit-il en esquissant un sourire.
- Ah bon ? Pourtant on voit bien qu'elle a été coupée mais elle démarre en plein milieu du couloir, juste devant les chambres... ajouta la petite Judy.
- Judy ! s'exclama sa mère.
- Quoi ? Il m'a posé une question, je réponds !
Jérémiah partit d'un grand rire.
- Ma parole, tu as l'oeil ! Et est-ce que tu aurais remarqué autre chose d'étonnant en sortant de ta chambre ?
- Oui...
- Judy... renchérit sa mère.
- Dis-moi, poursuivit Jérémiah, ignorant l'intervention de Sarah.
- Pourquoi y'a un cadenas sur la porte au fond ?
Une ombre passa sur le visage du vieil homme. Son visage sembla confus un instant mais il se reprit vite et lui répondit :
- Elle donne sur un escalier qui mène au grenier, mais le plancher branlant le rend dangereux. Je l'ai installé avant que vous n'arriviez. Je ne veux pas que quelqu'un se blesse.
- Ah... répondit finalement Judy.
- Tu vois, tu ne pourras pas trouver des mystères de partout, lui dit son père.
- Encore moins un fantôme derrière chaque porte, ajouta son frère en rigolant.
- Silence, jeune homme, lança Jérémiah sèchement. Tu apprendras qu'au Texas, les esprits ne sont pas des légendes... J'en ai vu des choses pas banales en plus de cinquante ans de vie dans le coin ! Et je peux vous dire que, chaque année, l'approche de la Toussaint ne rassure personne...
- Grand-père, je ne suis pas sûr que ce soit très bon de tenir ce genre de discours à de jeunes enfants... dit Donovan, doucement.
- Autant qu'ils y soient préparés, je ne voudrais pas qu'ils le découvrent d'eux-mêmes...
Ces quelques mots suffirent à installer le malaise autour de leur table.
- Se préparer à quoi ? dit Sarah, d'une voix faible.
Le vieil homme se leva lentement de son siège et alla vers la fenêtre. Au travers de la crasse, il observa la lune. Dans le ciel d'un noir d'encre, elle semblait teintée d'une nuance rosée.
- Nous le saurons bien assez tôt, mes enfants... reprit-il.
Sans qu'il ne s'en aperçoive, Judy l'avait rejoint à ses côtés et regardait la lune, tout comme lui. Il avait le regard perdu dans les cieux. Lorsqu'il remarqua sa présence, il posa ses mains sur ses épaules affectueusement.
- J'aime la regarder certains soirs. Elle me rappelle ma femme... commenta-t-il en reniflant. Elle me manque...
- Elle est partie au ciel ? demanda Judy.
- C'est ça, marmonna-t-il. À cause d'une vilaine grippe... en 1918...
- Judy, tu devrais revenir t'asseoir, dit gentiment son père.
- Oui, viens, renchérit sa mère.
- Ne vous en faites pas, sourit Jérémiah en essuyant une larme du revers de sa manche.
Alors qu'il s'apprêtait à retourner vers la table, Judy retint ses mains :
- Papi Jérémiah...
- Oui, ma petite ?
- Est-ce que tu as un chien ?
À ces mots, le vieil homme ne put réprimer une expression de stupeur :
- Pourquoi me demandes-tu cela ?
Pour toute réponse, Judy pointa un index en direction du champ sur leur droite. Parmi les branchages et les feuilles mourantes, elle désigna deux petits points rouges. Le vieil homme ne perdit pas contenance pour autant.
- Ne t'en fais pas ma chérie, c'est l'épouvantail. Les attaches ont encore dû lâcher et il est tombé, une fois de plus... On ira le voir demain matin si vous voulez les enfants...
- Chouette ! lança Willie.
Tandis que Judy retournait à sa place auprès de ses parents, le vieux Jérémiah regarda encore un instant l'endroit en question. Les deux points s'éclipsèrent comme un clignement d'yeux, puis disparurent dans les profondeurs du champ. Il resta stupéfait par ce phénomène et son regard sembla soudain inquiet. Il ne put s'empêcher de marmonner. Pourvu que je me trompe...
Malgré la bonne volonté de chacun, la fin du repas souffrit d'une ambiance pesante, à commencer par le patriarche qui s'exrpima avec parcimonie. Son visage s'était peu à peu assombri depuis quelques minutes, sans que chacun ne sache pourquoi. À l'issue du repas, les enfants allèrent faire leur toilette sur l'injonction de leurs parents puis se couchèrent dans la foulée. Les trois adultes restèrent en bas, au salon, à discuter encore un peu. Ils ne tardèrent pas cependant, car la fatigue du voyage commençait à se faire sentir et l'heure avancée dans la soirée aussi. Ainsi, chacun s'en alla chercher un sommeil bien mérité.
Le lendemain, au petit matin, toute la maisonnée bourdonna du réveil de ses occupants, petits et grands. Le soleil éclairait de ses premiers rayons les vastes étendues de champs aplanis. Ce paysage avait visiblement effacé la morosité de la veille. Chacun savoura un petit-déjeuner avec un appétit et une joie bienvenus. Même Judy se montrait plus souriante que de coutume.
Lorsqu'ils eurent fini, le vieux Jérémiah s'apprêta à partir en ville afin de faire quelques courses mais Donovan et Sarah se proposèrent de le remplacer. Ainsi ils pourraient en profiter pour visiter les environs tandis que les enfants pourraient faire plus ample connaissance avec leur ascendant. La proposition fut accueillie favorablement par toutes les parties, si bien que les parents quittèrent la demeure tendis que Judy, Willie et le vieil homme firent le tour des terres.
- Papi, tu nous avais dit qu'on pourrait voir ton épouvantail ! lança Willie.
- C'est vrai, reconnu ce dernier. Allons-y !
Progressant à pieds vers la zone qu'ils avaient observé la veille, Willie ne pouvait s'empêcher de le bombarder de questions, dénotant une certaine maturité malgré son âge. Quelle était la superficie de ses terres, quelles quantité il pouvait ramasser en une journée, quelle quantité à l'année, combien cela lui rapportait, et bien d'autres. Jérémiah lui répondit avec entrain et sans aucun mal.
Judy arriva la première à l'endroit.
- Mais papi, y'a rien ici !? s'étonna-t-elle.
- Allons, qu'est-ce que tu me chantes ? lui répondit Jérémiah.
Elle avait raison. Maintenant qu'ils étaient tous les trois réunis à l'emplacement dit, chacun pouvait constater qu'il n'y avait aucun épouvantail ici. Du moins, il devait y en avoir un avant, mais plus maintenant. Devant eux ne se dressait plus qu'un assemblage de bois en forme de croix : un support. Vide...
- Oh non... murmura Jérémiah.
- Qu'est-ce qu'y a papi ? demanda Judy.
- Rien, ma petite.
Willie scrutait le sol, comme s'il s'amusait à camper le rôle de quelque détective privé en quête d'un indice.
- T'as des voisins, papi ? demanda-t-il.
- Hein ? Non... Y'a pas âme qui vive à deux miles à la ronde...
- Et tu marches souvent avec une canne ?
- Beh ! Mais non !
- Deux cannes, alors ?
Jérémiah s'anima, comme vexé par les propos du jeune garçon.
- Mais ! C'est fini, oui ! Et pourquoi tu me demandes ça, d'abord ?
Jérémiah et Judy le dévisageaient ensemble, perplexes.
- On est venus de par-là, dit-il en désignant l'allée derrière eux. Et là, juste devant la croix, on voit comme des marques de bâton dans la terre qui se dirigent vers l'autre côté...
Le vieil homme observa le sol, les sourcils froncés. Il venait d'avoir un mauvais pressentiment. Après avoir minutieusement détaillé les alentours, il se pencha et ramassa ce qui ressemblait à de la paille dans l'une des empreintes de forme arrondie. Il le porta à ses narines et le huma bruyamment. D'un coup, ses yeux s'ouvrirent comme frappés de stupeur... et d'effroi.
- Les enfants, derrière moi ! lança-t-il sèchement. Pourvu que je me trompe...
Il s'était exprimé avec tant de rudesse dans la voix que ni l'un ni l'autre n'osa le questionner et se contentèrent de le suivre cependant qu'il parcourait l'allée en suivant les traces. Malgré le poids des années, le vieil homme se montra très agile et trottinait le long des allées bifurquant de droite et de gauche au gré de la piste. Après avoir parcouru plusieurs dizaines de mètres, le petit groupe déboucha hors du champ, non loin du perron de la demeure.
Ils avaient tourné en rond.
La piste formait un cercle parfait autour de la maison, dont le départ et l'arrivée étaient dans l'alignement exact d'avec la porte d'entrée. Jérémiah resta de marbre. Mais les enfants, toujours cachés dans son dos, ne purent réprimer un gloussement d'angoisse.
- On... On a du passer sans le voir, hein, papi ? dit Willie, perplexe.
- Tu le vois, toi aussi ? murmura Jérémiah.
- Bah oui... dit Willie, que l'attitude du vieil homme ne cessait d'étonner.
- Papi... sanglotta Judy en s'agrippant à son pantalon. J'ai peur...
Le vieil homme l'enlaça de ses bras fébriles pour tenter de la réconforter, de la protéger même, d'un hypothétique danger. Cependant, il ne pouvait le quitter des yeux. Sous le porche, illuminé par un soleil éclatant, le vieux rocking chair se balançait mu par une force invisible. Il avait accueilli en son siège l'épouvantail.
- C'est une mauvaise blague, pas vrai ? lança Willie d'une voix pleine d'assurance. T'as tout préparé à l'avance pour nous faire peur !
- Je peux t'assurer que non... déclara Jérémiah.
- Mouais ! s'exclama le jeune garçon, perplexe.
Il fit un pas de côté et s'avança vers la maison. Au fur et à mesure qu'il s'approchait, il distinguait chaque partie de son anatomie de paille et de bois. Revêtu d'une vieille salopette trouée et délavée, il avait été affublé d'une chemise à carreaux rouge et noire rentrée, boursouflée par la paille qui s'échappait de ses manches et de ses jambes. Aux bouts des accoudoirs reposaient ses mains. Savamment faites par son créateur, elles étaient constituées de fils de fer noués dessinant parfaitement des doigts noirâtres et d'une longueur démesurée. S'il avait été une créature vivante, il aurait aisément pu enserrer la tête d'un adulte d'une seule main. Alors celle d'un enfant... La tête, d'ailleurs, aurait pu prêter à rire si ce n'était le contexte et son visage dessiné. En lieu et place de quelque crâne, il portait une citrouille pourrissante, amollie par le temps et le soleil, noircie par endroits. C'était à se demander comment elle pouvait encore tenir sur son support... Mais lorsque Willie vit plus distinctement ses yeux, il commença à sentir l'inquiétude l'envahir. Dépourvue de bouche, la face qui était à quelques mètres de lui n'avait que deux petits interstices horizontaux en guise d'yeux. De ce fait, ses traits amenaient logiquement à penser que son expression était neutre. Pourtant, il y avait quelque chose dans son regard qui dérangeait Willie. Comme si l'épouvantail lui cachait volontairement, sournoisement quelque chose.
Un secret...
S'approchant encore un peu, il découvrit, suspendue à son cou, une petite pancarte de bois avec une inscription. Mais l'écriture était si tremblante qu'il dut s'approcher davantage encore pour pouvoir la déchiffrer. Le grincement du rocking chair se fit plus fort. Il n'était plus qu'à un mètre de lui. À ce moment, il entendit son arrière-grand-père lui dire quelque chose. Mais ses paroles lui semblèrent si lointaines qu'il ne comprit pas l'avertissement qu'il venait de lui lancer. Il avança son visageun peu plus près de la citrouille, saisit le morceau de papier jauni par le temps et s'efforça de lire l'inscription marquée dessus. Sous le coup de l'effort, ses sourcils se froncèrent.
"Jam..." ou peut-être "Jem-quelque chose"... "Jim ?"
Lorsque Willie prononça cette seule syllabe, une expiration gutturale émana de la citrouille et ses yeux laissèrent échapper de petites volutes de fumée grise. Surpris par le phénomène, il recula machinalement le buste mais il s'arrêta soudain, comme absorbé par la profondeur de son regard noir. L'instant d'après, Willie se pétrifia. Les yeux de la citrouille rougeoyèrent. Sa tête semblait s'illuminer de l'intérieur. Il se rapprocha de son visage, centimètre par centimètre, poussé par une force invisible. Willie voulait plus que tout s'éloigner, pourtant, il se rapprochait inexorablement. Une volonté étrangère s'était emparée de son corps. Le rocking chair bascula à sa rencontre, aussi lentement que lui. L'expiration se fit encore plus forte. Willie en avait les yeux qui pleuraient d'effroi. Sa bouche gémissait d'angoisse, comme s'il essayait de résister à l'appel de l'éventail. Mais rien n'y faisait. Il s'approchait encore... Lorsqu'il se trouva à une dizaine de centimètres de sa tête, il vit alors une bouche aux petites dents acérées se découper sous ses yeux toujours immobiles. Son sang battait dans ses tempes si fort qu'il crut un instant que sa tête allait exploser. Une sensation de forte chaleur envahit tout son crâne. Il sentit toute volonté l'abandonner. Il ne voulait plus se battre.
C'était fini...
L'expiration se transforma en un grognement grave. Son coeur s'emballa. Il savait au fond de lui qu'il allait bientôt s'arrêter. Puis un cri venu de nulle part déchira ses tympans tandis qu'il se sentit happé vers l'arrière.
Lorsqu'il recouvrit ses esprits, il était allongé sur l'allée en terre battue, juste devant le porche. Au-dessus de lui, le vieux Jérémiah s'acharnait sur sa poitrine juvénile. Sa soeur était à côté, observant la scène avec de grands yeux inquiets. Willie commençait à sentir son thorax le brûler, sa peau tiraillée sous les mouvements vifs et brutaux du vieil homme. Il entrouvrit les yeux puis saisit son bras d'une main molle. Jérémiah cessa aussitôt son massage et l'aida à se redresser en position assise.
- Es-tu fou ? Je t'ai dit de ne pas t'approcher ! hurla Jérémiah.
Willie était encore dans le brouillard.
- J'ai rien entendu, papi... parvint-il à articuler.
- Comment tu te sens ?
- ...tout mou...
Il n'avait pas reprit pleinement possession de tous ses sens qu'il s'agita brusquement. D'un regard scrutateur, il observa les alentours jusqu'à revenir au rocking chair. L'épouvantail était toujours là, assis. Willie avait un doute, mais ses doigts lui semblèrent un peu plus longs cette fois. Ce qui était sûr, c'est que la citrouille arborait désormais le sourire de dents acérées qu'il pensait avoir imaginé quelques instants plus tôt.
Cette réalité dépassait l'entendement...
- Arrête de le regarder, rouspéta Jérémiah. Ce qu'il t'a fait ne t'a pas suffit ?
- Justement, qu'est-ce qu'il m'a fait ?
Pris de court, Jérémiah détourna le regard et l'aida à se relever.
- Judy, accompagne-le dans le salon et attendez-moi, dit-il sèchement. Et ne le regardez pas !
Les questions fusèrent dans leur tête mais ils se gardèrent bien de le montrer devant le vieil homme. Encore un peu chancelant, Willie gravit les quelques marches du perron en s'appuyant sur sa soeur. Chemin faisant, ils se forcèrent à regarder droit devant eux. Néanmoins, Willie pouvait entendre le grinçement du rocking chair qui se balançait d'avant en arrière. Avant qu'ils ne pénètrent dans la maison, Judy jeta un regard par-dessus son épaule en direction de son arrière-grand-père. Elle le vit rentrer dans une petite remise et fermer la porte derrière lui.
Arrivés dans le salon, Judy aida son frère à s'asseoir sur le canapé. Il semblait l'air hagard, dans le flou le plus total. Recouvrant peu à peu sa lucidité, il lui demanda un verre d'eau. Judy fila en quatrième vitesse dans la cuisine. Elle revint quelques secondes plus tard, lui tendit le verre et s'installa auprès de lui. Il s'écoula de longues minutes sans quel'un ou l'autre n'ose parler.Au bout d'un moment, Judy s'apprêta à parler mais son frère la devança.
- C'était horrible, soeurette... Horrible...
- Mais qu'est-ce qui t'es arrivé ? lui demanda-t-elle.
- J'en sais rien... J'suis pas sûr... C'est comme si j'arrivais plus à bouger... Je pouvais à peine respirer. J'entendais plus rien... Y'avait comme une force invisible qui me poussait vers ce... ce monstre... J'avais l'impression qu'il m'appelait... que je pouvais pas lui résister... C'était horrible, j'te dis...
- Quand papi a vu que tu l'écoutais plus, il t'a d'abord regardé bizarrement. Mais quand tu t'es approché de sa tête, il s'est mis à courir. Juste après il t'a attrapé par le col de ta veste et t'a tiré vers l'arrière. Et quand tu t'es retrouvé par terre, sans bouger, en regardant le ciel on a cru que t'étais mort.
- Sérieux ?
- Papi était terrifié... Il arrêtait pas de te donner des coups pour te faire réagir mais tu bougeais pas...
- Je suis resté comme ça combien de temps... ?
- Je sais pas trop... Dix minutes, peut-être plus...
- La vache... J'suis mort dix minutes !
- Bah, en fait non, t'arrêtais pas de parler !
- Hein ?
- Ouais ! Tu répétais en boucle le même mot !
- Je disais quoi ?
Judy n'eut pas le temps de lui répondre, interrompue par l'arrivée de leurs parents dans le vestibule. Machinalement, elle sauta du canapé et s'engouffra dans le couloir pour aller à leur rencontre, laissant ainsi son frère sur sa faim. De sa place, Willie pouvait seulement les entendre échanger quelques mots sur un ton tout à fait enjoué. Cela signifiait que Judy n'avait pas dû leur raconter ce qui s'était passé un peu plus tôt. Un bruit de pas pesants s'approcha et son père apparu à l'entrée du salon, les bras chargés de sacs de courses tandis que sa mère vidait les siens sur la table de la cuisine. Quand il vit la tête de son fils, Donovan ne put cacher son étonnement.
- Tout va bien, fiston ? Tu as l'air lessivé...
- Ca va... ça va, mentit Willie.
Mais son père l'observait de manière insistante. Sarah apparut à ses côtés, le soulageant de ses sacs.
- Peut-être que tu parleras plus volontiers à maman ?
- Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Sarah, dont le regard allait de l'un à l'autre.
- Y'a rien ! Tout va bien ! renchérit Willie.
Sarah alla déposer les sacs dans la cuisine et revint vers son fils. Elle l'observa à son tour quelques instants puis posa ses lèvres sur son front qu'elle retira aussitôt.
- Mon dieu, mais tu es gelé ! s'exclama-t-elle. Et tes vêtements sont pleins de terre !
- Les enfants, vous n'avez pas fait de bêtises en notre absence au moins ? dit Donovan à l'attention de Judy, en voyant que ses genoux étaient dans le même état de saleté.
- Non ! répondirent les enfants de concert.
- Il faudra être plus convaincant, lança Donovan.
À cet instant, le vieux Jérémiah ouvrit la porte d'entrée à la volée et fit irruption dans la pièce, un fusil de chasse sur chaque épaule. La situation donna un peu de répit aux enfants.
Mais pour combien de temps seulement... ?
- Il faut quitter Buffalo springs ! lança Jérémiah.
Pour le répit, il faudrait repasser...
- Quoi ? dit Sarah, surprise.
- Après toute la route qu'on a fait hier, tu voudrais qu'on reparte déjà ?
- Je pars avec vous ! continua Jérémiah, imperturbable.
- Mais où ? demanda Donovan.
- Lubbock, dit-il en inspectant les canons du premier fusil.
- Partir dans cette usine à gaz ? Tu plaisantes !
- Ce n'est pas mon genre... continua-t-il sans même le regarder. Il examinait le second fusil. Les chambres étaient propres, comme pour le premier.
- Mais pourquoi ? s'impatienta Donovan.
- Le village n'est plus sûr cette année.
- Grand-père, si c'est encore une histoire pour faire peur aux enfants...
Jérémiah jeta son fusil de rage au sol.
- Ton fils a faillit y passer ce matin !
- QUOI ??? s'emporta Donovan, soudain fou d'inquiétude.
- Un mauvais esprit l'a attaqué...
- Oh grand-père, j'ten prie ! lança Donovan, dédaigneux.
- Il dit la vérité ! J'ai tout vu ! intervint Judy.
- Ma puce, enfin... la tempéra Sarah.
- Non ! Laisse-moi ! sanglota-t-elle. C'est vrai c'qu'il dit ! Willie est devenu tout bizarre quand il s'est approché de l'épouvantail !
- Un épouvantail ? s'étonna Sarah.
- Sur le rocking chair, sous le porche, intervint Willie.
- Allons bon... dit Donovan en roulant des yeux.
- Mais pourquoi vous nous croyez jamais ! cria Judy en pleurs.
Cette dernière intervention sembla faire son effet. Ignorant sa colère et son dédain, Donovan s'agenouilla devant la petite Judy et la réconforta en la prenant dans ses bras.
- Ne pleure pas, ma puce. Tu sais bien que je n'aime pas te voir pleurer...
- On a peur, papa... balbutia Judy entre deux sanglots.
- D'accord, d'accord... acquiesça son père. Ecoute, je vais aller le voir, cet épouvantail, et après, papi et moi on s'en débarrasse. Ok ?
- Ok... répondit Judy en essuyant ses dernières larmes.
Donovan leva les yeux vers Jérémiah, dans l'attente de sa réponse.
- C'est un début, on va dire... répondit ce dernier.
L'instant d'après, Donovan et Jérémiah passèrent la porte d'entrée. Lorsqu'il se trouva sur le perron, Donovan ne put réprimer un regard perplexe. À deux pas derrière lui, Jérémiah regardait la même chose que lui, impassible.
- Alors ? Il est où votre épouvantail, hein ? Moi, tout ce que je vois c'est une vieille chaise branlante et rien d'autre... déclara Donovan.
Devant eux se trouvait la chaise vide qui avait accueilli quelques minutes plus tôt encore le pantin.
- Problème résolu, ajouta Donovan avant de tourner les talons.
Il s'apprêta à retourner dans la maison, mais Jérémiah saisit soudain son bras d'une poigne de fer.
- Si tu tiens un tant soit peu à ta famille, je te conseille de m'écouter ! Je vis dans ce patelin depuis près de soixante ans et je peux te dire que chaque habitant redoute plus que tout la veille de la Toussaint ! s'exclama-t-il sur un ton de confidence, le regard noir. Tu veux voir tes enfants mourir ? Reste ici ! Tu veux voir ta femme disparaître ? Reste ici ! Parce que c'est ce qui arrive tous les ans à la même date ! Moi-même je n'ai pas été épargné ! Je ne connaissais pas les signes avant-coureurs... Mais aujourd'hui, il faudrait être dénué de bon sens pour ne pas savoir -ou pire !- ne pas vouloir les interpréter ! Ce matin, ton fils a été attaqué par un esprit malveillant et il s'en est fallu de peu qu'il y reste ! Et dis-toi que si l'épouvantail est parti, ça ne veut pas dire que nous ne courons plus aucun danger ! Dieu seul sait ce qui arrivera encore si nous restons ici...
Donovan, incertain, fixa un instant son regard dans le sien. Il ne savait pas comment il devait interpréter ces propos. Il ne savait pas plus s'il devait considérer son grand-père comme fou ou simplement fatigué. Mais son regard se voulut si sombre qu'il finit par baisser la tête, comme un enfant réprimandé par ses parents. Puis il fronça les sourcils, se donnant le temps de la réflexion.
- On partira demain matin...
Jérémiah adoucit son regard.
- Sage décision, dit-il en desserrant son étreinte.
L'instant d'après, ils pénétrèrent dans la demeure, leur visage préoccupé. Car l'un s'attendait au pire, tandis que l'autre l'ignorait totalement...
Le reste de la journée se passa sans que quiconque ne reparle des événements de la matinée. Jérémiah avait passé l'après-midi dans sa remise tandis que le couple et leurs enfants s'étaient mis en quête d'occupations diverses. Willie, qui avait retrouvé toute son énergie, avait aidé son père dans de petites activités de bricolage pendant que Sarah et Judy préparaient des biscuits pour le goûter. Cette dernière termina son après-midi en savourant un bon livre pioché dans la bibliothèque tout jetant un sort à l'assiette de sablets. Mais malgré tous ses efforts, elle ne pouvait se sortir de l'esprit les événements singuliers survenus plus tôt dans la journée. Est-ce que son arrière-grand-père avait dit vrai lorsqu'il disait que les esprits n'étaient pas des légendes au Texas ? Et s'il avait menti lorsqu'elle lui avait demandé la raison de la présence de ce cadenas ? Et s'il cachait quelque chose au grenier que personne ne devait voir ?
Pire encore !
Et si c'était lui qui se cachait de quelque chose vivant dans le grenier ? Et s'il avait justement mis ce cadenas pour empêcher quelque chose de descendre ? À cette idée, Judy se dit alors qu'ils avaient tout intérêt à ce que le cadenas reste à sa place...
Lorsqu'elle referma son livre, il était déjà l'heure de passer à table. Sa mère, comme le soir précédent, s'époumonait pour la deuxième fois au bas de l'escalier. Judy rangea son livre sur l'étagère et emprunta le couloir. À mi chemin, s'arrêtant dans son élan, elle tourna la tête vers la porte du fond. C'était vraiment une curieuse sensation. C'était la deuxième fois qu'elle croyait sentir la poignée pivoter. Mais après les événements du mantin, quoi de plus naturel que d'avoir peur... sans raison...
Ainsi Judy reprit-elle le chemin du salon ; moins enjouée encore qu'à l'accoutumée.
Ainsi la poignée pivota-t-elle aussi, comme la veille, lorsqu'elle eut le dos tourné.
Le repas se déroula dans une atmosphère des plus pesante. Rares furent les propos échangés, les sujets abordés, les petits instants de joie et de plaisanterie. La succession de plats sembla durer une éternité à Judy, qui n'avait qu'une hâte : se rendre dans sa chambre afin de s'évader dans la lecture. Seuls ces moments lui donnaient un peu de réconfort depuis deux jours.
Lorsque le dessert fut servi, toute la petite famille s'interrompit en entendant un léger bruit venant de l'étage. Chacun pensait avoir mal entendu. Ils firent alors silence et tendirent l'oreille. Un second bruit succéda au premier, mais plus long cette fois. Comme si l'on traînait un objet à même le sol.
Puis plus rien.
Sarah prit l'initiative de monter malgré les commentaires du vieux Jérémiah. Ils la virent disparaitre au somment de l'escalier mal éclairé durant quelques secondes avant de redescendre sans inquiétude aucune.
- C'est sans doute ça qui a causé le bruit, dit-elle en déposant le contenu de sa main sur un coin de table.
Curieux, chacun s'approcha machinalement de l'objet en question avant que leur visage ne reflète une vive inquiétude dans les traits Judy et Jérémiah. Devant eux se trouvaient les restes du cadenas... L'anse avait été sectionnée en deux endroits. Jérémiah ne resta pas immobile plus longtemps. Il bondit de sa chaise, attrapa un fusil, enfourna deux cartouches et actionna l'interrupteur du couloir. Peine perdue, l'espace exigu demeur dans l'ombre. L'ampoule ne s'allumait pas. Après plusieurs tentatives, il prit une lampe torche et grimpa les marches lentement, à l'affût, sous le regard étonné de l'assemblée.
De son faisceau lumineux, il balaya chaque pièce à la recherche d'un danger potentiel, l'index sur la gâchette, prêt à faire feu. Cependant, tout était normal. Aucun bruit ne provenait du rez de chaussée, pas plus que des pièces qu'il inspectait. Ou même du grenier.
Le grenier justement ! Il n'avait nullement l'intention d'y monter. Toutefois, il retourna dans le couloir et dirigea sa lampe vers la porte du fond. Elle était à peine entrebaillée, grinçant au gré des courants d'air. Dans le cône de lumière, il ne vit rien. Il s'approcha lentement, puis la referma avec son épaule. Gardant la position, il appela Donovan, qui le rejoignit aussitôt. À sa demande, il extirpa la commode de sa propre chambre afin de l'amener pour bloquer la porte. Malgré son habituelle perplexité, il s'exécuta.
Une fois qu'ils eurent terminé, ils descendirent retrouver Sarah et les enfants. Jérémiah leur exposa alors son ressenti, ne cherchant plus à cacher sa vive inquiétude. Pendant qu'ils entrèrent à nouveau dans une discussion pour le moins tendue, ils ne virent pas que la petite Judy s'était éclipsée du salon dans le but de s'aventurer à l'étage, mue par une curiosité incontrôlable. Elle n'eut pas le temps, cependant, d'atteindre l'escalier que l'effroi l'emportât déjà sur son pragmatisme. Son cri aigu alerta toute la famille. Lorsqu'ils la rejoignirent au bas des escaliers, ils la trouvèrent figée devant la galerie de portraits qui s'étalait le long des murs. Judy regardait l'un d'eux. Jérémiah actionna l'interrupteur mais l'éclairage ne voulut toujours rien savoir. Ilalluma alors sa lampe en direction du tableau. Dès qu'il fut illuminé, toute la famille eut une expression de stupeur mêlée de dégoût sur leur visage.
Le tableau représentait Jérémiah dans sa jeunesse, en habit d'époque, d'un autre temps, d'un autre siècle. Mais il était représenté dans un état de décomposition si réaliste que la nausée envahit tout le monde. Jérémiah jeune adulte avait le crâne décharné, dégarni par endroits et dont la chevelure éparse et blanche s'emmêlait sur ses épaules. Son veston pourtant ajusté épousait davantage la forme de ses os que de sa chair. Son cou ne remplissait plus le col de sa chemise. Sa cravate était à moitié nouée et sa veste abîmée çà et là. Les lèvres défraîchies et rétractées laissaient apparaître une rangée de dents blanches impeccables. Mais le sinistre de l'ensemble se trouvait surtout au niveau de ses yeux. Couronnés d'arcades sourcilières saillantes, ils étaient dépourvus de paupières. Seuls se trouvaient dans leurs orbites, deux globes injectés de sang, regardant droit dans ses yeux quiconque l'observait.
Jérémiah resta stoïque. Il se tourna vers Donovan et lui dit :
- Des histoires pour faire peur aux enfants, tu disais ?
- C'est pas le moment, grand-père ! bougonna Donovan, les dents serrées.
Parcourant le couloir, ils s'aperçurent que tous les tableaux étaient dans le même état. Chaque personnes représentées reflétaient et inspiraient la mort. À chaque pas qu'ils faisaient, c'était un peu plus de dégoût qui déssinait leurs traits. Il n'en fallut pas plus à Sarah pour ramener les enfants angoissés dans le salon, laissant ainsi seuls Donovan et son grand-père.
- Tu veux toujours repartir demain matin, lança Jérémiah, incisif.
Donovan resta sans voix. Il venait d'être ébranlé jusque dans ses convictions. Que devait-il penser ? Serait-ce une bonne chose de faire preuve d'entêtement encore une fois ? Jérémiah le regardait intensément, sans un battement de cils.
- Non ! On s'tire ! répondit-il enfin.
Sans guère plus de commentaires, Jérémiah lui tendit un fusil puis ils se réunirent dans le salon. Après que Jérémiah leur ait fait ses dernières recommandations, ils rejoignirent la porte d'entrée. Mais avant qu'ils n'aient pu progresser plus loin, un bruit se fit entendre à l'étage. Comme celui que ferait un objet gros et lourd traîné sur le sol...
La peur se lisait sur le visage de Donovan. Jérémiah, lui, se voulut imperturbable. Mais le bruit ne cessait pas. Les enfants commencèrent à paniquer. Sarah ne put s'empêcher de scruter le somment de l'escalier dans l'obscurité. Le calme à l'étage revint après plusieurs secondes qui leur semblèrent une éternité. S'envuivit alors un tout autre bruit...
Poc... Poc... Poc... Poc...
Jérémiah devina un bruit de pas. Dans son dos, la porte résistait toujours aux assauts répétés de Donovan. Il pointa sa torche vers l'escalier, la nuque parcourue d'un frisson.
Poc... Poc... Poc... Poc...
Les pas se rapprochèrent. Les enfants commencèrent à sangloter. Sarah aussi.
- Rien à faire ! tempêta Donovan.
Au bruit des pas s'en mêla un autre... Celui de multiples grincements métalliques. Jérémiah sentit son coeur battre à tout rompre.
- Tire sur la serrure ! lança le vieil homme.
Jettant un coup d'oeil par-dessus son épaule, Donovan fit signe à ses enfants de se mettre derrière lui puis il pointa à bout portant la serrure de son fusil. Une détonation retentit et une gerbe de copeaux fut projettée dansles airs. Simultanément au coup de feu, les enfants laissèrent leur peur s'extérioriser.
Poc...
La chose venait d'atteindre la première marche et Jérémiah n'osait le croire tandis que Donovan s'acharnait à nouveau sur la poignée, mais la porte résistait encore.
Poc... Le grincement s'amplifia.
...crrrrrrrrrrrh...
Donovan mit en joue la serrure une seconde fois et fit feu. Dans son dos, Jérémiah sentit la sueur perler sur ses tempes. Il pouvait voir à présent la créature jusqu'aux genoux...
- Nom de dieu... ! dit-il en tentant de contenir sa peur.
Poc...
Toute la famille se tourna vers lui et découvrit l'horrible spectacle.
Poc...
En proie à la plus profonde panique, Donovan tira de toutes ses forces sur la poignée puis Sarah vont l'aider. L'instant d'après, la porte céda enfin. Il l'ouvrit à la volée et tous sortirent en catastrophe.
À l'exception du vieux Jérémiah...
Il était tétanisé. À quelques mètres de lui se tenait l'épouvantail, sa tête affublée d'un hideux sourire ensanglanté. Il s'avançait lentement, laissant ses doigts de fer traîner le long des murs. Sur leur passage, ils déchiraient les toiles en décompositions.
Poc... Poc...
Les enfants le pressèrent de sortir tandis que Donovan revenait sur ses pas après avoir rechargé son fusil. Lorsque Jérémiah se retourna pour s'enfuir, l'épouvantail fit un geste sec de la main et la porte claqua violemment. Donovan s'acharnait déjà à coups de pieds pour tenter de l'enfoncer mais rien n'y faisait.
- Partez ! cria Jérémiah. Partez !
Pan !
La détonation provenait de l'intérieur. Donovan, surpris, avait bondi en arrière.
L'épouvantail, un trou béant au niveau de la poitrine, se tenait à deux mètres de Jérémiah. L'air laissa lentement les derniers copeaux de paille incandescente tomber sur le sol. La créature s'immobilisa, baissa la tête sur son torse déchiqueté et émit un grognement de mécontentement. Jérémiah fit un effort supplémentaire pour ne pas succomber à la terreur et visa sa tête.
Du dehors, toute la famille entendit la nouvelle détonation. Cette fois, il devrait recharger. Mais en aurait-il seulement le temps ?
Donovan croyait devenir fou...
Après quelques secondes de réflexion, il se rua dans la remise et en ressortit l'instant suivant, une lourde hache à la main. Au passage, il jeta les clés de contact à Sarah en lui ordonnant de se mettre au volant et de faire monter les enfants.
Ses deux chambres étaient vides désormais, et l'épouvantail, la moitié de sa face emportée, libéra une expiration sifflante et réprobatrice. Ce deuxième coup de feu l'avait projeté en arrière. Aussi se releva-t-il péniblement. Pendant ce temps, Jérémiah inséra deux nouvelles cartouches et s'apprêta à faire feu de nouveau. Pris de rage, il vociféra :
- Pourquoi vous nous attaquez ce soir ? C'est pas la Toussaint... !
Pour toute réponse, l'épouvantail tendit un bras et inscrivit quelque chose le mur à proximité en le griffant d'un doigt interminable. Jérémiah l'éclaira de sa torche et put lire ces quelques mots : "La mort n'attend pas".
Sarah avait mis le contact. Les enfants étaient à l'arrière, le regard angoissé tourné vers la maison. Donovan avait attaqué la porte à l'aide de sa hache. Le bois était déjà bien entamé. Il ne lui faudrait plus longtemps pour libérer son grand-père. Il l'entendait d'ailleurs encore quelques bribes de paroles de l'autre côté du panneau de bois. Tout espoir n'était pas perdu.
Le regard sombre, Jérémiah le mit en joue.
Poc...
L'épouvantail s'approcha encore d'un pas, puis un autre.
Poc...
Au moment où Jérémiah s'apprêta à faire feu, son regard se posa sur l'écriteau qu'il portait autour de son cou. Et l'inscription qu'il put lire le glaça d'effroi...
Rassemblant tout ce qu'il lui restait d'énergie, il s'engouffra dans la cuisine sur sa gauche sans pour autant éviter les griffes de la créature qui lacérèrent son épaule droite. Sous le coup, il ne put réprimer un cri de douleur. Mais il devait continuer. Il en allait de la vie de sa famille. Mais il devait faire vite. Non loin, Donovan était sur le point d'éventrer la porte et le monstre risquerait alors de se rabattre sur lui.
Tenant son fusil d'une main, il leva le canon vers l'épouvantail, en essayant de viser du mieux qu'il le put. Le coup partit emportant au passage un bras de bois dans une effusion de paille brûlée. La créature hurla sa fureur.
GRAAAAOWH !
Lorsqu'il entendit ce cri venu d'un autre monde, Donovan fut glacé de terreur,cessant tout effort contre la porte.
- Grand-père ! hurla-t-il, les larmes aux yeux.
Du dedans, il l'entendit lui répondre, par-dessus les cris de la créature :
- Pitié, va-t'en ! VA-T'EN !
L'instant d'après, les doigts acérés de l'épouvantail traversèrent la porte à quelques centimètres de son visage tandis qu'une odeur singulière s'échappait par les ouvertures qu'il avait fait avec sa hache. Les doigts du monstre disparurent puis réapparurent à nouveau dans le bois. Il avait changé de proie... Lorsque son visage aux trois-quarts arrachés apparut dans la porte éventrée, Donovan prit la fuite. Le spectacle d'horreur qui s'offrait à la vue de tous, désormais, avait eu raison de ses nerfs. Il se vit courir à toutes jambes vers sa voiture tandis que l'épouvantail venait d'arriver sous le porche en se faufilant par la porte en lambeaux.
Avant qu'il n'ait eu le temps de se mettre au volant, Donovan entendit le vieux Jérémiah hurler : "Retourne d'où tu viens !", puis s'ensuivit le bruit d'une détonation.
La dernière...
Car une explosion fit voler en éclats les fenêtres de la cuisine. Donovan eut tout juste le temps de se mettre à l'abri derrière sa voiture. Lorsqu'il releva la tête, le porche en flammes s'abattit sur l'épouvantail qui s'embrasa aussitôt en laissant échapper un grognement strident et sans fin. Donovan aurait voulut faire quelque chose, mais il était déjà trop tard. Toute la demeure s'enflamma jusqu'au toit. Ils assistèrent tous, impuissants, à ce dramatique tableau tandis que l'épouvantail s'immobilisa à quelques mètres d'eux, finissant de se consumer. Il ne restait plus du monstre qu'une colonne vertébrale de bois calcinée et sa main de fils métalliques. Au-devant de ce qui fut sa tête jadis, se trouvait les restes d'une petite plaque de bois rectangulaire et fumante. Intrigué, Donovan s'en approcha. La lune, jusqu'alors cachée par les nuages éparses, découvrit un éclat rougeâtre grâce auquel il put lire l'étrange inscription. Perplexe, il leva la tête vers la demeure en flamme. L'incendie était trop important.
Son grand-père n'était plus...
Son attention fut alors attirée par les sons alentours. Au lointain, il distinguait d'autres demeures en proie aux flammes. L'air était chargé de cri de peur et de souffrance. C'était tout le village de Buffalo springs Lake qui était en proie aux flammes. À croire que son grand-père avait dit vrai. L'endroit était maudit, chaque veille de la Toussaint...
Une larme roula sur sa joue.
Il regarda une dernière fois la demeure puis sauta derrière son volant et fit démarrer sa voiture en trombes. Tandis qu'ils descendaient l'allée, les champs de coton avaient perdu leur blancheur. Ils étaient à présent rouge sang. Donovan bifurqua sur High Meadow Road, perdu dans ses pensées, laissant derrière eux le village en flammes et cette inconnue :
Qui était "Jimmy"... ?
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