Baptême de chasse

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Sangha grimaça en se bouchant les narines pour fuir l’odeur mais ses mains sentaient tout aussi mauvais. Il eut un haut le cœur. Il respira à fond plusieurs fois afin de repousser la nausée qui le guettait. Bepeya était en train d’enduire son dos de boue imprégnée de la matière la plus fétide qui soit : de la crotte de vivecorne. Kiska observait la scène et Gokko faisait inutilement le guet ; avec une odeur pareille, il était évident qu’aucun animal carnivore n’oserait s’approcher avec des miasmes aussi infects. Il parcourut des yeux ses compagnons à la recherche d’un regard compatissant, mais Kiska l’observait d’un air amusé et Gokko lui tournait le dos. Le groupe se trouvait près d’un étang, dans une clairière qui brisait la continuité de la forêt en deux. L’endroit jurait avec la forêt et ses arbres tellement rapprochés les uns des autres qu’il était peu aisé de s’y déplacer. Ici, une épaisse couverture herbeuse s’étendait à perte de vue, parsemée de quelques arbres au feuillage singulier que l’on ne retrouvait pas ailleurs. Contrairement à la forêt et les suspicions de malédictions qui l’entourait, la clairière jouissait d’une bonne réputation. Les esprits de leur ancêtre étaient censés avoir pris la forme de magnifiques chevaux qui y galopait jusqu’à la fin des temps. D’ailleurs, les animaux herbivores comme carnivores venaient souvent profiter de ses bienfaits. Elle fournissait une abondance d’herbe bien verte pour les premiers et un réservoir sûr de proies pour les seconds.

La forêt, elle, était un endroit morbide où la mousse délétère pouvait recouvrir les inconscients qui n’y prêtait pas attention et où les insectes et plantes perfides produisait senteurs et phéromones qui pouvaient mener le promeneur distrait à sa perte. Même les animaux, guidés par leur instinct, l’évitaient la plupart du temps. Sangha s’efforça de revenir à la réalité. Il retint sa respiration tout en raffermissant sa posture en courbant l’échine. Ses mains se crispèrent sur le sol meuble, mélange de sable, d’eau et de crotte. La matière fétide s’abattît sur son dos. Il se raidit.

- Argh ! C’est bon là non ? Pas besoin d’en mettre autant !

- Arrête de râler ! Il en faut encore un petit peu dans le haut du dos et ça devrait être bon.

Bepeya saisie une nouvelle poignée de crotte et l’appliqua d’un geste franc sur le dos de son frère. La matière humide émit un bruit sonore au contact de la peau nue du garçon. Un frisson de dégoût lui parcouru l’échine.

- Je suis sûr que tu m’en as déjà mis bien assez !

- Si tu veux prendre le risque de te faire croquer par notre proie, c’est ton choix, mais à ta place je m’assurerai de sentir le plus mauvais possible.

S’il ne connaissait pas sa sœur aussi bien, il aurait cru qu’elle prenait un malin plaisir à le tourmenter ainsi, mais il savait que ce n’était pas son genre. Leur regard se croisèrent et il y lu la même patience magnanime que dans les yeux de leur mère quand elle s’occupait d’eux quand ils étaient plus petit. Les effluves nauséabonds entamèrent le peu de tolérance qui lui restait. Des larmes coulèrent de ses yeux incommodés par l’odeur. Il se leva précipitamment et tituba dans la boue malodorante avant de se stabiliser.

- Bon, ça va aller comme ça, fit-il, résigné.

Bepeya leva les yeux au ciel, les poings fixés sur ses hanches.

- Soit, comme tu veux !

Un rire féminin le fit se retourner. Le visage rembrunit par la boue de C était passé du simple amusement à une franche hilarité.

- Quel piètre chef tu fais ! s’exclama-t-elle, hilare. Tu n’es même pas capable de supporter une odeur qui n’est pas si forte que ça !

La jeune fille était plus petite que lui d’un demi-empan. Le cheveux mi-longs attaché couvert par le chapeau triangulaire traditionnel de leur peuple.

Il n’était pas sûr que la jeune fille plaisantât, elle était connue pour sa langue aussi fourchue que celle d’un serpent. Il décida néanmoins de prendre sa saillie comme une pique amicale. La vision du corps de son amie, la position raidie par la crotte séchée la faisait ressembler à une poupée en terre cuite. Il pouffa de rire.

- Tu faisais moins la maligne un peu plus tôt, Kiska, quand c’était ton tour de te faire enduire de crotte. Regarde-toi, maintenant, tu en as tellement sur le visage que tes yeux sont devenus tout rouge ! On dirait un crachefeule !

Une poignée de crotte s’écrasa sur le sol entre A et Kiska.

- Ça suffit vous deux, gronda Bepeya en les menaçant d’une pleine poignée de la matière tant redoutée. Vous n’allez pas recommencer ! Si vous continuez on arrête tout et on rentre au village. Sangha, tu sais bien que père ne t’as confié cette mission qu’à la condition que je t’accompagne !

- Ah non ! Tu ne peux pas me faire ça ! Tu sais bien que si on rentre bredouille, père ne me laisseras plus chasser sans lui avant plusieurs années !

Bepeya lâcha sa boule de boue et plaqua ses poings sur ses hanches, universel symbole féminin d’inflexibilité.

- Eh bien peut-être que ça serait une bonne chose. Ce n’est pas parce que tu l’as accompagné quelques fois à la chasse que tu en es devenu miraculeusement un chasseur accompli. Je t’ai suivi pour m’assurer qu’il ne t’arriverait rien, pas pour te fournir une excuse pour jouer au petit chef !

Sangha lui adressa un regard implorant. Il devait choisir les bons mots pour convaincre sa sœur de ne pas interrompre la chasse avant qu’elle n’ait commencée.

- Tu es injuste, Bepeya. Sangha est le plus qualifié parmi nous pour mener cette chasse à bien et comme tous les adultes sont occupés avec la fête aux villages, il ne reste plus que nous pour traquer cet animal. On va faire ça bien !

L’optimisme authentique de Gokko rempli Sangha de détermination et il gonfla le torse, son courage restauré.

- Ne t’en fait pas, Bep. On va faire ça comme des pros.

Bepeya adressa un regard sceptique aux deux garçons. Kiska émit un soupir de dédain.

- Ne me faites pas rire.

Elle pointa un index accusateur sur Sangha.

- Que tu saches, je n’ai pas confiance en toi. Tu es bien trop peureux et idéaliste pour faire un bon chef. Et toi !

Elle se tourna vers Gokko qui levait son bouclier en forme de losange comme pour se protéger des invectives de la jeune fille.

- Toi, répéta-t-elle, je t’ai vu te battre avec d’autres garçons du village. Tu fonces toujours dans le tas. C’est très bien quand tu te bats contre d’autres enfants, ça pallie ta petite taille, mais ici on traque un animal. Cela nécessite de la préparation et de prendre nos précautions. Alors prend garde à toi, je n’ai pas envie que tu me mettes en danger.

Sangha fit la grimace. L’égoïsme et le besoin d’indépendance de C n’allait pas simplifier l’exécution de la chasse. De plus, il aurait juré qu’elle n’ignorait pas que Gokko complexait sur sa petite taille et s’en était servi pour le rabaisser. Les joues de Gokko rosirent à la pique de la jeune fille, mais déglutit et garda le silence.

Sangha se mordit la lèvre inférieure. Cette chasse n’allait pas être une partie de plaisir. Quelque part au fond de lui, il regretta de ne pas être simplement en train de suivre son père et de ne pas avoir à prendre de décisions. Mais les choses n’étaient pas si simples. Cette chasse était l’occasion qu’il avait attendu des mois durant pour prouver de quoi il était capable. Par conséquent, il ne pouvait plus reculer.

- Et toi, rétorqua Sangha d’un ton égal, tu devrais faire profil bas plutôt que de faire la maligne. Je te rappelle qu’on n’est pas ici pour badiner. Tu ne veux pas me reconnaître comme chef de cette expédition, soit. Mais ton père m’a demandé de t’emmener chasser avec nous, alors tiens-toi tranquille et laisse-moi remplir mon rôle. En ne respectant pas la décision de ton père, c’est à lui que tu fais honte !

La colère s’empara des traits de Kiska et pendant un moment, il crut qu’elle allait le frapper de sa lance. Mais elle se contenta de soupirer de frustration. Le cœur de Sangha battait à tout rompre. Il n’avait pas voulu énerver la jeune fille, mais il devait lui montrer que c’était lui le chef. Elle lui devait un minimum de respect et reconnaitre les limites qui ne devait pas être franchies entre le meneur et les autres chasseurs, sinon elle n’accepterait jamais son autorité. Elle finit par se détourner de lui avec un grognement méprisant. Sangha se mordit la lèvre inférieure. Avait-il réussi ? Avait-elle finalement accepté son autorité ? Il eut une moue dubitative et contint son soulagement. C’était bien ce genre de déconvenue dont il se serait bien passé, mais ça allait de pair avec son rôle de chef. Alors que Kiska s’éloignait du groupe en fouettant rageusement de sa lance les fleurs qui avaient la mauvaise idée de croiser sa route, Gokko s’approcha de lui.

- Elle a quoi cette fille ? bougonna Gokko d’un air exaspéré.

- Je ne sais pas, mais il va falloir qu’elle se calme, tous les animaux à plus de cinquante pas à la ronde on dût s’enfuir à cause du bruit qu’on a fait. Il n’y a pas pire début pour une chasse.

La jeune fille s’éloigna d’un pas lourd qui laissait transparaitre sa frustration. Gokko la regarda s’éloigner avant de prendre la parole.

- Alors, alors ? Tu avais promis de me dire tout ce que tu savais sur notre proie une fois qu’on aurait fini de se préparer.

Un petit sourire se dessina sur les lèvres de Sangha en voyant son ami trépigner d’impatience.

- J’imagine que tu as entendu parler de cet animal qui rôde depuis quelques jours autour du village ?

- Celui qui a mangé les poissons sur l’éventaire du marché ? demanda Gokko, une lueur d’intérêt qui s’enflammait dans ses yeux. J’ai entendu Enkuzo et Fwezo en discuter, ils pensent que c’est une créature de la forêt qu’on n’a encore jamais vu qui a fait le coup !

Sangha prit un air grave.

- Si j’en crois mon père c’est le cas. Il l’a encore vu trainer hier autour du village, il ne l’a pas très bien vu comme il faisait sombre, mais il m’a dit qu’il ressemblait à un prédateur d’un genre qu’il ne connaissait pas. S’il m’a confié cette chasse, c’est parce qu’il craint qu’il s’en prenne à des villageois pendant la fête. Comme il patrouille aux alentours du village, il ne pouvait pas s’en occuper lui-même. C’est pourquoi il m’a chargé de sa traque pour s’assurer qu’il n’y en ait pas d’autres.

- Ah bon ? Je croyais que notre mission c’était de le capturer ?

Sangha se raidit. Il jeta un regard furtif à Bepeya et fit signe à son ami de se taire. Bepeya qui se lavait les mains encrottées dans une flaque d’eau trouble se racla la gorge d’un air mécontent. Sangha blêmit.

- Ça, maugréa-t-elle en haussant la voix, c’est ce que Sangha s’est mis en tête de faire. Père ne veut pas qu’on se mette en danger. Il nous a demandé de le traquer jusqu’à sa tanière, mais en aucun cas d’essayer de l’attraper.

- Bah, si on écoutait votre père, ça retirerait tout le côté excitant de la chasse ! renchérit Gokko en prenant la défense de son ami. Ça serait bien plus amusant de l’attraper !

- Alors c’est décidé, conclu Sangha, remonté par l’optimisme de son ami. On va le capturer !

Bepeya soupira d’accablement.

- Bien, fait bien comme ça te chante, Sangha. Mais je t’interdis de nous mettre en danger en faisait l’idiot !

- Moi ? répondit son frère d’un air innocent. Tu sais bien que je suis un modèle de précaution et de prudence !

Bepeya ricana mais ne répondit pas à sa bravade. Il savait ce qu’elle pensait. Il était précautionneux à la limite de l’obsession et même peureux selon l’avis de sa grande sœur, mais elle n’avait pas voulu donner raison à Kiska en le traitant ainsi de vive voix. Ça aurait définitivement sapé l’autorité qu’il avait sur la jeune fille. Il la remercia en lui adressant un petit regard complice.

Le pied de Sangha s’enfonça dans la flaque d’eau jusqu’à la cheville. Il n’y prêta d’abord pas attention puis il remarqua les reliefs qui se dessinaient sur le sol. Il s’accroupit et fit signe à ses camarades d’en faire autant.

- Regardez, dit-il en montrant les reliefs qui étaient en fait des empreintes de sabots. Les vivecornes sont restés quelques temps ici pour s’abreuver (il pointa du doigt l’étang à quelques pas de leur position).

Il suivi du doigt le contour des empreintes et s’arrêta sur celles qui étaient les plus profondes et les plus nets.

- Là on voit qu’elles ont dû partir précipitamment, probablement effrayées par un prédateur.

- Bah, grogna Kiska qui se rapprochait en s’essuyant les joues comme si elle venait de pleurer. Il y a plein d’autres animaux carnivores par ici, qu’est-ce qui te fait croire que c’est notre cible ?

- Si tu as une autre piste, ne te gêne pas pour nous en faire part, contra Gokko face à sa mauvaise foi. Mais pour l’instant c’est la seule que nous ayons. Tu sais bien que Sangha est le meilleur traqueur parmi nous. Si tu trouves une meilleure idée, on n’hésitera pas à changer de tactique.

Gokko écarquilla les yeux. Elle ouvrit la bouche comme si elle s’apprêtait à lui répondre, puis la ferma et lui jeta un regard venimeux.

- Alors dans ce cas allons-y, s’exclama-t-elle en marchant en direction de la forêt.

- Pas par-là, la corrigea Sangha, les vivecornes chercheront un endroit dégagé d’où ils pourront voir les prédateurs arriver tout en broutant. Ils ont dû continuer vers le centre de la plaine, dans le sens contraire des empreintes.

- Si tu le dis, fit Kiska en ralentissant pour se distancer du groupe.

- Bien, puisque tout le monde est prêt et semble avoir dit ce qu’il avait sur le cœur, ramassez vos affaires et suivez-moi.

Gokko accrocha son bouclier sur son avant-bras gauche à l’aide d’une boucle de corde et ramassa un sac volumineux posé au pied d’un arbre. Bepeya contrôla sa besace qui était accroché à sa taille. Sans surprise, Kiska avait sa lance pour seule possession. Elle se contenta de se figer devant lui dans une posture raide. Lui-même ramassa son petit sac tissé en fibre végétale et s’accroupi pour observer le sol.

Devant lui, une curieuse empreinte dessinait un ocelle dans le sol. Sa forme et sa taille était complètement différente de celles des herbivores à sabots. Il n’en avait jamais vu de semblable. Les vivecornes possédait des sabots en forme de demi-lune symétrique qui faisait des traces bien définies dans la boue. Cette marque-là était leur totale opposé. Plus grande, elle formait un rond approximatif dans le sol. Son contour irrégulier semblait indiquer que le corps de l’animal qui l’avait laissé était souple, contrairement aux autres carnivores qui venaient habituellement rôder dans la clairière. Etrange. Cette forme lui rappelait plus les ventouses de certains animaux marins qu’une patte d’animal terrestre. Un jour où il passait la journée chez un ami, son père, qui était un pêcheur, lui avait montré une créature visqueuse à ventouses qui aurait pu laisser une empreinte semblable à celle-ci si elle s’était aventurée sur la terre ferme. Mais les ventouse du petit animal n’excédaient pas la taille d’une de ses phalanges. Dans la marque qui figurait devant lui, il aurait pu facilement y mettre ses deux mains sans pouvoir en toucher les extrémités. Un mélange d’émotions fortes malmena ses entrailles. L’excitation et la peur forma un frisson qui lui parcourut tout le corps. Dans quels sables s’étaient-ils enlisés ?

Il poussa un profond soupir.

« Tu ne peux plus reculer, se répéta-t-il intérieurement. Tout ce que tu as à faire à présent, c’est de te concentrer sur la traque. Ne réfléchit pas aux dangers que cela peut représenter ».

Il sentit une bouffée de courage revenir en lui alors qu’il se concentrait. Son regard revint se poser sur l’empreinte devant lui. Elle était ronde. Très ronde, même. Presque un cercle parfait. La plupart des herbivores insulaires comme les vivecornes possédaient des sabots qui rendait évident le sens de leur marche. Pareil pour les crachefeules, leurs coussinets permettant de deviner la direction qu’ils empruntaient. Mais celle-ci était complètement étrangère à ces yeux d’aspirant traqueur. Comment connaître la direction dans laquelle s’était dirigé un animal qu’il ne connaissait pas et qu’il n’avait jamais vu ? Il fit courir plusieurs fois son index dans la poussière, suivant la forme de l’empreinte. Une légère ondulation du contour donnait à l’empreinte une forme plus ovoïde que circulaire et en la suivant, il repéra une partie de l’empreinte plus profonde. Si l’animal se déplaçait bien sur des ventouses comme il le suspectait, il devait s’en servir comme s’il disposait de talons. Il n’avait jamais vu quelque chose de semblable. D’où est-ce que cet animal sortait ?

« Ce n’est pas ton travail de penser à ces choses-là, se rappela-t-il. Tout ce qui doit t’importer c’est la direction empruntée par l’animal. »

Il remarqua avec humour qu’il avait pensé à cette phrase avec la voix et l’intonation de son père. Voilà qu’il commençait à se donner lui-même des remontrances même en son absence. Si ça mère était là, elle lui dirait probablement que c’était le trac qui l’incitait à penser à des choses qu’il connaissait pour l’aider à ne pas céder à la pression. Il se donna une petite tape sur la joue pour l’aider à réprimer ses pensées incongrues.

Sans surprise, la direction qu’il supposa que l’animal a ventouse avait pris n’était pas celle de la forêt. Il pointa du doigt le centre de la clairière à ses acolytes.

- Il est parti par-là.

Kiska hésita. Il devina son envie de contrarier ses propos. Une fois de plus elle se ravisa d’émettre le moindre commentaire. Que l’esprit de ses ancêtres soit loué. Il ne voulait pas devoir la recadrer une fois de plus, il avait déjà suffisamment de peine à se concentrer sur la traque. Tant mieux si leur dispute avait suffisamment ébranlé les convictions de la jeune fille. C’était à lui qu’on avait confié de mener à bien cette chasse et le plus tôt elle se fixerait cette idée dans le crâne, le mieux ce serait.

Au centre de la clairière se dressait de hautes herbes d’un vert éclatant qui pouvaient monter jusqu’à plusieurs fois la taille de Bepeya qui était pourtant la plus grande du groupe. Ils progressèrent donc lentement et le plus silencieusement possible pour éviter de faire bruisser la verdure, mais aussi pour prévenir une potentielle mauvaise rencontre. La clairière était moins dangereuse que la forêt, mais un certain nombre de carnivores étaient suffisamment grand pour tenter de goûter à la chair humaine. Sangha s’arrêta plusieurs fois en chemin en distinguant des empreintes plus fraiches entre les herbes. Certaines appartenait à leur cible, d’autres aux proies de celle-ci. Sangha observa attentivement chacune d’elle et hocha la tête avec un petit sourire satisfait pour signifier aux autres qu’ils suivaient la bonne piste. Il continua de marcher doucement pour déranger le moins possible les herbes. Il s’arrêta brutalement. Gokko qui le suivait de prêt se cogna contre son dos et gémit derrière lui en portant la main à son nez. Sangha lui intima de se taire et s’allongea dans l’herbe. Devant lui, les herbes hautes qui les dissimulait s’arrêtaient brutalement, broutées jusqu’à la racine par le troupeau de vivecornes qui paissait nonchalamment non loin de là. A la base d’une butte, une vingtaine d’individu s’étaient regroupés en cercle, à l’ombre d’un grand arbre dont le feuillage s’étendait à l’horizontal. Au centre de ce cercle se trouvait plusieurs petits. C’était une stratégie dont avait été témoin plus d’une fois lorsqu’il chassait en compagnie de son père. En cas d’attaque par un prédateur, les vivecornes protégeaient leurs petits ainsi pour leur laisser le temps de fuir. Les prédateurs attaquant en priorité les individus les plus lents ou les plus affaiblis. Sangha savait que s’il trouvait les proies, il trouverait le chasseur et il ne s’y était pas trompé. Il s’attendait à apercevoir un animal inconnu et doté de ventouse, mais il était loin de la réalité. Sa peau striée, presque translucide semblait dégager une espèce de lumière. Sa silhouette semblait être fine, mais comme il était tapi dans l’herbe, il ne pouvait pas en être sûr.

- Qu’est-ce que c’est que cette chose, chuchota Bepeya, ébahie. Est-ce que c’est vraiment un animal ?

- On dirait un des Zabosas des histoires du révérend, souffla Gokko. C’est bien un Zabosa, non ? Un animal ça ne brille pas comme ça.

- Ne dit pas de bêtise, Gokko, murmura Kiska, c’est bien un animal. Il doit bien y avoir une explication logique sur la provenance de cette lumière. Il y a bien des champignons brillants dans la forêt, si ça se trouve, c’est un phénomène similaire.

Les pensées se bousculaient dans la tête du garçon, mais sa seule certitude était que cette créature n’était pas à sa place ici.

Quel était donc cet animal ? Il n’avait jamais entendu parler d’un prédateur qui ne se servait pas de sa bouche pour se nourrir. Pourtant ça devait bien être un animal, le mouvement régulier de son abdomen prouvait qu’il respirait.

« Peu importe ce qu’elle est, pensa Sangha. C’est notre cible, ça ne fait aucun doute. On doit le capturer. »

Son assurance feinte cachait le trouble que la bête éveillait en lui. Il devait s’efforcer de garder son calme, il devait donner le bon exemple devant ses camarades. Si seulement son corps voulait bien s’accorder avec son esprit. Son instinct lui hurlait qu’il y avait quelque chose de foncièrement alien chez elle. La nature faisait bien les choses et chaque animal y avait une place, mais cette chose était tellement différente de la faune insulaire qu’elle ne pouvait qu’y être étrangère. D’où est-ce qu’elle sortait ?

Kiska lui adressa un regard dubitatif, elle ne semblait pas être dupe de la fausse assurance de Sangha. « Ah oui, c’est vrai, pensa-t-il. Je suis censé être un trouillard à ces yeux, hein ? Eh bien elle n’a peut-être pas tort. »

Il voulut lui rendre son regard déterminé, mais elle n’était plus là. Un bruissement au niveau de sa tête attira son attention. Kiska l’avait dépassé et s’apprêtait à sortir du fourré. Il l’a saisi par la cheville pour l’obliger à s’arrêter.

- Arrête, qu’est-ce que tu fais ? murmura-t-il en s’efforçant de ne pas attirer l’attention du prédateur.

- Je fais ce qui est nécessaire. Si tu n’es pas prêt à t’en occuper, je ne vais pas me faire prier !

C’est bien ce qu’il avait craint. Kiska pensait qu’il allait tenter de se défiler, qu’il voulait abandonner son rôle de chef. Elle se trompait. Foncer dans le tas ne résoudrait rien, il leur fallait une stratégie. De plus, ils ne savaient rien de cette créature. Il devait prendre le temps de l’observer avant de se précipiter. Ils devaient apprendre comment elle se comportait, puis échafauder un plan. Elle, une aspirante chasseuse sans expérience pensait pouvoir aisément usurper son autorité en s’en occupant elle-même. Mais elle n’avait aucune expérience de la chasse et ça se voyait. Heureusement, leur dispute précédente lui avait appris une chose : elle savait se montrer raisonnable quand on lui présentait un argument convaincant.

- Ne fait pas l’idiote, dit-il à voix basse. Ce n’est pas comme ça qu’il faut s’y prendre. Le meilleur moment pour capturer un animal consiste à attendre qu’il se nourrisse pour profiter qu’il baisse sa garde.

Il était fier d’avoir réussi à formuler la phrase de son père avec ses propres mots sans prendre un ton trop impérieux. Elle le gratifia de son visage sans émotion pendant quelques instants avant de venir se replacer à côté de lui à son grand soulagement.

- Soit. Je vais te faire confiance pour cette fois. Ne me déçois pas.

Il soupira aussi bruyamment que la discrétion le lui permettait.

- Regardez, souffla Gokko, il s’apprête à attaquer !

Le curieux animal se déplia lentement et s’approcha ventre à terre du troupeau en se glissant dans l’ombre de l’arbre. Ses mouvements étaient souples et il se déplaçait à quatre pattes. Sa posture le faisait ressembler à un crachefeule, mais sa fine silhouette faisait plus penser à un animal marin qu’à un félin. Son corps dénué de fourrure et d’écaille était terminé par une queue serpentine qui s’enroulait sur elle-même comme un fil autour de sa pelote. La bête en pleine chasse ne semblait pas avoir réalisé la présence des enfants et leur présentait son dos aux enfants. De là où ils étaient, ils ne pouvaient pas bien la distinguer. A imagina une longue tête triangulaire s’ouvrant sur plusieurs rangées de crocs acérés.

La créature bondit sur une vivecorne qui fermait l’extérieur du cercle et la projeta sur le côté. Sa proie roula plusieurs fois sur elle-même avant de s’affaisser sur le sol, inerte. Sa tête pendait mollement au bout de ses épaules. Elle lui avait brisé la nuque du premier coup. Sans fioriture. Le chasseur au fond de lui ne put s’empêcher d’être admiratif devant une telle démonstration de force. Elle était mortellement douée à ce jeu-là. Son père avait raison d’en avoir peur.

Des cris d’avertissement montèrent parmi le troupeau. Les animaux paniqués détalèrent dans un fourré. Le prédateur n’y prêta pas attention. Il n’avait visiblement aucune occasion de s’attaquer aux animaux en fuite. Sa prise captivait toute son attention. Il renifla son dîner avant de s’allonger à ses côtés.

« Quel drôle de comportement » songea Sangha.

Comme la créature leur faisait face désormais, il put la détailler. Il avait cru au premier abord que c’était sa peau qui émettait cette lueur, mais il s’agissait en fait de ses organes internes qui brillait comme des pierres précieuses à travers son cuir. Sa tête était bel et bien triangulaire, mais, sous ses yeux mornes, ce n’était pas une gueule remplie de dents qui se trouvait, mais une sorte de bec uniforme qui rappelait une tige de bambou. Ce n’était pas une gueule de prédateur, ça.

- T’es le truc le plus bizarre que j’ai vu en neuf ans d’existence, s’entendit-il formuler à voix basse.

La créature appuya son étrange tête sur sa proie. La lueur de son corps s’intensifia. Sangha dût plisser les yeux pour ne pas être aveuglé. L’intensité de la lumière fluctua pendant plusieurs instants, puis revint au même niveau qu’auparavant. Après un moment, quand les yeux de Sangha se réhabituèrent à la luminosité normale, il constata avec surprise que le corps de la vivecorne avait disparu.

- Quelle est cette sorcellerie ? murmura laconiquement Bepeya, estomaquée.

Elle ne devait pas avoir murmuré suffisamment doucement car d’un geste vif, la créature reporta son attention dans leur direction. Les petits yeux sans éclats de la bête étaient enfoncés loin dans leurs orbites ce qui lui donnait un air menaçant. Sangha se pétrifia. De la bête émanait une telle hostilité que l’air fut chassé de ses poumons, comme s’il venait de recevoir un coup de poing dans le ventre. Il haleta. Tout son corps lui disait de fuir. Ce n’était pas un simple animal. C’était comme disait Gokko. Un Zabosa. Ça devait être un Zabosa. Il avait espéré pouvoir capturer cette chose ? Quel idiot il avait été ! Il eut un rire nerveux. A côté de lui, Bepeya retenait son souffle et Gokko poussa un gémissement plaintif. Sangha se retourna vers ses camarades pour leur dire de fuir, mais, le temps qu’il se retourne, ils avaient déjà pris leurs jambes à leurs cous. Des bruits de pas précipités s’éloignaient derrière lui. L’avaient-ils abandonné ? Une désagréable impression l’obligea à regarder devant lui. Il eut un hoquet d’horreur en sentant la brûlure du regard de la bête se braquer sur lui. Une telle bestialité émanait de la chose qu’il en eut l’estomac retourné et il surprit des larmes couler le long de ses joues. Sans réfléchir, il se leva et s’en fut.

Sangha courait. Il courait aussi vite qu’il le pouvait. Les herbes qu’il avait traversées précautionneusement plus tôt lui giflait à présent le visage, arrachant au passage la boue séchée qui maculait sa peau. Il courait pour sauver sa vie et rien d’autre n’occupait ses pensées. Seul sa propre survie comptait. Il ne savait pas où se trouvait ses camarades. A ce moment-là, il s’en moquait. Bepeya, Kiska et Gokko lui avait confié leurs vies et il ne s’en souciait guère, seul son égoïste instinct de conservation lui importait. La créature le poursuivait-il ? Il n’en savait rien. Il s’était enfuit avant même que l’animal ne se soit mis en mouvement. La terreur qu’il lui inspirait lui avait simplement dit de courir le plus vite sans se soucier du reste. Il ne l’avait même pas vu faire de geste dans sa direction. S’était-il seulement mis à sa poursuite ? Son visage rencontra quelque chose de dur et avant qu’il ne comprenne ce qui lui arrivait, il gisait sur le sol, le visage face au ciel.

- C’était quoi ça ? gémit-il en portant sa main à sa tête douloureuse qui résonnait des échos de l’impact.

Il soupira de soulagement en constatant que ses doigts n’étaient pas tâchés de sang.

Un gémissement chevrotant le réveilla. C’était un cri bestial. Un animal furetait non loin de lui, faisant bruisser les hautes herbes. La peur lui donna le coup de fouet nécessaire pour chasser le brouillard qui cernait son esprit. Au-dessus de lui, le feuillage horizontal de l’arbre lui fournissait l’ombre qu’il avait besoin pour se cacher. Il se plaqua contre le tronc en s’efforçant de calmer les battements de son corps qui s’emballait. Était-ce le Zabosa qui l’avait pris en chasse ou un autre animal qui rôdait dans les hautes herbes ? La peur écrasait les souvenirs de ses chasses passées, embrumant les penses cohérentes qu’il tentait de faire émerger de son esprit. Quand les pas s’éloignèrent, il s’autorisa à se laissa tomber au sol en serrant ses genoux contre son torse. Il remarqua alors seulement que sa tempe le lançait. La touchant de ses doigts, il sentait la brûlure d’une écorchure. Il ne saignait toujours pas. Tant mieux. Il n’avait pas envie d’attirer tous les carnivores de la région. Il observa l’arbre dont il empruntait l’ombre. Il avait dû se cogner à son tronc en courant. Pas étonnant qu’il ne l’ait pas vu lorsqu’il courait. La végétation était tellement haute et dense dans cette partie de la clairière qu’elle aurait pût dissimuler un coureur.

Quelque chose effleura son épaule et il sursauta, parvenant à peine à réprimer un cri. Était-ce la morsure d’un carnivore ou les bois d’un vivecorne qui broutait négligemment près de lui ? Non, ce n’était que la main d’un visage familier.

- Oh Gokko, dit le garçon en étreignant son ami. J’ai eu si peur ! J’ai bien cru que vous m’aviez abandonné quand ce monstre c’est tourné vers nous !

- Allons, Sangha mon vieux, le rassura Gokko en le repoussant amicalement. Ce n’est pas digne du meneur d’être aussi familier avec ses subordonnés.

Il faisait partie des rares personnes qui parvenaient à garder un ton aussi familier en permanence sans être moqueur. Alors que Sangha, même sans pouvoir observer son reflet, savait que la peur devait toujours pouvoir se lire sur son visage. Gokko, quant à lui semblait avoir déjà oublié l’effroi de leur rencontre avec la créature. Comment faisait-il pour s’en remettre aussi facilement ? Il avait cette facilité enfantine à pouvoir surmonter l’adversité, mais ça le surprenait toujours.

- Tu penses bien que je n’aurais pas pu t’abandonner comme ça.

Sangha avait envie de lui faire confiance là-dessus, mais son ami était plus réputé pour son habilité pour la sculpture que pour son sens de l’orientation.

- Tu t’es encore perdu, c’est ça ?

Le rouge de ses joues encrottées s’enflamma.

- Ahah, c’est possible, admit-il en se grattant nerveusement le cuir chevelu.

Il fixa les herbes pendant quelques instants avant de reprendre.

- J’ai l’impression que ce Zabosa nous a fait quelque chose. Tu me connais, je suis toujours le premier à foncer à l’aventure à la moindre occasion, mais quand il nous a regardé dans les yeux… Je ne sais pas, j’ai eu l’impression que… Que mon corps à su instinctivement que je devais courir pour m’éloigner le plus de lui. C’était très bizarre.

Sangha se sentit gêné. Non pas parce qu’il avait aussi fui sans scrupule comme si sa vie en dépendait, abandonnant ses camarades. Mais plutôt parce qu’il n’était pas habitué à voir son ami habituellement si frivole prendre un air aussi grave. C’était stupide. Ils avaient probablement frôlé la mort et ce qui le gênait le plus était de voir son ami prendre conscience du danger et perdre son insouciance.

Gokko remarqua sa mine pensive. Il lui décocha un clin d’œil et décrocha le volumineux sac de son dos.

- Regarde, dit-il, j’ai quelque chose qui devrait te remonter le moral.

Le garçon sortit un curieux objet du sac. Trois pierres grossièrement taillées en forme de sphère étaient reliées par autant de cordes ramenées en un nœud central.

- Qu’est-ce que c’est ? demanda Sangha, son intérêt piqué au vif.

- Hum… Je ne lui ai pas encore donné de nom. C’est un outil qui, je l’espère révolutionnera la vie des chasseurs !

Sangha fronça les sourcils. Révolutionner la vie des chasseurs, rien que ça ? Il connaissait Gokko depuis longtemps, ils étaient pour ainsi dire inséparable depuis leur naissance et connaissait sa nature fantasque. Toutefois, quand il s’agissait de parler de ses créations, il savait qu’il n’exagérait rarement. C’était pour lui une histoire plus que sérieuse.

- Un outil ? Ce n’est pas une arme ?

Gokko ricana.

- Je sais, ironisa-t-il. Qu’en est-il de la réputation de Gokko, le créateur d’arme le plus célèbre de l’Île ? Moi créer un outil ? On pourrait croire que tout fout le camp, n’est-ce pas ? (Il marqua une pause) Mais quand tu m’as dit que tu voulais capturer le Zabosa, j’ai su qu’il te faudrait un outil adapté !

- Alors tu comptes y retourner ? fit Sangha, surprit en relevant vivement la tête.

- Bien sûr ! Ne me dit pas que cette petite frousse de rien du tout t’as donné envie d’abandonner aussi vite ?

Il se sentit honteux. Au premier obstacle, il avait songé à tout abandonner. Quelle mauvaise image il devait donner de lui. Il devait se reprendre. Il était le meneur du groupe, après tout. Visiblement, son ami, lui, n’avait pas pensé une seconde à accepter l’échec. Il fronça les sourcils. Qu’avait dit Gokko ? Il avait lui aussi ressenti cette peur intense ? Il avait pensé avoir été le seul à l’avoir ressenti.

« Suis-je bête, songea-t-il. Les autres ont dût aussi fuir pour la même raison. »

- Non, tu as raison.

Reprenant confiance en lui, il chassa l’accablement qui le guettait. L’optimisme de Gokko tordit ses lèvres en un sourire.

- Je me suis laissé aller, désolé.

Il marqua une pause.

- N’empêche que c’était une sensation étrange ! Quand il m’a regardé, j’ai eu l’impression que tout mon corps me disait de fuir et que la raison n’avait pas sa voix au chapitre. Je sais que je ne suis pas le plus courageux du village, mais je n’ai jamais fui comme ça devant un prédateur !

Gokko eut un petit sourire espiègle.

- C’est parce que c’est un Zabosa, je te dis. Un Zabosa. Il nous a jeté un sort !

Il disait ça d’un ton tellement péremptoire que Sangha ne pouvait qu’accepter sa conclusion. Il lui témoigna son assentiment avec un sourire entendu.

- Mais, ajouta Gokko, Zabosa ou pas, je doute qu’il puisse se dégager de ça.

Il se leva et saisit l’extrémité du nœud qui reliait les trois cordes de son drôle d’outil. Il le fit tournoyer au-dessus de sa tête, les cordes produisant un sifflement de plus en plus rapide, puis le jeta en direction du tronc. Les trois cordes se tendirent, formant un cercle en l’air, mais sa cible.

- Ah bien sûr, je l’ai fait exprès, fanfaronna Gokko. La vraie démonstration, c’est maintenant.

Il alla récupérer son invention et le fit à nouveau tournoyer, mais cette il heurta le sol avant même de toucher l’arbre. Ses joues s’empourprèrent. Sangha posa une main sur son épaule, se voulant rassurant. Il prit délicatement l’objet des mains de son ami.

- On dirait qu’on ne peut pas être en même temps un inventeur de génie et un expert en maniement de projectile !

Il avait volontairement rendu son ton affable, chassant toute moquerie de sa voix. Gokko ne méritait pas qu’il se moque de lui après lui avoir redonné foi en leur mission. Son ami lui donna un petit coup amical dans les côtes.

- C’était voulu bien sûr !

Sangha n’était pas très bon au corps-à-corps, mais se débrouillait bien avec les armes de jets. Il assura sa prise sur le nœud. La corde était de bonne qualité, mais les trois pierres n’avaient pas un poids identique, ce qui influençait la direction que prendrait l’outil. Avec un tel déséquilibre, pas étonnant qu’il ait raté sa cible lors de ses deux tentatives. Ça n’allait pas être évident de le lancer droit devant lui.

A fit tournoyer l’objet, faisant siffler l’air de plus en plus vite. Quand l’élan pris par les pierres lui sembla suffisant, il imprima un léger mouvement de rotation de son poignet, prenant en compte le poids différent des trois pierres et lâcha le nœud. L’invention de Gokko effectua en mouvement en cloche, les trois cordes se tendant à distance presque égale et enserrèrent le tronc avec une force et une vélocité impressionnante. Sangha siffla, impressionné par l’efficacité de l’invention de son ami.

- Eh ben, ce n’est pas de la blague ton truc !

Il ramena l’objet vers Gokko sous les applaudissements moqueurs de son ami. Sans faire attention aux brimades de Gokko, il regarda l’objet, une lueur d’excitation passa dans ses yeux. Il pouvait y arriver. Avec un tel outil, il pouvait capturer la créature.

Il rendit l’outil à son créateur et posa un doigt sur l’une des trois composantes minérales.

- Ton outil est intéressant, mais il n’est pas très bien équilibré à cause de cette pierre-là. Elle est poreuse, contrairement aux deux autres. Si tu trouves une pierre en calcaire de la même taille, ça rendrait l’arme plus facile à manier.

Gokko écouta le conseil de son ami avec attention et il se mis immédiatement à la recherche d’une roche adaptée. Il n’eut pas besoin de chercher bien longtemps. Le littoral de l’Île était composé en grande partie par de la roche poreuse, mais ici, dans la clairière au centre de la forêt, le sol était plus calcaire. Gokko cria de satisfaction et se mis aussitôt au travail, utilisant les outils qu’il trimbalait dans son sac.

Pendant que son ami s’affairait, Sangha décida de grimper à l’arbre pour surveiller la zone. Il ne manquerait plus que le raffut de son ami n’attire un ou l’autre prédateur vers eux. Le pire serait de tomber à nouveau nez-à-nez sur le Zabosa. Maintenant qu’ils étaient séparés de leur compagnes, ils n’avaient plus aucune chance contre lui. Le tronc était couvert d’une mousse humide qui qui adhérait facilement à ses mains et ses pieds nus. Il se retrouva rapidement au sommet de l’arbre. De son perchoir, il pouvait voir une partie de la lisière de la forêt et une bonne partie de la clairière dont les bords se perdaient à l’horizon. Pour se situer, il repéra la prairie où avait eu lieu leur face-à-face avec la créature. Il posa sa main tendue au-dessus de son front pour protéger ses yeux du soleil.

Qu’allait-il faire à présent ? Gokko semblait toujours partant pour poursuivre la chasse, mais même s’ils retrouvaient Bepeya et Kiska comment allait-ils capturer le monstre ? La terreur indicible qu’il avait ressenti en croisant son regard ressurgit dans son esprit. Il trembla de la tête aux pieds. La créature pouvait bien être le Zabosa des contes du révérend. Mais la peur qu’il avait ressenti à ce moment-là n’était pas naturelle. Il avait fait face trois fois à un grand carnivore pendant les chasses où il avait accompagné son père et pas une fois il n’avait ressenti pareille frousse. Le monstre avait forcément dû utiliser un moyen surnaturel pour influencer leurs esprits. Existait-il un moyen d’éviter de ressentir cette peur ? Peut-être en évitant son regard ? Il allait essayer ça, à leur prochaine tentative.

Un bruit d’éclaboussure au loin effraya une volée d’oiseau qui s’envola en direction de la forêt. Au pied de l’arbre, les coups des outils contre la pierre s’interrompirent.

- Gokko, vient voir ! Vite !

Il attendit que Gokko grimpe à ses côtés.

- Qu’est-ce que c’était ? l’interrogea-t-il en venant s’asseoir sur la branche à côté de lui.

- Le bruit venait de là (Sangha pointa l’étang proche de la lisière de la forêt par où ils étaient venus).

Il étrécit les yeux pour mieux voir. Il y avait des gens là-bas. La première personne se trouvait dans l’eau de l’étang, proche de la rive et la deuxième tendait un long objet comme une arme devant une forme vague qui s’agitait dans l’eau.

Il fallait être idiot pour s’approcher de l’eau de l’étang. Dans la forêt comme dans la clairière, ils étaient infestés par des croqueurs.

Sangha sursauta au son d’une voix familière.

- Mais c’est…

- Bepeya et Kiska, termina Gokko, alarmé.

Gokko descendit de l’arbre avec des gestes experts avant de se laisser tomber sur le parterre herbeux. Quand Sangha se rattrapa maladroitement sur le sol, son ami avait fini de remettre son sac volumineux dans son dos. Il inspecta les environs pour s’assurer qu’aucun prédateur n’y rôdait. Il se hâta de prendre ses affaires et ils s’élancèrent dans les fourrés pour rejoindre leurs amies en danger.

Quand ils parvinrent près de l’étang, Kiska était allongée sur le dos, sa poitrine se soulevant rapidement au rythme de ses respirations laborieuse. Bepeya assise à côté d’elle reprenait plus facilement son souffle. Elle tenait la lance de Kiska dans sa main, la pointe poissée de sang frais. Un animal écailleux flottait à la surface de l’eau trouble, exposant son ventre blanc tâché de sang là où la lance avait laissé une blessure mortelle.

Les deux garçons laissèrent le temps à leurs deux amies de reprendre leur souffle.

- Ce n’est pas comme ça qu’on se sert d’une lancéffroi, protesta Kiska en tendant la main pour que Bepeya lui rende son arme.

Bepeya observa la lance pendant quelques instants. Le manche était constitué d’une simple tige en bambou. La spécificité de l’arme venait de sa pointe en bois de vivecorne qui avait été taillé selon les usages de leur peuple. La plupart des gens lui attribuait des propriétés mystiques, mais le père de Sangha disposait d’une lance semblable et il l’avait déjà vu en action.

Bepeya rendit son arme à sa détentrice. Même après que Kiska l’eut récupérée, elle contempla la main qui avait touché l’objet d’un air perplexe. Elle referma sa poigne avant de rouvrir sa main et la secoua légèrement, comme si elle était engourdie.

Gokko essuya la pointe ensanglantée de son arme dans l’herbe et hésita, restant silencieuse. Elle serra plus fermement son arme dans sa main et planta sa tige dans le sol. Elle tendit ses deux mains à Bepeya.

- Merci, admit-elle en baissant la tête timidement afin de ne pas croiser son regard. Si tu n’étais pas intervenue, je serais morte à l’heure qu’il est.

Un sourire chaleureux se dessina sur les traits de Bepeya et elle accepta sa main avec gratitude. Elle se remis sur ses pieds avec l’aide de Kiska. Bepeya l’enlaça. Kiska fit la grimace avant de la repousser gentiment.

- Oh c’est bon, je n’aime pas les étreintes.

Sangha ne put s’empêcher de sourire en voyant les joues de la jeune fille rosir. Elle avait un bon fond finalement.

- Que s’est-il passé ? s’enquit Gokko.

C tâtait son bras blessé, le regard fuyant.

- Quand on s’est séparé, j’ai couru jusqu’ici. Avec cette chaleur, j’étais assoiffée et j’ai voulu me désaltérer dans l’étang. J’ai baissé ma garde et ce croqueur m’a saisi quand je me suis penchée au bord de l’eau. J’ai bien cru qu’il allait me trainer par le fond pour faire de moi son prochain repas et il aurait sans doute réussi si Bepeya n’était pas intervenue.

Un petit sourire se dessina au coin des lèvres de Sangha. Ce n’était certainement pas une coïncidence si Bepeya se trouvait auprès de Kiska durant l’attaque. Elle s’était sans doute fait des soucis en voyant la jeune fille fuir de son côté et l’avait suivie. C’était bien son genre.

S’aidant de sa lance, Kiska s’approcha du reptile qui dérivait au large de l’étang.

- Au moins on ne rentrera pas bredouille au village, tempéra-t-elle avec résignation.

Kiska fronça les sourcils. Elle souhaitait abandonner la chasse ? Vraiment ? Il n’en revenait pas. De tous, elle était la dernière qu’il aurait soupçonné de vouloir laisser tomber. Décidément, cette chasse ne cessait de l’étonner.

Un bruit régulier sur l’herbe attira son attention. Du liquide dégoutait du bras gauche de Kiska. En le remonta du regard, il constata avec stupeur qu’il s’agissait de sang qui coulait d’une plaie qui imprimait une dentition acérée dans sa chair.

- Mais tu saignes ! s’exclama Bepeya, affolée.

Elle versa de l’eau de son outre pour retirer le sang qui commençait à coaguler autour de la plaie. Elle conclut d’un hochement de tête satisfait en voyant l’état de la blessure. Elle ne devait pas être infectée. Bepeya fouilla ensuite dans sa besace et en sortit un bandage en tissu fin qu’elle utilisa pour faire plusieurs fois le tour du bras blessé. Elle coupa le surplus de bandage à l’aide d’un couteau en os. Kiska n’avait pas cillé pendant l’opération et resta silencieuse quand Bepeya observa son travail.

- Et voilà, conclut-elle en appliquant une claque bourrue dans le dos de Kiska. Il ne t’a pas trop amoché, ça devrait aller !

- Merci, grommela-t-elle en lui adressant un timide sourire.

Bepeya ne vit même pas le témoignage de la gratitude de Kiska. Lui tournant le dos, elle passait en revue la prochaine tâche qui devait être accomplie, comme une matrone qui supervisait le chantier de sa nouvelle cahute.

- Quels sont tes plans pour capturer le Zabosa ?

- Je pensais compter sur l’effet de surprise pour l’assommer et le capturer grâce à mon filet.

- Et ensuite ?

- Comment ça, ensuite ? Ensuite on le ramène au village, bien sûr.

- Et tu comptes le transporter comment ? A vue de nez, il doit au moins peser dans les quinze pierres. Pas question qu’on le porte à bout de bras à travers la forêt, sans parler du fait que ça serait dangereux s’il se réveillait sur le chemin.

Sangha pris son menton dans sa main. Elle n’avait pas tort, il leur fallait quelque chose pour le transporter sans trop se fatiguer, sinon ils ne parviendraient jamais jusqu’au village.

- Est-ce qu’on pourrait construire une espèce de brancard ? Comme pour transporter un blessé ?

- Bonne idée, mon frère, acquiesça-t-elle. J’allais justement suggérer quelque chose dans ce genre-là.

Elle disposa en éventail devant elle un grand nombre de tiges de roseaux et de bois flotté qu’elle devait avoir récolté dans les parages.

Quand elle eut terminé son tri, elle se tourna vers Gokko.

- Gokko, je vais avoir besoin de ton matériel.

Gokko fit une grimace protectrice en lui tendant son sac.

- Ne t’en fait pas, je ne vais pas toucher à tes précieux outils. Ce sont tes cordages qui m’intéressent.

Gokko lui tendit plusieurs anneaux de cordes qu’elle disposa à côté d’elle. Elle demanda à Sangha de tenir deux branches dans un certain angle qu’elle attacha solidement à l’aide de cordes fines et répéta l’opération pour avoir un cadre en bois d’une longueur de plusieurs empans. Elle réparti ensuite les branches les plus fines sur le cadre en rang serrés et colmata les trous en tissant les tiges de roseaux dans les interstices.

- Ça me rappelle l’année passée quand on avait oublié l’anniversaire d’oncle Oonga, se remémora tout haut Bepeya d’un air songeur. Comme on n’avait pas de cadeau, on a passé une nuit blanche à lui tisser une nouvelle nasse. Tu t’en souviens ?

Sangha termina de tisser les derniers points de l’œuvre et épongea son front de la sueur qui commençait à lui couler dans les yeux. Pouvait-on être nostalgique d’une période si proche et pourtant si lointaine ? Il n’était pas très habile de ses mains, mais depuis cette nuit-là, le tissage du roseau en zigzag s’était imprimé dans sa mémoire.

- Oui, je m’en souviens et notre cousin Gikeki avait eu la même idée que nous, mais le sien était fragile et deux fois plus petit que le nôtre, se souvint-il avec nostalgie. C’est quand même drôlement peu inspiré que d’offrir une nasse à un pêcheur.

Bepeya croisa ses bras sur sa poitrine.

- Peu importe la créativité, l’important est l’utilité ! La pêche est ce qui lui permet de nourrir sa famille, il n’y a rien de plus important.

Le ton abrute de sa grande sœur ne laissait pas de place pour l’argumentation. Il semblait plus sage de garder le silence. La chasse. La pêche. Il appréciait pouvoir aider son père à subvenir à leurs besoins en l’accompagnant dans ces expéditions dans la forêt. Mais cette vision était un peu réductrice. La vie ne se cantonnait pas qu’à ça. Les parents de Mezka donnaient des représentations pyrotechniques impressionnantes chaque croissant et le médecin-sorcier prodiguait toujours les meilleures herbes lorsqu’un villageois était malade. Ils n’étaient pas utiles directement pour le village, mais eux aussi étaient importants. Ils ne subvenaient pas directement à leurs propres besoins, mais ils soignaient les corps et les esprits de chacun avec leur habilité et leur savoir. Ça aussi ça comptait.

Ce n’est que quand il noua les deux derniers brins de son ouvrage qu’il sentit que ses mains lui faisaient mal. N’étant pas habitué au travail manuel, elles n’avaient pas développé de cale et le frottement du bois et des tiges de roseau dur avait enflammé sa peau. Il détecta plusieurs endroits où sa peau était percée de petite plaies sèches. S’affaissant sur son arrière-train, il admira leur travail. Le fruit de leur labeur était rectangulaire et inégal mais semblait solide. Selon son estimation, le poids de leur proie devait approcher celui d’un crachefeule adulte. Il ferait donc l’affaire.

En faisant rouler ses articulations endolories par le manque de mouvement, il remarqua qu’il avait chaud. Au début, il crut que c’était l’activité qui avait réchauffé ses muscles, mais maintenant qu’il se tenait immobile, la chaleur persistait. Non. Elle s’intensifiait. Il y avait quelque chose de surnaturel à la suffocation qu’il pouvait humer dans l’air qui s’épaississait. Il chercha le regard rassurant de sa sœur, mais il était fixé sur ses mains qu’elle tenait tendues devant elle. Ses avant-bras chatoyaient. Des reflets de nuances de rouge et de bleu parcouraient sa peau, se déplaçant le long de son corps en mouvements réguliers, comme des vagues ondulant le long d’une berge. Une pâle lueur attira son attention au coin de son œil. Elle provenait de son propre corps. Lui aussi était touché par le phénomène. Les ondulations suivaient paresseusement les formes de son corps, laissant une traînée de légers picotements derrière elles. Ce n’était pas désagréable. Au contraire, cela contribuait à rendre l’expérience captivante et irréel. Joignant le pouce et l’index, une étincelle crépitante surgit de l’extrémité d’un de ses doigts et franchit l’espace qui la séparait de son pouce. Telle une version miniature de la foudre surgissant d’un nuage d’orage pour s’abattre sur un palmier. Un picotement bien plus prononcé que ceux laissés par les ondulations iridescentes lui traversa la main. Il eut un hoquet de surprise. Il se frotta énergiquement l’intérieure de la paume rendue gourde par le choc. Mais ce fut inutile. La sensation avait disparue en même temps que la magie, aussi rapide qu’elle était venue.

- Oh zut, tu les as fait fuir !

- Mince, jura Sangha en se grattant le cuir chevelu de frustration. Ça me fait le coup à chaque fois !

Gokko s’accroupit près de lui.

- C’est le manque d’habitude, conjectura-t-il. Je devrais t’inviter plus souvent dans l’atelier de mon père. Tu verras, là-bas, il y a souvent un ou deux esprits qui traînent. Qu’y sont attirés par l’odeur du cuir qui tanne, voilà ce que dit mon père. Mais moi je pense que c’est plutôt la création qui les intéresse (il baissa la voix comme s’il craignait que son géniteur ne le surprenne). J’ai l’impression que c’est moi qu’y les attire dans l’atelier quand je viens pour y sculpter quelque chose.

- Ton pauvre père, ironisa Bepeya d’un ton teinté d’humour. Lui qui est si traditionaliste. Il voulait un tanneur, si ça continue comme ça, il va plutôt se retrouver avec un sculpteur !

Sangha frissonna. Il ne savait pas ce qui l’effrayait le plus. Les propos de Gokko sur les esprits ou les paroles blasphématrices de sa sœur ?

- Ne dit pas de bêtises, Bepeya. Tu sais bien que tous les enfants sont amenés à exercer le métier de leurs parents.

Bepeya posa les mains sur ses hanches d’un air mécontent.

- Eh bien figure-toi, que tout le monde n’est peut-être pas aussi facilement prompt à suivre des coutumes qui datent de bien leur notre naissance !

Avait-elle perdue l’esprit ? Cette coutume datait depuis des temps immémoriaux et constituait la fondation même de leur village. Si les fils et filles ne reprenaient pas l’héritage légué par leurs pères et mères, qu’aillait-il leur advenir ?

- Chut, souffla Sangha d’un ton grave en posant son index sur ses lèvres. Si le révérend t’entend, tu risques d’avoir de gros ennuis !

- Ne sois pas ridicule, on est en plein milieu de la forêt, comment est-ce qu’il l’apprendrait ? A moins que tu n’aille l’intention de tout lui rapporter ?

Le mécontentement de sa sœur était passé à la colère froide. La conversation commençait à lui donner des vertiges. Était-ce bien sa sœur qui parlait ? Encore tout à leur, il lui avait semblé reconnaître le même regard tolérant et compatissant de leur mère chez elle et à présent, il ne semblait y trouver qu’amertume et dégoût. Quand était-il du respect des traditions dans lequel ils avaient tous deux grandi ? Sans parler du fait que tenir de pareils propos était tout simplement séditieux ! Il inspecta frénétiquement les alentours et soupira profondément de soulagement en remarquant qu’ils étaient seuls. Il adressa une prière muette pour que les sages n’entendent jamais de telles paroles de la bouche de sa sœur. Si ça se savait, elle risquait l’exil dans le meilleur des cas.

- Ne t’en fais pas, Sangha, gloussa Kiska. Ça restera entre nous.

- Ne me dis pas que tu cautionnes ses paroles ? couina Sangha, outré.

Elle lui adressa un regard songeur, inclinant légèrement la tête.

- Mon père est sculpteur, tu sais ? Pourtant ça ne m’empêche pas d’être ici, parmi vous pour ma première chasse.

Était-il donc la seule personne encore saine d’esprit dans le groupe ? Une bulle de silence grandissait en lui alors que les autres échangeaient des regards entre eux. Ce fut Gokko qui brisa son mutisme en tapant plusieurs fois sur son épaule d’un air rassurant.

- Sangha, mon vieux ! Ne te laisse pas embrigander par les filles ! Tu vois bien qu’elles t’embêtent uniquement parce que tu réagis. Allez viens, on va chercher des empreintes pour essayer de retrouver la trace du prédateur. C’est bien ton truc de pister un animal grâce à ses traces, non ?

Il ne comprenait pas. Ce n’était pas simplement une plaisanterie. Bepeya n’avait jamais témoigné d’intérêt pour la chasse et pourtant elle avait accepté de chaperonner les enfants plus jeunes sans rechigner. Sur le moment, il n’y avait pas prêté attention, trop heureux que leur père lui permette enfin de mener une chasse sans sa supervision. Mais il aurait dû se méfier. Il avait toujours pensé qu’elle s’exercerait à la poterie, la voie que les femmes de leur famille suivaient depuis des générations. Maintenant qu’il y songeait, il n’en avait jamais vraiment discuté avec elle. Avait-elle nourri l’ambition de devenir chasseuse depuis le début ? Fouillant dans sa mémoire, il songea qu’il ne se rappelait pas avoir vu Bepeya suivre avec assiduité les démonstrations des talents de poterie de leur mère. Elle n’avait jamais insisté non plus pour les accompagner lors de leur partie de chasse. Il songea alors que finalement, il ne connaissait peu de chose sur les ambitions de sa grande sœur. Si elle souhaitait devenir chasseuse, était-il en droit de se mettre sur le chemin de ses envies ?

Il émit un grommèlement que Gokko interpréta comme de l’assentiment.

Sangha fit quelques pas dans sa direction avant de s’arrêter abruptement et attendit que son ami se retourne pour le dévisager.

- J’ai toujours pensé que tu suivrais la tradition en reprenant la voie de ton père. C’est le cas n’est-ce-pas ? Tu vas devenir un tanneur comme ton père ?

- Je le pensais au début, il y a deux ans quand il m’a montré les bases du tannage, commençait-il. Mais j’ai compris qu’on pouvait faire tellement plus avec notre artisanat. Je ne veux pas être tanneur ni sculpteur, je veux faire plus avec ce qui nous est enseigné. Je veux utiliser toutes les connaissances de notre village pour améliorer nos outils et nos pièges. Je serais un inventeur !

Sangha fronça les sourcils, un sourire perplexe plaqué sur le visage.

- Un quoi ?

- Un inventeur. Une personne qui invente de nouveaux outils et de nouvelles armes, quoi.

- Mais ça n’existe pas, lâcha Kiska en se rapprochant d’eux. Ce n’est même pas un vrai mot !

Gokko se retourna vers elle, tendant le cou pour la fixer d’un regard de défi.

- Et bien s’il n’existe pas, je l’inventerais, balbutia-t-il, trahissant son manque d’assurance.

- Mon père à l’habitude de dire qu’il ne sert à rien d’essayer d’inventer de nouvelles choses avant d’avoir maîtrisées parfaitement toutes les techniques usitées par les sculpteurs avant lui. Je suis sûr que c’est valable pour le tannage également, non ?

Une expression butée se dessina sur le visage du garçon, il n’avait visiblement pas l’intention de céder du terrain en donnant raison à Kiska.

- Kiska. Tout comme Bepeya et toi, je ne vais certainement pas laisser nos parents me dicter ce que je peux et ce que je ne peux pas faire de mon avenir.

- Tu fais bien comme tu l’entends, rétorqua Kiska en haussant les épaules d’un air exagéré. Je pointais simplement les incohérences de ta logique.

Gokko lui jeta un regard noir alors qu’elle s’éloignait. Sangha eut un petit rire.

- Au début je pensais qu’elle était jalouse de ne pas mener cette chasse, mais finalement j’ai l’impression qu’elle aime simplement contredire les gens.

- Chut, souffla Gokko.

- Ne te braque pas comme ça, Gokko, rétorqua Sangha. Je voulais juste que tu comprennes qu’il ne faut pas le prendre personnellement…

Cette fois, Gokko plaqua une main sur sa bouche pour le faire taire. Sangha s’apprêta à se plaindre du geste un peu brutal de son ami. Mais sa mine soudainement grave lui fit saisir la situation. Il l’imita quand il s’accroupit.

- Je ne parlais pas de ça, chuchota-t-il. Regarde là-bas.

Devant eux s’étendait l’étang bordé de roseaux où quantité de petits volatiles pépiant en se disputant les graines. Au-delà de la grève se dégageait une silhouette prostrée sur l’autre rive. Gokko s’approcha lentement jusqu’au bord de l’eau en rampant, Sangha sur ses talons. En s’approchant, il put distinguer plus précisément la forme qui se dessinait devant eux. Il s’agissait d’un animal qui s’abreuvait grâce à son drôle de bec en forme de bambou creux. Il reconnut le profil sinueux de l’animal sans écaille à la peau translucide baigné dans son halo de lumière. C’était la créature de tout à l’heure !

Sangha fit un signe à Bepeya et Kiska pour qu’elle se rapprochent discrètement.

- Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Kiska en s’allongeant à côté de lui.

En lui posant la question, Kiska s’en remettait complètement à Sangha.

- Ce qu’on a prévu de faire depuis le début, déclara Sangha. On va capturer cette bestiole !

- Mais notre mission n’était-elle pas de la pister jusqu’à sa tanière ?

- Tu l’as bien regardé ? Est-ce qu’il ressemble à un animal qui se reproduit normalement selon toi ? J’ai de la peine à l’admettre, mais Gokko a raison. Il doit s’agir d’un de ses Zabosas dont parle les histoires du révérend. Comme le raconte les histoires, il doit donc être seul et c’est pour ça que nous devons le capturer. Il doit être mis rapidement hors d’état de nuire.

- C’est bien gentil tout ça, répliqua Kiska. Mais vous avez bien ressenti cette terreur, n’est-ce-pas ? Cette frayeur surnaturelle lorsque nous avons fait face à cette chose ? Comment est-ce que tu comptes t’y prendre ? Si ça me reprend, je ne peux pas jurer que je ne m’enfuirais pas comme la première fois.

- J’y l’intuition que si nous ne croisons pas son regard, nous ne risquons rien.

- J’ai confiance en tes talents de traqueur, Sangha. Tu m’as bien démontré que je pouvais me fier à toi dans ce domaine-là. Mais ce sont nos vies que nous mettons en jeu quand nous faisons face à un animal sauvage.

- Ce n’est pas un animal, la coupa Gokko. C’est un Zabosa.

- Peu importe, renchérit la jeune femme sans le regarder. Sangha. Pour le combat, tu vas devoir te fier à moi.

Elle serra sa lance de ses deux mains jusqu’à ce que ses articulations blanchissent.

- On est trop jeunes et trop inexpérimentés au combat pour l’avoir à la loyal, ajouta-t-elle.

Bepeya la tira par l’épaule.

- Tu es sûre que ça va aller ?

- Oui, acquiesça-t-elle. Mais il va nous falloir un plan.

A se gratta le menton d’un air songeur.

- En effet. Même s’il s’agit d’un prédateur, si nous le confrontons de face, il va fuir.

- Alors que propose-tu ? demanda Gokko.

- Gokko, fait le tour de l’étang par la droite avec Kiska et cache toi dans les roseaux. Bepeya et moi allons le prendre de revers en le contournant par la gauche.

Les trois enfants acquiescèrent avant de s’exécuter. Sangha regarda Gokko progresser près de Kiska, les roseaux frémissant sur son passage. Il s’arrêta à une dizaine de pas de la créature.

Son plan avait l’air de fonctionner. La créature ne les avait pas sentis arriver lorsqu’elle se désaltérait.

Au signal du chef de groupe, Kiska se glissa derrière la créature et, peu avant qu’elle ne sente sa présence, rugit de tous ses poumons en levant bien haut, en-dessous de sa tête la lance pour l’effrayer. L’étrange créature sursauta et se ramassa sur elle-même. Elle émit le feulement le plus bizarre qu’il ait été donné à Sangha d’entendre. Pendant quelques instants qui lui parurent durer des lunes, la créature hésita à sauter sur Kiska. Finalement, elle opéra un demi-tour et s’élança dans la direction inverse. Tout couteau dehors, Sangha surgit devant la créature en prenant bien soin d’éviter son regard.

Le Zabosa était encore plus impressionnant de près. Chaque partie de son corps semblait être dépareillée les unes avec les autres. Ses petits yeux ternes enfoncées dans leurs orbites étaient très semblables à ceux des crachefeules, sa queue enroulée ressemblait à celle d’un croqueur et ses ventouses à celles d’un mollusque. La créature parvenait néanmoins à dégager une impression menaçante sans ressembler à un prédateur. Sangha était sûr que cette impression n’était pas naturelle car rien dans son apparence ne témoignait sa nature dangereuse.

L’animal s’immobilisa, pétrifiée sur place. Il tenta de prendre la fuite dans la direction inverse, mais Bepeya lui barra la route. En désespoir de cause, il tenta de s’enfuir par l’étang. Gokko, caché dans les roseaux, lui lança son invention alors qu’il bondissait au-dessus de lui. L’engin siffla dans l’air, déployant ses trois bras terminés par des pierres comme des tentacules. Avant de s’entortiller autour du corps glabre du Zabosa, il ricocha à quelques phalanges de le toucher et retomba dans l’eau peu profonde de l’étang, non loin de Gokko.

L’étrange être vivant se réceptionna dans l’eau, en faisant tomber Gokko sur le dos. A califourchon au-dessus du garçon, la tête au niveau de la sienne, il ne pouvait pas échapper à son regard. Pétrifié par la terreur surnaturelle, le garçon ne dit rien d’abords, puis il gémit en un long râle. Le hurlement d’horreur Gokko transperça Sangha d’horreur.

« Non, non, non, pensa-t-il avec effroi. Il faut faire quelque chose ou il va le manger comme la vivecorne ! »

Il avait été stupide d’espérer pouvoir capturer la créature. Il avait surestimé ses capacités et sa bêtise allait risquer la vie de Gokko. Le plan était un échec total. Il fallait trouver une solution pour tirer Gokko de cette situation précaire. Ils avaient réussi à effrayer la créature une fois, ils devraient réussir à le faire une seconde fois. Il courba le dos et ouvra les bras en grand en voulant crier pour attirer l’attention de la bête. Kiska s’interposa.

- Et toi ! C’est moi ton adversaire !

La jeune fille saisi sa lance à deux mains, la pointe dirigée contre la créature, comme si elle voulait l’empaler. Or, comme elle l’avait rappelé plus tôt, la lance ne s’employait pas comme une arme conventionnelle. De nombreux bruits couraient au village concernant ces objets magiques, mais seul certains initiés savaient comment s’en servir. Sangha était un chasseur et en tant que tel, il avait été formé par son père à se servir de couteaux et de lances en os standards, pas à celui des lancéffrois. L’os de certaines des armes qu’il avait manipulées avait été sculptées grossièrement, mais rien de comparable avec la pointe de l’arme que tenait Kiska. Les gravures décoratives n’avaient aucune commune mesure avec ses délicats reliefs rituels.

Kiska pris une profonde inspiration et expira longuement. Comme précédemment quand ils construisaient le brancard, l’air devint plus lourd et se mis à onduler. Mais cette fois-ci, le phénomène se délimitait autour de Kiska. Une ondulation iridescente traversa son corps de bas en haut. Sous son chapeau triangulaire, ses cheveux se mirent à se hérisser, battant en l’air au rythme de sa magie. Le soleil de milieu d’après-midi les illuminait, pourtant la silhouette de la jeune fille parue s’assombrir. Elle sembla grandir jusqu’au double de sa taille habituelle, une ombre menaçante s’élevant autour d’elle. Sangha se crispa devant l’apparition. Il ressentait une certaine gêne, mais contrairement à la peur panique qu’il avait ressenti plus tôt en croisant le regard de l’animal, il n’avait pas peur. L’apparition lui instillait plutôt une impression de force.

D’un brusque geste de la tête, l’animal dévisagea Kiska, puis reporta son regard sur son arme. Il émit un grondement guttural semblable à un écho se répercutant sur les parois d’un puits profond.

- Maintenant, s’écria Kiska.

Bepeya se saisit de l’invention de Gokko et la lança sur la bête. Cette fois-ci, l’objet s’enroula autour de la créature sans rencontrer de résistance, la faisant chuter sur le sol. La bête se débattit, émettant un hurlement de frustration. Le halo obscur de Kiska se dissipa et elle utilisa le manche de son arme pour assommer l’animal.

Sangha sortit son filet à large mailles de son sac et il en enveloppa la bête inconsciente avec l’aide de Bepeya. Il mourrait d’envie de se ruer au chevet de Gokko pour savoir comment il allait, mais il devait d’abord s’assurer que le Zabosa était hors d’état de nuire. Ils fixèrent fermement les deux extrémités du filet autour de l’animal avant de rejoindre Kiska près de Gokko. Quand Sangha s’agenouilla près de lui, il clignait des yeux d’un air confus, mais avait l’air d’aller bien. L’aspirant inventeur se redressa péniblement sur ses coudes, le regard vague.

- Qu’est-ce qui s’est passé ? gémit-il d’une voix chevrotante.

Bepeya lui passa la main devant les yeux plusieurs fois et tâta son front.

- Il va bien, finit-elle par dire en l’aidant à se relever. Il est un peu hébété, mais ça ira.

Sangha soupira de soulagement.

- Ça va ? lui demanda-t-il l’air inquiet. Tu te rappelles ce qui s’est passé ?

Gokko cilla encore quelque fois le temps de reprendre ses esprits.

- Je… Je me rappelle avoir lancé ma bola et l’avoir vu ricocher, puis plus rien.

Sa bola ? Ça devait être le nom qu’il avait donné à son invention.

- Le Zabosa t’est tombé dessus et tu as crié quand il t’a forcé à croiser son regard.

- Ah bon ? Je ne m’en rappelle pas… Qu’est-ce qui est arrivé au Zabosa ?

- On a réussi à le capturer grâce à Kiska.

Il lui montra du doigt la bête qui gisait à quelques pas d’eux. Gokko écarquilla les yeux et se précipita vers la silhouette emmaillotée dans le filet. Le garçon siffla tout bas.

- Waouh ! Il est encore plus impressionnant de près !

Sangha remarqua que la lueur qui filtrait à travers la peau de la bête semblait moins forte maintenant qu’elle était assoupie.

- Effectivement, acquiesça le meneur. Méfie-toi d’autant plus. On ne sait pas très bien de quoi elle est capable.

Sangha approcha sa main du filet avec hésitation. Il s’arrêta. Il prit une profonde inspiration et toucha sa peau. Elle était chaude au toucher. Comme n’importe quel animal. A quoi s’était-il attendu ? A ce qu’elle soit froide au toucher ? A ce que sa main le traverse comme s’il plongeait sa main dans l’océan ? Il secoua la tête pour chasser ses idées farfelues.

Il agrippa le filet et tira dessus pour en évaluer le poids tout en prenant bien garde de ne pas réveiller la créature. Elle était lourde mais bien moins qu’il ne s’y attendait. Il approcha le brancard et fit signe à ses amis de venir l’aider. Quand ils le posèrent sur le support, la bête s’agita un peu mais ne se réveilla pas à son grand soulagement.

Un sourire de pure satisfaction étira ses traits. Ils avaient réussi. Il avait réussi à mener la bande d’aspirant chasseurs jusqu’au bout et ils avaient capturé leur proie. Sa première chasse sans la supervision de son père était un succès.

Il aida Bepeya à attacher le filet sur le brancard.

- Mes amis, annonça-t-il. C’était du bon boulot. Maintenant, il ne nous reste plus qu’à ramener cette bestiole au village !

- N’est-ce pas dangereux de l’amener directement au village ? s’enquit Kiska.

- Au moins, en cage, on l’aura à l’œil. D’après mon père, il ne se gênait pas pour rôder près du village, dernièrement. Quitte à ce qu’il soit près du village, autant que ça soit là où on peut le voir.

Kiska baissa la tête en silence, l’air peu convaincue.

Sangha observa son groupe de chasse. Malgré ce qu’ils avaient vécu, il avait l’impression que chacun avait changé. Il posa son regard sur Kiska. Certain en bien, d’autre d’une manière. Il scruta Bepeya du coin de l’œil. Il regarda ensuite Gokko en pensant : et certain dont il n’avait pas l’impression qu’il existe une expérience au monde capable de le changer. Quant à lui, il n’avait pas l’impression que l’expédition avait été très différente de ses chasses passées en compagnie de son père, mais il sentait au fond de lui qu’elle lui avait permis de grandir malgré tout.

La lisière de la forêt n’était plus qu’à quelques pas, dernier rempart à franchir pour conclure cette chasse. Le chemin du retour serait facilité par le chemin balisé que les villageois avaient balisé au cours des années. Toute la dangerosité de leur mission était maintenant derrière eux. Au fond de lui, Sangha y trouva un étrange réconfort à savoir qu’il pourrait se débarrasser de la responsabilité de chef dès de retour à l’endroit qu’il considérait comme son foyer. Il n’était pas sûr d’apprécier l’effet que ce fardeau induisait chez lui. Peu importe. Ce n’était ni le temps, ni l’endroit pour y songer.

Ils se mirent en route.

Alors que les enfants traversaient l’orée étroitement resserrée la forêt, une voix retentie dans son esprit.

- Maudits soyez-vous, humains ! Vous ne perdez rien pour attendre.

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