L’immortel
Nabû-Naṣir. Son nom résonne dans les couloirs vides de son immortalité. Une marque, une identité, un fardeau. Une relique d’un temps révolu, quand le Tigre et l’Euphrate bordaient sa demeure, où l’air était imprégné du parfum des jardins suspendus. À présent, les rivières sont des rues, l’argile remplacée par le béton, et l’odeur des fleurs écrasée sous le poids du progrès. La modernité est sa nouvelle Babylone.
Nabû-Naṣir, à l’époque où son nom ne signifiait rien d’autre que son origine, vivait dans une Babylone prospère, irriguée par les fleuves de la vie. Son cœur vibrait au rythme des marchés animés, des enfants qui jouaient dans les ruelles, des voix qui résonnaient dans les temples. Mais maintenant, ces souvenirs sont aussi lointains que l’écho d’un rire perdu dans le vent.
Il a vu les civilisations s’élever et tomber, les rois couronnés et détrônés, les religions naître et mourir. Il était là lorsque la Grande Bibliothèque d’Alexandrie a brûlé, engloutissant des siècles de connaissances dans un enfer de flammes. Il a marché sur les ruines de Rome, son cœur serré par la perte.
Une fois, il a connu l’amour. Elle avait les yeux doux comme un matin d’été et son rire ressemblait à une mélodie. Ils avaient des enfants, des petits êtres qui couraient et riaient, remplissant sa vie d’une joie qu’il pensait éternelle. Mais le temps a marqué leur peau, tissé des toiles d’argent dans leurs cheveux, tandis que lui est resté inchangé, comme un portrait suspendu dans le temps.
Nabû-Naṣir a assisté aux premières lueurs de la Renaissance, à la danse complexe des idées et des découvertes qui a éclairé le monde. Il a parcouru les rues de Paris pendant la Révolution, senti l’angoisse et l’espoir se mêler dans l’air.
Il a vu le monde se transformer, l’acier et le verre remplacer la pierre et le bois, le ciel se remplir de machines volantes et le sol de véhicules ronronnants. Il a vu la terre elle-même se rétrécir, les distances devenir insignifiantes devant la rapidité des moyens de transport.
Mais avec chaque lever de soleil, chaque nouvelle invention, chaque visage souriant, il ne ressent que le poids de son immortalité. Il est seul dans la foule, étranger au temps qui passe, témoin d’un monde qui n’est plus le sien. Un désir grandit en lui, une aspiration à une fin qu’il ne peut atteindre.
Ses journées sont maintenant passées dans une torpeur éternelle, une danse macabre avec le temps. Nabû-Naṣir marche sans but dans les rues animées, observant les gens autour de lui s'épanouir et faner comme des fleurs de saison, alors que lui reste imperturbable, un rocher au milieu d'un torrent.
Dans ses moments de solitude, il se perd dans les profondeurs de sa mémoire. Il se souvient des rires de ses enfants, des chants de sa bien-aimée, des premiers rayons du soleil sur les jardins suspendus de Babylone. Il se souvient des odeurs, des sons, des sensations - le goût du vin sur sa langue, la douceur du lin contre sa peau, le poids d'une épée dans sa main.
Il se rappelle les guerres qu'il a vécues, les batailles qu'il a menées, la douleur de la blessure et l'ivresse de la victoire. Il se souvient des amis qu'il a perdus, des amours qu'il a laissées derrière lui, des vies qu'il a vécues et qui sont maintenant des fantômes dans son esprit.
Nabû-Naṣir est un spectre dans un monde qui ignore son fardeau. Il se mêle aux humains, écoute leurs murmures, vit parmi eux en tant que voyageur silencieux. Parfois, il se cache dans les tréfonds de la société, parfois il s'élève, adoptant les masques du riche, du savant, du mendiant. Il emprunte de nouvelles identités comme des costumes, ne révélant jamais son véritable visage.
C'est au cours de ses nombreux séjours que les murmures de l'oracle atteignent ses oreilles. Il ne se souvient pas de la première fois qu'il en a entendu parler. Peut-être était-ce le chuchotement d'une mendiante dans une ruelle sombre, ou le récit fantaisiste d'un marin éméché. Il se rappelle des fragments de phrases, des morceaux d'histoires, comme des notes éparses d'une mélodie inachevée.
On dit que l'oracle connaît les secrets de la vie et de la mort, qu'il détient le pouvoir de briser les chaînes de l'éternité. Il est présenté comme un être mythique, habillé de brume et de mystère, caché quelque part à la lisière du monde connu.
Mais ces histoires sont floues et contradictoires, des rumeurs portées par le vent. Pour Nabû-Naṣir, elles sont comme une brume lointaine à l'horizon, insaisissable et imprévisible. Il écoute, il garde, il se rappelle, mais il ne poursuit pas. Le poids de son immortalité est lourd, mais l'idée de courir après des ombres lui semble encore plus dérisoire. Il est l'ancien de Babylone, condamné à errer à travers les âges, à chercher un repos qu'il craint de ne jamais trouver.
La décision de chercher l’oracle vient à Nabû-Naṣir comme une brume qui se lève lentement. Il n’y a pas de moment défini, pas de soudaine révélation. C’est une pensée qui grandit avec le temps, s’enracinant dans son esprit jusqu’à ce qu’elle devienne une résolution inébranlable.
Son voyage commence à Marrakech, une ville vibrant au rythme du brouhaha des bazars et de la mélodie des muezzins appelant à la prière. Il se fond dans la masse colorée des marchands et des mendiants, des conteurs et des musiciens, cherchant des signes, des indices de la présence de l’oracle.
Il voyage ensuite vers l’est, laissant derrière lui les palais somptueux et les souks animés de Marrakech. Il traverse l’Égypte, où il erre parmi les colosses de pierre et les pyramides, vestiges d’une grandeur passée. Il se tient devant le Sphinx, se demandant combien d’éternités se sont écoulées depuis qu’il a posé les yeux sur lui pour la première fois.
Son périple le mène ensuite à travers le continent asiatique, où il voit des cultures et des peuples aussi divers que les étoiles dans le ciel. Il voyage à dos de chameau à travers les vastes étendues du désert de Gobi, survit aux hivers rigoureux de la Sibérie, et trouve un moment de paix dans la sérénité des temples bouddhistes du Tibet.
C’est dans un monastère perdu au sommet de l’Himalaya qu’il entend parler d’un village oublié, caché dans les vallées lointaines, où l’oracle est dit vivre. Le voyage est dangereux, le chemin semé d’embûches. Il traverse des cols de montagnes enneigés, des forêts denses, des rivières tumultueuses.
Et puis, après des mois de voyage, de solitude et de persévérance, il arrive enfin dans le village. Mais l’oracle n’est pas ce à quoi il s’attendait. Il n’y a pas de temple grandiose, pas de prophète illuminé. Au lieu de cela, il trouve une vieille femme, assise seule dans une modeste hutte, ses yeux brillant d’un savoir immémorial.
Dans la pénombre de la hutte, la vieille femme ressemble à une créature d'un autre monde. Ses yeux ont la couleur du crépuscule, et son visage est sillonné de rides profondes comme les ravins sculptés par le temps. Chaque mouvement qu'elle fait semble être un écho de mille vies passées. C'est elle, l'oracle, le phare dans la tempête de son éternité.
Elle regarde Nabû-Naṣir et il sent son regard pénétrer dans son âme, comme si elle lisait chaque instant de son existence immortelle. Il est nu devant elle, chaque secret de son cœur dévoilé.
"Qu'est-ce que tu cherches, étranger ?", demande-t-elle de sa voix douce et cassée, aussi vieille que le vent.
"La fin", murmure-t-il, son cœur lourd de millénaires de solitude. "Je veux mourir."
Un silence tombe entre eux, aussi profond et aussi vaste que la nuit étoilée à l'extérieur. Puis l'oracle parle, ses paroles flottant dans l'air comme des plumes au vent : "Pour rencontrer la mort, tu dois d'abord donner la vie."
Ces mots s'impriment dans son esprit, confus et clairs à la fois. Ils sont comme une énigme, un puzzle dont il ne possède pas toutes les pièces. Donner la vie ? N'a-t-il pas déjà fait cela, il y a des éons ? N'a-t-il pas engendré des enfants, planté des arbres, construit des villes ?
"Qu'entendez-vous par là ?", demande-t-il, sa voix tremblante d'incompréhension et de désespoir. "Je ne suis pas un créateur, je suis une anomalie, un paria. Je ne peux que prendre la vie, pas la donner."
La vieille femme sourit, un sourire doux et triste, comme une mère qui voit son enfant se débattre avec une vérité qu'il ne peut pas encore comprendre.
"La vie n'est pas simplement une question de naissance et de mort", dit-elle. "C'est un cycle, un mouvement perpétuel de création et de destruction, de croissance et de déclin. Pour comprendre la mort, tu dois comprendre la vie. Et pour comprendre la vie, tu dois la vivre dans toute sa plénitude, dans toute sa douleur et toute sa beauté."
Nabû-Naṣir reste silencieux, les paroles de l'oracle résonnant dans son esprit. Il comprend qu'il a encore un long chemin à parcourir, des vérités à découvrir, des leçons à apprendre. Mais pour la première fois depuis des siècles, il a l'impression d'avoir un but, un sens à sa quête éternelle.
Nabû-Naṣir quitte l’oracle, portant avec lui le poids de ses paroles. Il erre à travers le monde, guidé non plus par la quête de sa propre fin, mais par le désir de comprendre le mystère de la vie. Il se rend compte qu’il a passé des éternités à fuir la vie, à se cacher dans l’ombre de son immortalité. Mais maintenant, il choisit de faire face à la vie, de l’embrasser avec toutes ses épreuves et ses triomphes.
Il commence par planter un arbre en Chine, là où le Yangtze rencontre l’océan. Il choisit un ginkgo, un arbre aussi ancien que lui, un témoin silencieux de l’évolution du monde. Il creuse un trou dans la terre, plante la jeune pousse, et l’arrose avec l’eau du fleuve. Alors qu’il regarde l’arbre prendre racine, il ressent une satisfaction qu’il n’a pas connue depuis longtemps.
Il voyage ensuite vers l’Afrique, le continent de ses premiers souvenirs. Il plante un baobab au cœur du Sénégal, un arbre majestueux qui portera l’écho de sa présence à travers les siècles.
Son périple l’emmène ensuite dans le froid mordant de la Russie, où il plante un pin sibérien, un symbole de résilience face aux adversités. Puis il voyage à travers l’Europe, plantant un chêne en France, un olivier en Grèce, un frêne en Norvège.
Il atteint l’Amérique, un continent de diversité et de contrastes. Dans les plaines du Midwest, il plante un chêne blanc, un arbre qui survivra à des tempêtes et des incendies, qui sera un refuge pour des générations d’oiseaux et de petites créatures. Dans les montagnes Rocheuses, il plante un pin ponderosa, un géant qui touchera le ciel.
Au Brésil, il plante un açaï, un arbre qui fournira nourriture et abri à la faune de la forêt tropicale. En Patagonie, il plante un cyprès, un arbre qui résistera au vent et au gel, qui se dressera fièrement au bord du monde.
Chaque arbre qu’il plante est une célébration de la vie, une affirmation de son existence. Il laisse une partie de lui-même dans chaque graine, chaque racine, chaque feuille. Il apprend à connaître la terre, à sentir son pouls sous ses mains. Il apprend à connaître les saisons, à ressentir le rythme de la vie qui bat sous la surface du monde.
Des années, des siècles s'écoulent. Nabû-Naṣir, le temps incarné, sent pour la première fois sa course s'essouffler. Sa peau, autrefois insensible au poids des âges, commence à ressentir le frisson du temps qui passe. Chaque jour, il observe les arbres qu'il a plantés, ces géants silencieux témoins de sa longévité, et il sent en eux une partie de lui-même.
Un jour, sous l'ombre d'un des arbres qu'il a fait naître, un érable rouge aux couleurs de l'automne, une graine tombe dans sa main ouverte. Elle germe presque instantanément, la vie jaillissant avec une urgence presque désespérée. Nabû-Naṣir ressent un changement, un frisson d'énergie qu'il n'a pas ressenti depuis des millénaires. Il comprend que c'est la vie elle-même qui émerge, non pas de la graine, mais de lui.
Il ressent une décharge, un flux d'énergie qui quitte son corps et s'infiltre dans la graine. Les lignes du temps commencent à se dessiner sur ses mains, des signes tangibles du vieillissement qu'il n'a jamais connu. Il est pris de vertiges, la mortalité frappant à sa porte pour la première fois depuis son éveil à l'immortalité.
Il s'effondre, ses genoux touchant la terre qu'il a tant chéri. Il regarde la graine dans sa main, maintenant un jeune plant, et comprend. Les arbres qu'il a plantés, nourris de son immortalité, l'avaient rendu mortel. Son cœur bat, chaque battement un rappel de son humanité retrouvée, de sa mortalité imminente.
Son dernier souffle lui échappe alors que la graine pousse, transformant sa vie en énergie pour sa croissance. Dans cette ultime réalisation, la mort qu'il a longtemps cherchée ne lui semble plus si terrifiante. C'est une fin douce, une fin qui vient avec la compréhension que même dans la mort, la vie continue.
Nabû-Naṣir meurt, mais son héritage persiste. Dans chaque arbre qu'il a planté, dans chaque graine qui germe, une partie de lui survit. Son voyage vers la mortalité s'achève, mais le voyage de la vie continue, et avec lui, la promesse de l'éternité.
Annotations
Versions