Lorsqu'il se retrouva planté devant le petit magasin fermé, Johany resta devant quelques secondes. Il aurait pensé qu'à cette heure-ci, l'enseigne serait encore ouverte.

Il savait, au fond de lui, qu'il pouvait très bien faire quelques pas et tomber sur une autre échoppe où il aurait aisément trouvé un paquet de riz et de la viande, mais il se dit qu'après tout, son budget lui permettait encore de se payer un restaurant. Et puis il avait désormais une bonne adresse, pourquoi s'en priverait-il ?

Il marcha un peu plus vite que d'habitude pour rejoindre le commerce de Dao, et pénétra dans l'épicerie, le coeur étrangement serré.

Les deux clients, un homme et une femme d'un certain âge, mangeaient dans la pièce étroite à la lueur de la lampe orangée, les bruits de leur cuillère contre leurs bols de soupe tintaient au rythme de leurs bouchées. Ils échangeaient en laotien d'une voix à peine audible.

Johany tourna la tête à droite, vers la cuisine, et laissa son regard se balader sur le plan de travail encombré. Derrière, Dao lui tournait le dos et s'activait aux fourneaux, il faisait revenir des côtelettes dans une grande poëlle fumante.

Le jeune homme, encore un peu intimidé, n'osa pas l'aborder alors qu'il était occupé, et préféra s'asseoir à l'écart des deux clients.

Lorsque Dao tourna la tête dans leur direction, une assiette dans les mains, son regard croisa celui de Johany un instant, qui détourna les yeux machinalement.

Il fit nerveusement tressauter ses doigts sur les bambous tressés du sol et attendit que Dao apporte à la femme son plat pour lui sourire.

• Nice to see you again, le salua le jeune homme en lui rendant son sourire.
• Yes, me too, répondit Johany.

Dao repartit presque aussitôt en cuisine, et revint quelques instants plus tard pour prendre sa commande. Le jeune homme choisit un tam mak houng, une salade de papaye verte, plat emblématique du Laos, qu'il n'avait encore jamais testé.

Dao approuva son choix avec un sourire et retourna en cuisine. Il n'en ressortit que bien plus tard, avec des assiettes contenant les desserts des deux autres clients, qu'il disposa à leurs pieds sur la grande rabanne.

Johany fut servi un peu plus tard et goûta son plat comme s'il s'apprêtait à plonger dans un monde magique. Il ne se rappelait pas avoir pris autant de plaisir en mangeant ses nouilles au poulet et aux noix de cajou ce midi-là.

Il trouvait que Dao était un formidable cuisinier, doué pour son âge, habile de ses mains, tout ce qu'il n'était pas. Lui-même n'avait pas de talent particulier, ni de passion. Il menait une existence plate et insipide avant d'être bousculé par le décès de ses parents adoptifs.

Malgré la tragédie, il ne regrettait pas une seconde d'avoir fait le choix de partir. Il avait beaucoup changé en quelques jours. Il n'avait jamais vraiment eu l'impression de se connaitre, et au fil de ses rencontres et découvertes, il prenait pleinement conscience de qui il était.

Il se rendait petit à petit compte qu'il n'était pas vraiment si timide, contrairement à ce qu'il avait toujours pensé, à ce que les autres disaient de lui. Non, il s'ouvrait beaucoup, tout compte fait. Et ce n'était pas un incapable, il s'en était bien sorti jusque-là dans un pays inconnu, sans internet ni sans personne parlant sa langue. En peu de temps, il s'était prouvé plus de choses qu'il ne l'avait fait en vingt ans d'existence.

Il tourna la tête en direction de la porte ouverte sur la rue, la vit plongée dans l'obscurité. La nuit était tombée rapidement.

Les échos des conversations des clients étaient un bruit de fond qui perturbait ses pensées. Il ne revint à la réalité que lorsque Dao revint dans la salle pour débarrasser les assiettes des deux clients, qui partirent un instant plus tard.

Johany avait encore faim, pourtant il avait laissé son plat refroidir sans le terminer. Il avait comme une boule dans le ventre, qui entortillait ses tripes.