29. Que c'est délicieux de pêcher !
Joy
— Je peux rester un peu plus longtemps, si tu veux, tu sais.
— Mais non, voyons. C’est toi qui m’as demandé à finir tôt ce soir en plus. Je vais faire la fin de soirée, c’est encore mon bar, tu sais !
Je soupire et remets mon gilet avant d’enfiler mon manteau. Roan est trop gentil, c’est agaçant, parfois ! Bon, je sais que je devrais m’en satisfaire, mais je ne dirais pas non à une excuse pour ne pas avoir à rentrer tout de suite. Je sais que c’est stupide, mais l’idée de rencontrer l’oncle et la tante d’Alken, arrivés en fin d’après-midi, me stresse un peu trop. Et bouscule le petit train-train que nous avons instauré, l’équilibre que nous avons trouvé et ce quotidien qui me plaît tel qu’il est.
— Tu t’es encore engueulé avec ton comptable, c’est ça ?
Ça, ça m’apprendra à lui raconter ma vie. Pourquoi faut-il que je m’épanche auprès de lui comme ça ? Ah oui, mon meilleur ami vit quasiment à Paris, mon second meilleur ami est aussi le fils de mon mec, et personne d’autre, hormis mon frère, n’est au courant pour Alken et moi. Au pire, d’ici quelques jours, je pourrai me confier à Suzanne et Tim, non ? Ça ne me fait même pas rire moi-même.
— Non, son oncle et sa tante irlandais sont à Lille pour quelques jours et ils dorment chez Alken…
— Donc, tu es reléguée à la coloc ? Oh attends… Tu flippes de les rencontrer, en fait, Brunette ? Hilarant ! s’exclame-t-il, se moquant clairement de moi.
— Oh, ça va, marmonné-je en prenant mon sac. J’aimerais t’y voir, toi.
— La petite Joy a peur qu’on ne l’aime pas ? continue-t-il, me donnant envie de devenir violente.
— Evidemment ! C’est sa seule famille ou presque, Roan. Qu’est-ce que je fais s’ils ne peuvent pas me voir ?
— Tu leur fais ton magnifique sourire et ils vont t’adorer, c’est obligé ! Tu me raconteras à la fin de la semaine quand tu reviens bosser, hein ? Et ça va faire du bien à ton anglais, ça !
— Il est Irlandais, Roan. C’est plus sauvage et moins coincé, je préfère, ris-je en déposant un baiser sur sa joue. Bonne fin de soirée !
Je sors du bar et monte dans ma voiture pour démarrer rapidement. Je sais que je ne devrais pas stresser autant, mais c’est plus fort que moi, je n’arrive pas à me rassurer moi-même, pour le coup. D’ailleurs, je passe le trajet à ne penser qu’à ça, et je me plante devant la porte de l’appartement en me demandant si je ne ferais pas mieux de faire demi-tour. C’est stupide de réagir ainsi, mais c’est moi, ça. Il n’y a que sur un parquet de danse que je me sens vraiment à ma place.
J’entre finalement et enlève mon manteau avant de prendre Salsa, qui m’accueille en se frottant contre mes jambes comme toujours, pour la câliner. Le silence s’est fait dans la pièce et je me motive pour traverser la cuisine et gagner le coin salle à manger, où tout le monde est installé. Alken se lève et vient m’attraper par la taille. Il m’embrasse sur la tempe et fait les présentations alors que je constate que Kenzo semble plutôt contrarié sur sa chaise.
— Bonsoir, dis-je en sortant mon plus beau sourire. Je suis ravie de vous rencontrer.
— Ils ne parlent pas français, Joy, intervient Kenzo, toujours boudeur. Tu peux leur dire en anglais, ou tu veux qu’on traduise ?
Je commence déjà par une bourde, super. Bravo, Joy ! Je soupire et m’excuse avant de reprendre en anglais, mal à l’aise, ce qui tire un sourire à Kenzo.
— Oh, vous parlez anglais ! Perfect ! me répondent-ils en anglais, souriants, avant de se retourner vers Alken qui lui aussi semble perturbé.
Personne ne parle et tout le monde se regarde. Je me dis qu’il faut que j’essaie de relancer la discussion pour faire descendre la tension qui est palpable dans l’air.
— Vous m’avez attendue pour le dessert, j’espère ? souris-je.
— Votre accent est si mignon, me répond Tante Suzanne ! Elle est délicieuse, la petite. Oui, nous vous avons attendue, mais c’est parce que nous avons essayé de convaincre Alken de réparer le péché qu’il a commis.
Je me demande si j’ai bien compris tous les mots, là. Le péché ? Sin, c’est ça, non ?
— Heu… D’accord… Et si tu allais nous chercher cette mousse au chocolat, Alken ? J’y ai pensé toute la soirée, dis-je en caressant sa nuque. Je vais débarrasser pendant ce temps. Kenzo, un coup de main ?
Ce dernier ne se fait pas prier et se lève pour m’aider alors qu’Alken a déjà disparu en cuisine. Nous le rejoignons rapidement et je me glisse entre le réfrigérateur et lui.
— Tout va bien ? lui demandé-je doucement en vérifiant que nous ne sommes pas visibles de Tonton et Tata.
— Ils sont bien arrivés, oui, mais à part ça, c’est pas la joie. Ils n’acceptent pas mon divorce avec Elizabeth et ils sont en mission pour que j’annule la procédure et me remarie avec elle. Et ils veulent que Kenzo les aide à effacer mon péché. Tu vois le genre ? Ils étaient déjà super cathos, mais là, c’est encore pire, je crois.
— Je regretterais presque ma mère après ce que tu viens de dire, ris-je. Il n’y en a que pour quelques jours, respirez, messieurs, ça va aller. Péchons tous ensemble.
— Oui, et encore, ils ignorent tout sur moi, ajoute Kenzo. J’imagine le pire s’ils le découvrent. Mais bon, on n’est plus au Moyen-Age ! On peut vivre et aimer qui on veut, mince !
— Calme-toi, Kenzo. Pour l’instant, ils sont concentrés sur moi, et ça ne me dérange pas plus que ça de subir les foudres de leurs bondieuseries.
— Eh bien, heureusement que nous sommes les rois du secret, ici, soupiré-je. Allez, souriez, soyez sages et ne faites pas d’esclandre, on boucle ce repas et on les envoie au lit ! Deal ?
— Deal ma Chérie, répond Alken après m’avoir embrassée et en emmenant la mousse au chocolat dans le salon pour les Irlandais.
Je jette un coup d'œil à Kenzo et soupire en voyant son air contrit alors qu’il suit son père. Je me joins à eux et m’assieds à côté de mon amoureux. Je crois ne l’avoir jamais vu aussi tendu, c’est fou. Ça me fait bizarre, mais j’ai finalement un peu l’impression d’être à la maison. Ma mère est capable de créer ce genre d’ambiance en un quart de seconde, j’ai l’habitude.
— Vous avez fait bon voyage ?
— Oui, très bien. C’est pas comme chez nous, par contre. Ça manque de moutons et de vert ici. Vous êtes le nouvelle femme d’Alken, c’est ça ? On n’est pas d’accord pour le divorce, mais vu qu’il vous a épousée, il faut lui faire plein d’enfants maintenant. C’est prévu pour quand le premier ?
Je pouffe en pensant que Tonton Tim plaisante, mais finis par réaliser qu’il doit être très sérieux, là. Je ne peux retenir une grimace et croise le regard d’Alken.
— Vous avez tout à fait raison pour la verdure. J’adorerais visiter l’Irlande, Alken m’en parle souvent et m’a montré des photos, ça a l’air tellement beau ! Mais la ville a ses avantages aussi, j’espère que vous apprécierez votre séjour ici, dis-je en évitant sciemment les sujets qui fâchent.
— Alken ne pourra pas venir s’il reste divorcé, dit Tata Suzanne, avant que son mari ne la réprimande.
— Il sera toujours le bienvenu chez nous et Dieu nous aidera à le convaincre. Et puis, il y a la petite maintenant, elle doit lui faire des bébés. Tu sais les temps changent, ma Chérie.
— Alken a déjà un très beau bébé, ris-je. Enfin, il n’a plus vraiment la taille d’un bébé, mais il n’en reste pas moins un bon garçon.
— Alken, cette petite est trop mignonne, et je comprends que tu l’aimes beaucoup, mais si tu retournes avec Elizabeth, tu pourrais voir pour qu’elle se mette avec Kenzo, peut-être ? Comme ça, tout le monde serait content ! continue Suzanne qui n’a apparemment qu’une idée en tête.
Salsa grimpe sur les genoux de son maître, le faisant sursauter, comme si elle sentait qu’il avait grand besoin d’être câliné pour garder le contrôle de ses émotions.
— Vous savez, continué-je posément, Elizabeth a refait sa vie aussi de son côté. Peut-être qu’il faudrait vous faire à l’idée qu’Alken et elle ont péché, et qu’ils passeront le reste de leur vie à essayer de se faire pardonner.
— Oh la la. Un bon Irlandais est un irlandais qui ne pèche pas, Joy. Mais oui, nous ne sommes pas de bons invités. Profitons de ce bon dessert français. Arrêtons de parler de ça, dit l’oncle Tim qui a l’air le plus raisonnable des deux.
Je plonge ma cuillère dans la mousse au chocolat et me retiens de gémir en savourant cette première bouchée de mon péché mignon. Si Alken pèche avec moi, je crois pouvoir dire que cette coupe de mousse est dans le genre aussi délicieux que celui que nous pratiquons fréquemment dans la chambre à coucher. Ou sur cette table, d’ailleurs, mais mieux vaut ne pas en parler à Suzanne, elle risquerait la crise cardiaque.
L’avantage, c’est que le dessert est si succulent que personne ne parle. Pas de reproches, pas de critiques, juste le bruit des cuillères qui tintent dans les coupelles.
— Vous devez être fatigués après ce voyage. Est-ce que vous voulez aller vous coucher maintenant ? Ou… Je ne sais pas… Vous voulez faire un petit jeu de société ? dis-je en me levant pour débarrasser.
— On va aller prier et puis dormir, oui. Merci pour la mousse, Joy. Alken, réfléchis à ce qu’on t’a dit. Kenzo, n'oublie pas de lui rappeler régulièrement. Bonne nuit, les jeunes.
— Très bien, bonne nuit alors. Et bonne prière, dis-je alors que les deux hommes de la maison restent toujours aussi silencieux.
Nous les observons monter à l’étage en silence et je ne peux m’empêcher de rire après avoir entendu la porte se fermer. Je suis prise d’un fou rire incontrôlable que j’étouffe dans ma main.
— Non mais, franchement, dis-je entre deux gloussements, c’est une blague, hein ? Avouez que vous les avez payés, ce sont des acteurs, non ? Plus cliché, tu meurs !
— Cliché ? Ils veulent à la fois que je me remarie avec Elizabeth et que tu me fasses plein d’enfants. Ils sont fous, je te dis, réplique Alken qui semble excédé par leur comportement.
— Vois le bon côté des choses, mon Coeur, il faut qu’on obéisse et qu’on s’entraîne, souris-je en lui prenant Salsa des bras. On a déjà le bébé numéro un, d’ailleurs. Adopté, mais c’est notre petit bout !
— Eh bien, entraînez-vous bien, moi je me casse chez Théo jusqu’à leur départ !
— Chanceux, dit mon danseur. Par contre, n’oublie pas qu’il faut quand même que tu sois là dimanche pour le repas après la messe. Sinon, ils vont se fâcher !
Kenzo bougonne en se levant et monte faire son sac. Alken et moi finissons de débarrasser en silence avant de nous laisser tomber sur le canapé en soupirant.
— Respire, Alken. C’est pas grand-chose. Tu t’en fiches de ce qu’ils pensent, non ? Tu fais ta vie, dans quelques jours ils ne sont plus là, et on reprend nos vies et nos folies.
— On peut reprendre les folies tout de suite, là ? Comme ça, ils comprendraient avec les bruits qu’on va faire qu’on répond à leurs attentes, se détend-il enfin.
— Je suis désolée, mais j’ai l’impression qu’ils ont ramené Dieu dans cette maison et… Mince, on vit dans le péché, Alken, tu te rends compte ? On ne peut pas, dis-je en tentant de rester sérieuse.
— Ah oui, c’est carême, alors. Ou ramadan. En tous cas, pas de sexe avant leur départ. Sinon, on finira en enfer ! Quand je pense qu’on parle de passion du Christ et que leur religion en est dénuée…
Je hausse les épaules et me lève en ouvrant mon jean.
— Dieu ne voit pas sous l’eau, j’imagine… Enfin, je n’en sais rien, et je m’en fous. Je t’attends sous la douche ? dis-je en déboutonnant mon chemisier sous mon gilet avant de lui tourner le dos pour gagner la salle de bain.
— S’il voit, il faudra lui dire d’arrêter de te mater, hein, parce que moi je suis jaloux, répond-il en me suivant.
Au moins, mon danseur tendu l’est autrement que lorsque je l’ai retrouvé ! Il va sans dire que la douche n’a pas du tout été sage, et qu’on devrait avoir honte. Mais, au moins, je doute qu’ils m’aient entendue d’ici, c’est toujours ça de gagné. Je sens que les prochains jours vont être longs. Très longs. Et je doute qu’Alken tienne aussi longtemps sans les envoyer promener, aussi bien élevé soit-il, s’ils ne changent pas de discours. Wait and see…
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