35. Langue de vipère

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Joy

J’enfile mon peignoir et sors de la chambre pour gagner la machine à café et me servir une grande tasse de café tel un zombie. Je crois que j'ai rarement aussi mal dormi de ma vie. Même avant mes épreuves d'entrée à l’ESD, le sommeil était meilleur. Et je n'avais surtout pas cauchemardé de mon mec en train d'en faire jouir une autre. J’en frissonne encore rien que d’y penser.

— Eh bien, j'aimerais pas avoir ta tête au réveil, ricane Kenzo en venant me saluer d'une bise. Faut arrêter les nuits de folie avec mon père.

Je réponds par un borborygme incompréhensible et vais m'asseoir à table sous son regard inquisiteur et un peu moins moqueur.

— Tout va bien ?

— Hum… Mauvaise nuit, mais ça va aller.

Alken sort de la chambre avec une tête sans doute similaire à la mienne, et son fils fronce les sourcils en nous observant tour à tour alors qu’il est déjà habillé. Il se sert un café et vient s’accouder au bar pour se tartiner un morceau de pain.

— Vous vous êtes encore engueulés ? Nous demande-t-il en soupirant.

— Ah non, nous ne nous sommes pas disputés, au contraire, on se soutient par rapport à ce que me fait subir ta mère. Elle n’est pas tendre avec moi, tu sais ? Comme si le fait d’être divorcée lui redonnait envie de se remettre en couple avec moi, soupire Alken. Bref, on ne va pas t’embêter avec nos histoires, Kenzo. A ta place, ce serait difficile de se positionner.

— Il se passe quoi avec Maman ? Qu’est-ce qu’elle a fait ? Tu veux que je parle avec elle ?

— Non, non, je gère, ne t’inquiète pas. Je vais la revoir ce soir pour éclaircir les choses. J’espère que ça va s’arranger. Tu sais, les histoires de divorce, ce n’est jamais simple. Vous venez avec moi en cours ou vous y allez en transports en commun ?

— Non, on va prendre ma voiture avec Kenzo, file si tu veux y aller plus tôt, Chéri, dis-je en l’enlaçant. Ça vaut mieux, je pense.

— On fait comme ça, me répond-il. Je t’aime et bon courage pour le cours avec la Harpie.

Je soupire et l’embrasse tendrement avant de le relâcher. J’appréhende énormément le cours de ce matin, évidemment. Difficile d’imaginer que cela se passe tranquillement et comme si de rien n’était après la venue d’Elizabeth ici hier soir et sa proposition aussi choquante qu’indécente. Est-ce qu’elle pense vraiment qu’Alken va accepter ? Que je vais le laisser faire et même l’encourager à se jeter dans ses bras ? Je crois que je suis prête à être virée de l’ESD plutôt que de l’imaginer la faire jouir.

Alken s’en va rapidement et je file m’habiller alors que son fils continue à nous observer plutôt étrangement, comme s’il était en train de chercher à lire en nous.

Une fois en voiture, je reste silencieuse mais je sens que Kenzo ne va pas se gêner pour chercher à me tirer les vers du nez, ce qu’il ne tarde pas à tenter, à peine suis-je sortie du parking.

— Il s’est passé quoi avec ma mère ?

— Rien qui te regarde, t’inquiète. Ton père gère, j’imagine. Des histoires de grands, tu te souviens ? souris-je.

— Allez Belle Maman, dis-moi ce qu’il en est. Si je peux vous aider, tu sais que je le ferais avec plaisir. S’il faut amadouer ma mère, je sais comment la prendre, moi. Pas comme mon père.

— Je doute que tu veuilles savoir ce qu’elle a fait, vraiment… Et… Ton père ne veut pas qu’on t’en parle. C’est compliqué d’aller à son encontre, surtout qu’il s’agit de ta mère, en fait. Je t’en parlerais bien, mais je n’aimerais pas savoir ça sur ma propre mère, quand bien même elle m’insupporte, tu vois ?

— Ah ouais, ma mère fait du grand n’importe quoi ? Tu sais que l’on est potes quand même ? Peut-être que Belle Maman ne peut rien dire, mais que mon amie peut se confier à moi. Et promis, je reste motus et bouche cousue.

C’est vrai que j’aimerais pouvoir me confier à mon ami, mais est-ce que ce serait très juste de lui dire de quoi sa mère est capable pour obtenir ce qu’elle veut ?

— Disons que ta mère est au courant pour Alken et moi, et qu’elle fait du chantage à ton père, soupiré-je.

— Comment elle a appris ça ? Et elle ose vraiment faire pression sur vous ? J’en reviens pas… Quelle conne ! s’énerve-t-il. Je comprends mieux vos têtes, ce matin.

— Ne dis pas ça, c’est ta mère, quand même. Enfin bon… Je ne peux pas vraiment te contredire. Ce sont les cathos qui lui ont dit en venant à l’ESD hier.

— Oh les cons ! Je sais bien que ça ose tout, les cons, mais là, ils abusent quand même ! Et tu crois que je pourrais faire un truc pour vous aider par rapport à ma mère ?

— Non. Alken ne veut pas que tu saches, en plus, alors, considère que je ne t’ai rien dit. Mais… Disons qu’il est possible que ce soit encore la galère à la maison dans les prochains jours… Je suis désolée d’avance.

— Ne sois pas désolée, tu n’y peux rien. Je vais faire comme si je ne savais pas, hein, mais je te jure que je fais une scène à ma mère s’il vous arrive un truc à cause d’elle. Tu crois que ça va aller en cours avec elle tout à l’heure ? S’il faut, je te protègerai.

— J’ai pas très envie de voir sa tête, honnêtement, mais il va bien falloir que ça le fasse. T’occupe pas de ça, ne te positionne pas, il vaut mieux que tu restes neutre, je pense…

— Ouais, mais si elle joue à la tyran avec toi, il n’y a pas de raison que je ne t’aide pas ! Et puis, tu sais, moi, je ne crains rien vis-à-vis d’elle, sourit-il.

Je me gare sur le parking de l’école et jette un œil à Kenzo, que je ne peux m’empêcher d’enlacer et de serrer dans mes bras. Avoir un allié tel que lui ne fait pas de mal et j’espère ne pas avoir besoin de mon garde du corps pour le cours à venir.

— Excuse-moi pour cet élan d’affection, ris-je nerveusement. Ça fait juste du bien de voir que pour certaines personnes, ce n’est pas la fin du monde de nous voir ensemble avec ton père.

— Ouais, ben c’est pas facile de voir ta tête tous les jours, je te jure, tu ne sais pas le calvaire que je vis au quotidien, dit-il en me souriant.

— Petit con, pouffé-je en sortant de la voiture. Tu devrais avoir honte de me parler comme ça !

Je glisse mon bras sous le sien et nous gagnons le bâtiment D après avoir traversé le campus. Nous ne sommes pas très en avance et je me presse pour me changer dans le vestiaire en écoutant distraitement les bavardages de mes camarades de promo féminines.

J’ai l’impression que l’air se charge en électricité à la seconde où je pénètre dans la salle de danse. Je ne regarde même pas Elizabeth et dépose mes affaires sur le banc avant de rejoindre Kenzo pour m’échauffer à la barre. J’ai merdé sur la tenue en plus. Notre prof qui aime les vêtements sombres et classique risque de ne pas apprécier mon top rouge, mais j’ai oublié d’en prendre un blanc pour mettre sous le crop-top ample que j’ai l’habitude de porter dans cette pièce.

Elle approche d’ailleurs rapidement de nous, je peux la voir du coin de l'œil dans le miroir qui me fait face. J’ai tellement hâte de lui parler, c’est fou…

— Ah te voilà, Joy. Tu cherches à te faire remarquer aussi dans ce cours avec ta tenue ? Tu sais que tu ne peux pas tout avoir avec ton physique, dans la vie ? Il faut aussi savoir respecter les règles parfois.

— Bonjour, Elizabeth. Il faut croire que respecter les règles est une chose qui diverge du respect des convenances sociales, lui dis-je poliment. C’est un oubli, ça arrive. Mais je peux enlever mon débardeur si tu préfères. Quitte à espérer tout avoir avec mon physique, le ventre à l’air marcherait mieux, je pense, non ?

— Eh bien, ça promet ce cours, répond-elle de manière théâtrale. On va commencer par un petit échauffement, jeunes gens, même si certains d’entre vous, visiblement, ont déjà chaud aux fesses, si je peux me permettre cette expression un peu grivoise. Allez, c’est parti !

Je regarde Kenzo avec de grands yeux, choquée qu’elle ose ce genre de remarques devant toute la promo. Je n’arrive pas à croire qu’elle ait pu dire ça.

— On se comprend alors, niveau feu au cul, ne puis-je m’empêcher de marmonner en passant aux côtés de l’ex femme d’Alken pour me mettre au centre de la pièce.

Je lui lance un sourire effronté en me mettant en position près de Kenzo, consciente que je joue avec le feu. Je ne cherchais pas les ennuis avec mon débardeur rouge, j’ai vraiment oublié d’en prendre un blanc. Il faut dire qu’elle a un peu bousculé notre soirée d’hier et notre nuit, cette fichue… Conne. Et c’est gentil, encore.

Comme d’habitude, aucun rire n’est entendu dans la pièce, aucun chuchotement. Tout le monde est très concentré et habitué à ne pas moufter malgré le passage d’Elizabeth dans les rangs, qui ne se gêne pas pour nous redresser, pour lever plus haut notre jambe, tirer notre bras pour le tendre, appuyer sur nos ventres pour nous cambrer. J’appréhende de la voir arriver près de nous et me crispe en sentant sa main sur le bas de mon dos alors que je peine à maintenir ma position, déjà fatiguée.

— Alors, Joy, on n’a pas assez travaillé sur sa résistance physique, on dirait ? Il faut savoir trouver le temps de faire les bons exercices physiques. Allez, il faut tenir la position encore deux minutes au moins. Un petit effort pour être digne de son partenaire, quand même !

— Mon partenaire ne se plaint pas à ce que je sache, pas de souci, merci, murmuré-je en me remettant malgré tout en position convenablement.

— Maman, est-ce que tu peux venir me dire si ma position est bonne comme ça ? intervient Kenzo, forçant ainsi sa mère à s’éloigner un peu de moi.

Je le remercie du regard à travers le miroir et me concentre pour garder mon équilibre et me gainer du mieux possible. Je sens que le cours va être très long, vraiment. Si elle se permet de critiquer tout ce que je fais et d’assaisonner ses remarques de piques déplacées, je risque de péter une durite avant la fin de notre matinée ensemble.

J’ai droit à un peu de répit, et j’en profite, mais je peine à me concentrer. Les mots de l’ex-femme d’Alken tournent en boucle dans ma tête depuis hier soir et je suis incapable de passer outre. Elle est tombée bien bas, quand même, à aller demander une partie de jambes en l’air avec mon amoureux pour garder le silence. C’est presque pathétique. Mais c’est aussi profondément agaçant, que notre avenir soit entre ses mains.

Aujourd’hui, nous reprenons la chorégraphie en duo sur les diagonales. Chacun notre tour, et je sens que je vais en prendre pour mon grade. Ça ne manque pas, à notre premier passage avec Kenzo, Elizabeth stoppe l’exercice en plein milieu de notre prestation et s’avance vers nous.

— Alors, Kenzo, on voit que tu as bien progressé, mais là, vous ne pouvez pas continuer comme ça. Joy, tu as vu comment tu te positionnes ? Tu ne fais ressentir aucun plaisir à ton partenaire, là. Il doit te traîner comme un poids mort, c’est pas très agréable pour lui. Tu as de la chance d’être avec un O’Brien. Ils sont patients, mais si tu continues comme ça, il ne voudra plus de toi, ajoute-t-elle perfidement en sachant, comme moi, que ce n’est pas du fils dont elle parle.

J’acquiesce docilement et prends la main de Kenzo pour l’entraîner au début de la ligne et reproduire les pas que nous faisons depuis quinze jours déjà. Je n’ai pas l’impression d’être un poids mort pour mon partenaire, mais je veux bien entendre que je ne suis pas parfaite. Je suis fatiguée et préoccupée, ça n’aide pas, alors j’essaie de faire le vide dans mon esprit et reprends l’enchaînement dès que la musique résonne à nouveau dans la pièce. Je fais fi de sa remarque stupide et déplacée pour me concentrer sur la danse. Elle n’a pas idée comme je m’en fous de ce qu’elle peut penser. Elle n’est pas à la maison, elle ne sait rien de ce que nous vivons au quotidien et quand nous dansons ensemble, et je refuse qu’elle me mette des idées stupides en tête.

Elizabeth nous laisse terminer notre diagonale, cette fois, mais je ne doute pas qu’elle trouve quelque chose à redire, surtout qu’elle met à nouveau la musique en pause.

— Eh bien, vous ne montrez pas grand-chose, mais il y a du mieux. Je relance une dernière fois, pour aller au bout, mais vous me ferez le plaisir de retravailler tout ça, d’accord ?

— Bien sûr Elizabeth, on va bosser, pas de problème. Je sais que les O’Brien vont toujours au fond des choses et sont très endurants. Je ne doute pas qu’on enchaînera jusqu’à épuisement, souris-je en retournant de l’autre côté de la pièce.

Kenzo pouffe à mes côtés et me prend la main pour me guider une troisième fois sur les quelques pas de chorégraphie. Je sais que peu importe ce que je ferai, cela ne sera pas assez bien pour elle, mais j’ai grandi avec le même genre de personne et connu l’insatisfaction perpétuelle de ma mère, alors Elizabeth ne me fait pas plus peur que ça. Ses remarques sur Alken et moi sont vraiment déplacées et j’aimerais bien la faire taire, mais je n’ai d’autre choix que d’encaisser et de la boucler. Ou d’essayer, au moins. Et de tenter, également, de ne pas penser à ce soir, à ce moment où ils vont se retrouver en tête à tête et où j’ai peur qu’elle soit suffisamment fine et manipulatrice pour qu’Alken pense ne pas avoir d’autre choix que de répondre favorablement à sa demande. En attendant, on va s’efforcer de danser et d’y prendre du plaisir.

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