Joy

Je sors de la douche alors que les filles sont en train de se sécher et s’habiller. Bizarrement, elles prennent bien leur temps et je sais que je suis bonne pour un nouvel interrogatoire. Je fais mine de ne pas m’intéresser à ce qui m’entoure et me sèche rapidement avant de m’habiller. Malheureusement pour moi, Jasmine doit s’être auto-proclamée porte-parole du groupe des curieuses, parce qu’elle finit par m’interpeller.

— Bon, alors, il se passe quoi, Joy ? On veut savoir ! Pourquoi tu es convoquée chez Elise avec Alken ? Il s’est passé quoi ?

— Je n’en sais rien, l’entretien n’a pas encore eu lieu, dis-je en boutonnant ma robe. Je ne peux pas vous en dire plus, ça ne sert à rien de me poser encore des questions à ce sujet…

— Moi, j’ai vu un article sur vous sur Internet en faisant des recherches, s’exprime Sarah doucement, ménageant son petit effet. Vous êtes convoqués parce que vous avez participé à un concours sans l’accord de l’ESD, c’est ça ?

— Un concours ? demandent les autres. Quel concours ? Tu as dansé avec Alken en dehors des cours ?

— Eh bien, si personne ne veut t’embaucher en tant que danseuse, tu auras tes chances pour le concours d’entrée de la police, Sarah, marmonné-je. Alken est prof de danse contemporaine, après le concours de Salsa, on a eu envie de tenter notre chance dans notre spécialité, c’est tout.

— Ah oui, “votre” spécialité, m’interpelle Jasmine. Tu te crois déjà assez forte pour parler de la danse contemporaine comme ta spécialité ? Et pourquoi il y a eu un article dans la presse ? Vous avez gagné ?

Oh bon sang, elle m’énerve déjà, elle. Voilà l’une des raisons pour lesquelles je ne me suis pas vraiment fait d’amies ici. Les filles sont cruelles entre elles et mauvaises.

— Eh bien, tu trouveras cet article par toi-même et tu verras, oui. Pour le reste, il me semble qu’on est en spécialité contemporaine, non ? Tu voulais que je dise quoi ? Mon hobbie du mercredi soir ?

— T’énerve pas, Joy, on veut juste comprendre pourquoi la Directrice est en colère contre vous. Si vous avez gagné, pourquoi elle vous convoque ? demande Séverine, plus conciliante. Parce que vous n’aviez pas demandé l’autorisation avant ?

— On n’y a pas pensé, honnêtement. Et puis, c’était un concours masqué, nos noms n’auraient pas dû apparaître dans l’article. Autre chose pour satisfaire votre curiosité ? demandé-je, blasée.

— C’était comment de danser avec Alken sur du contempo ? m’interroge Séverine. Tu as dû trop apprécier ! Ça valait le coup de se faire convoquer par Elise ?

— C’était cool, mais comme en cours, il est super exigeant. C’est sans doute pour ça qu’on a gagné, d’ailleurs, souris-je. Quant à Elise, tant pis si elle n’apprécie pas, je ne regrette pas, c’était un super concours. Bon, je vous laisse, c’est pas le tout, mais je doute qu’elle apprécie que je sois en retard. Bonne soirée les filles.

J’enfile mon manteau et retrouve Alken dans sa salle. J’aime voir le regard qu’il me porte, sa façon de me détailler de la tête aux pieds. Nous ne parlons pas mais nous sourions, et sortons pour gagner le bâtiment administratif. Je sens le stress monter, même si une part de moi est prête à ce qu’Elise nous éjecte de l’ESD. Je me dis que peu importe ce qu’il se passe, je ne regrette rien de ce qui nous a menés ici. J’ai rencontré un homme formidable et je suis heureuse de ne pas avoir perdu plus d’un an et demi de ma relation avec lui pour un stupide règlement.

Lorsque Marie nous accueille, le peu de sympathie que je pouvais avoir pour elle me fait défaut. Il est clair que si elle ne l’avait pas ouverte, notre convocation commune ne serait pas sur toutes les lèvres aujourd’hui, et j’aurais pu vivre ma possible dernière journée à l’ESD plus sereinement. Là, j’ai l’impression qu’entre le cours de classique de ce matin, le repas de ce midi et les yeux curieux de mes camarades chaque fois qu’Alken m’approchait cet après-midi, j’ai vécu chaque minute de cette journée comme une torture plutôt qu’un plaisir.

Elle nous accompagne jusqu’au bureau, comme si nous ne savions pas où il se trouve, et je meurs d’envie de lui demander si elle ne veut pas entrer avec nous et prendre des notes, histoire de pouvoir tout cafter à la terre entière, au lieu de quoi je la boucle et entre devant Alken lorsqu’Elise nous l’intime. Nous nous asseyons tous les deux après l’avoir saluée, et attendons sagement la sentence qui tarde à venir puisque la directrice nous observe un moment silencieusement avant d’enfin ouvrir la bouche.

— Bien, nous savons tous pourquoi vous êtes là, n’est-ce pas ?

— Elise, soupire Alken. Tu vas nous la faire longue ? Parce que nous, franchement, on préfèrerait la version courte. Tu nous vires ou pas ?

— Eh bien, je vous avoue que la décision n’a pas été facile à prendre. Mais avant ça, est-ce que vous avez quelque chose à ajouter pour me faire éventuellement changer d’avis. Des remords, peut-être ?

Des remords ? Que veut-elle qu’on regrette, au juste ? Je ne regrette rien, moi.

— Qu’est-ce qu’on devrait regretter, Elise ? Danser dans cette école est juste génial, les enseignants sont tops, l’ambiance est sympathique. Venir ici, c’est l’aboutissement d’un rêve, non ? Donc, techniquement, on devrait regretter de s’aimer ? Pardon, mais ça, c’est impossible pour moi.

— Bien, je vois. Alors, je ne vais pas vous faire mariner plus longtemps. J’ai préparé ici deux courriers. Un pour toi, Alken, qui indique ta suspension avec effet immédiat. Et un pour toi, Joy. Avec une exclusion de cette école définitive et, elle aussi, à effet immédiat. Vous voulez les voir peut-être pour vérifier ?

Alken se lève alors, prêt à partir, et fait non de la tête tandis que je reste paralysée sur mon siège, des larmes incontrôlables me montant aux yeux.

— Bien, au moins, les choses sont claires, Elise, énonce-t-il calmement. On te laisse avec tes courriers. Tu viens, Joy ?

— Attends, Alken, je n’ai pas terminé, l’interrompt Elise. Rassis-toi s’il te plaît. J’ai aussi entendu ce que vous aviez dit. Et je comprends que vous avez tout fait pour éviter le scandale au sein de l’école. Je crois que tous les deux, vous tenez vraiment à l’école et que vous contribuez à sa bonne réputation. Le concours à Nice en est la preuve. Vous avez du talent, et à deux, il est encore plus visible.

Elle n’a vraiment que sa foutue école en tête, c’est fou. On lui parle d’amour, elle répond école.

— On apprécie cette école, aucun intérêt pour nous à créer le scandale, soupiré-je. Je crois qu’on ne peut pas faire plus discrets que nous. Je veux dire, en dehors de ce concours, nous n’avons jamais fait parler de nous. Sans cet article… Bref, peut-être que le seul regret qu’on peut avoir, c’est de vous avoir caché ça, mais quel intérêt de vous le dire ?

Je n’arrive pas à m’arrêter de parler. Honnêtement, l’idée d’être virée de l’ESD à quelques mois du diplôme m’est bien plus difficile à vivre que je ne le pensais.

— Bien, je vois que nous sommes sur la même longueur d’onde, reprend la Directrice, impassible. Alors, voici ce que je vous propose. Ces deux courriers, je vais les mettre au coffre. Ils sont déjà signés, il ne reste que la date à inscrire. Si j’apprends que votre relation est connue d’une seule autre personne avant la fin de l’année, la date sera immédiatement mise sur le courrier et vous pourrez dire adieu à votre futur ici. Plus de classe, pas d’examen final, pas de diplôme, rien. Il n’y aura pas de deuxième ou troisième chance. Si vous êtes découverts, c’est la fin de tout, suis-je bien claire ?

— Oui, Elise, répond Alken pour nous deux. Merci...

— Ne me remercie pas Alken, le coupe-t-elle d’un geste brusque de la main. Je ne fais pas ça pour vous, mais pour l’ESD. L’histoire de Charline a déjà ébranlé ses fondations, un autre scandale et tout pourrait s’écrouler. Je continue de penser que vous êtes inconscients et que votre libido vous perdra. Mais si je peux sauver l’ESD, je vais le faire. Quant à ce que l’on va dire aux autres, c’est que je vous ai vus pour vous sanctionner par rapport au concours fait sans autorisation. Que vous avez mérité une semaine de suspension chacun par rapport à ça, mais que, comme vous avez remporté ce satané concours, j’ai commué la peine en une représentation obligatoire de votre prestation lors du spectacle de fin d’année. Il suffira de le glisser à Marie pour que toute l’école soit au courant, de toute façon. Vous n’aurez pas à communiquer là-dessus. Bref, conclut-elle en se levant et en déposant théâtralement les courriers dans le petit coffre derrière son bureau, nous avons un accord, vous et moi. A vous de le respecter jusqu’à la fin de cette année. Et maintenant, vous pouvez partir.

Nous la saluons et sortons rapidement, comme si nous avions tous les deux peur qu’elle change d’avis avant que nous ayons disparu de son champ de vision. J’ai du mal à réaliser, je crois. J’avais beau dire à Alken qu’il fallait être optimistes, je crois que j’étais persuadée que cela se terminerait bien plus mal que ça. Alors, j’ai toujours la possibilité de passer mon diplôme à l’ESD, et Alken reste notre professeur de danse contemporaine. Tout est bien qui finit bien, même si je pense avoir connu suffisamment de stress pour les dix années à venir.

Nous rejoignons Kenzo et Théo sur le parking de l’école en silence. Je meurs d’envie de lui sauter au cou, de l’embrasser, de célébrer cette bonne nouvelle avec lui, mais ce serait clairement jouer avec le feu, et il nous faudra attendre d’être à la maison pour ça. Ou au restaurant, puisque Théo m’a dit qu’il nous invitait ce soir. En tous cas, notre regard doit parler pour nous, parce que le petit pli de stress entre les sourcils de Kenzo, si similaire à celui de son père, disparaît lorsqu’il nous scrute. On dirait bien, vu leur tête à tous les deux, que ce sont eux qui étaient menacés de renvoi et pas nous. Je manque d’étouffer dans les bras de mes amis, et encore une fois, j’adore voir la complicité entre Alken et son fils. Les félicitations sont de rigueur alors que nous n’avons rien fait de particulier, et je soupire de soulagement tandis qu’Alken s’éloigne de l’ESD après avoir démarré la voiture. Évidemment, les habitudes ont la vie dure et je suis montée après avoir vérifié pendant un bon moment qu’il n’y avait personne aux alentours. Il se gare finalement à quelques centaines de mètres de là, arrête le moteur et se détache pour me prendre dans ses bras. Nos lèvres ne se cherchent pas bien longtemps avant de se trouver, et nous échangeons un torride baiser qui en dit long quant à nos sentiments, à cet instant.

— Je t’aime, Alken.

— Moi aussi, je t’aime, Joy.