51. Une médaille et un baiser

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Joy

Il fait beau et chaud pour mon dernier passage à l’ESD, et c’est agréable de débarquer sur le campus fleuri alors que le soleil sublime la Bibliothèque, ce si beau bâtiment qui fut le premier à me taper dans l'œil il y a maintenant presque deux ans. La nostalgie s’empare de moi, même si j’avoue être contente d’en avoir terminé avec la formation. Du moins, je pense en avoir terminé. Mes épreuves se sont plutôt bien passées. Je crois n’avoir jamais autant bossé pour le cours d’histoire de la danse, et je m’en suis plutôt bien sortie. Quant à la danse en elle-même, je n’ai pas vu les jurys, composés de nos enseignants et de danseurs professionnels, grimacer ou gribouiller frénétiquement sur leur calepin. J’ai mon diplôme, il ne peut en être autrement.

— On va s’asseoir dans l’herbe ? Comme pendant les révisions ? Ça nous rappellera des souvenirs.

Je souris à Kenzo en acquiesçant et nous gagnons le côté du bâtiment D où nous avons passé nos derniers midis à réviser nos cours magistraux. C’est beaucoup moins calme qu’à ces moments-là, puisqu’une estrade et des chaises sont en train d’être installés. Nous allons profiter du beau temps pour faire la cérémonie en extérieur plutôt que dans le théâtre et je suis presque déçue de ne pas pouvoir fouler une dernière fois la scène.

— On dirait que tu vas te mettre à pleurer, Joy, ricane Théo en me prenant dans ses bras une fois que nous sommes installés. Respire, le meilleur reste à venir !

J’en ai conscience, mais je ne peux m’empêcher d’être nostalgique. J’entre dans la vie d’adulte après aujourd’hui, vraiment. Finie l’école, bonjour la recherche de contrats. Ou les spectacles à monter. Alken bosse toujours sur son spectacle et je l’ai entendu discuter pendant des heures avec Mohammed Benkali pour lui demander des conseils. Il est vraiment à fond sur ce projet et Théo a bloqué son planning pour la fin d’année afin d’être sûr d’être disponible.

— On rêvait de faire nos études ici, on y est arrivé, normal que ça me prenne aux tripes, non ? J’ai l’impression de tourner une page bien lourde, ou de commencer un nouveau livre, ça fait bizarre.

Mais c’est pour le meilleur, je le crois, et mes certitudes prennent une toute autre ampleur en voyant Alken sortir du bâtiment administratif, le sourire aux lèvres, et nous saluer au loin. Evidemment que c’est pour le meilleur. Un mariage, un spectacle avec l’homme que j’aime et mes deux meilleurs amis. Que demander de plus ? C’est beaucoup plus réjouissant que de voir ma mère alpaguer mon amoureux alors qu’il se dirigeait dans notre direction. Pourquoi est-ce que je l’ai invitée, déjà ? Ah oui, pour lui montrer que la contempo est pour moi, que malgré ses pressions et son besoin de contrôler ma vie, j’ai fait mon chemin et choisi ce qui me représentait le plus, ce qui était fait pour moi.

— Je vous propose qu’on laisse Alken se débrouiller avec ma mère et que nous fuyions aussi loin que possible, ris-je en m’allongeant pour observer le ciel bleu, dénué de tout nuage.

— Tu vas dire quand à tes parents pour toi et mon père ? me demande Kenzo qui s’allonge à côté de moi.

— Ce soir. Je leur ai proposé un restaurant, ils auront droit à la grande nouvelle à ce moment-là, j’imagine. A moins que je ne saute au cou de ton père dès que j’ai mon diplôme en main. L’avenir nous le dira !

Je devrais avoir peur de leur réaction, mais en fait, je m’en fiche totalement. Évidemment, j’espère qu’ils accepteront ma relation avec Alken, mais au final, nous sommes déjà passés par tellement d’obstacles que si ce n’est pas le cas, cela ne changera rien à ma vie. Je suis sûre de moi comme je l’étais pour la danse contemporaine. Aucun doute possible, cet homme est fait pour moi, qu’importe ce que pourra dire ma mère, même si elle pourrait avancer l’argument que je n’ai mon diplôme que parce que je couche avec le prof. Je m’en fous, tout simplement.

— Joy !

Je me redresse et me lève pour aller me lover dans les bras de mon père avant de faire une bise à ma mère. Je dois me retenir pour ne pas rouler une pelle à Alken à la suite, même si l’envie est grande.

— Je suis contente que vous soyez là. Bienvenue à l’ESD ! Vous avez fait bon voyage ? Prêts pour la remise des diplômes ?

— Oui, nous sommes fiers de toi, Joy. Tu vas pouvoir lancer ta carrière, et ce n’est que la juste récompense de tous tes efforts, me félicite mon père.

Je ne suis pas sûre du “nous”, vu l’air toujours aussi coincé de ma mère, mais je remercie mon père et le gratifie d’un nouveau câlin alors que je vois Alken en profiter pour me détailler de la tête aux pieds. Il faut dire que je sais qu’il aime cette robe, d’un vert similaire à ses yeux, bien ajustée et qui découvre mes jambes. J’espère voir encore ce genre de regards appréciateurs de sa part pendant de nombreuses années et je me demande parfois comment nous avons fait pour ne pas nous faire griller, vu la façon que nous avons de nous dévorer des yeux. Soit les gens sont réellement aveugles, soit ils s’en fichent, en fait. Et dans ce cas, nous nous sommes planqués pendant presque deux ans pour pas grand-chose.

De la musique commence à résonner entre les bâtiments du campus et nous nous dirigeons finalement vers la petite scène. Je reste en retrait, le temps d’un frôlement, d’un sourire, d’un pas grand-chose qui réveille pourtant déjà mon corps et me rassure alors que le stress commence à se faire sentir. J’ai beau être convaincue d’avoir mon diplôme, je ne peux m’empêcher d’imaginer le pire.

Kenzo et moi nous installons dans les premiers rangs avec nos camarades qui arrivent petit à petit, et je jette un œil à mes parents, plus loin, qui discutent ensemble. Ils sont tellement différents tous les deux, comment est-ce que cela peut fonctionner entre eux depuis si longtemps ? Je ne sais pas si je dois être rassurée en me disant qu’on peut réussir son mariage avec deux caractères opposés, ou si le fait qu’Alken et moi soyons si similaires risque de nous porter préjudice. Cela commence à faire beaucoup d’interrogations pour cette journée censée être festive.

Lorsqu’Elise tapote le micro et nous fait tous lever les yeux sur scène, je sens mon estomac faire des siennes. J’ai réalisé ce matin, en prenant ma douche, que j’étais la dernière de la liste de la promo et que je serai la dernière appelée. L’attente va être longue, mais j’ai au moins tout le loisir d’observer mon fiancé aux côtés de nos autres professeurs. Il me gratifie d’un sourire rassurant comme s’il sentait que j’étais en train de paniquer, alors qu’Elise entame son discours qui, je l’espère, sera bref.

— Bienvenue à tous pour cette cérémonie de remise des diplômes qui va couronner les efforts de jeunes danseurs très talentueux et que nous retrouverons, c’est certain, dans de nombreux spectacles et concours à l’avenir. Cette année a été particulière pour certains de nos professeurs et je tiens, ici, à souligner l’investissement particulier d’Alken O’Brien qui va nous quitter à l’issue de cette année scolaire. Merci à lui pour tout ce qu’il a apporté à l’école, à nos élèves et à ses collègues professeurs. Nous lui souhaitons bonne continuation et bien entendu, nous soutiendrons son projet de création d’un spectacle que nous aurons le plaisir de découvrir à la fin de l’année.

Les applaudissements et sifflets fusent, et je vois mon amoureux tout ému, même s’il tente de le cacher. Si quelque chose s’est brisé avec l’ESD, le lien avec ses étudiants, lui, est toujours resté aussi fort. Même quand il aurait pu prendre de la distance pour se protéger.

— En attendant, reprend Elise toujours aussi solennellement, et comme d’habitude, nous allons appeler tous les élèves diplômés cette année par ordre alphabétique. Bravo à tous pour leurs efforts, leurs progrès et surtout leur talent que nous avons cherché à développer. Alors, pour tout le monde, applaudissez-vous !

Nous obéissons docilement à la maîtresse de cérémonie, mais plus timidement, peut-être, qu’il y a quelques secondes pour Alken. Difficile de ne pas remarquer tous les visages crispés. Nous avons travaillé dur, poussant nos corps à la limite pour pouvoir apprendre, répondre aux exigences de nos enseignants. Deux années, c’est à la fois court et très long. Épuisant, ça c’est certain.

Elise commence à appeler les élèves de deuxième année qui deviennent par la même d’anciens étudiants. A l’appel du nom de Kenzo, je pousse un petit cri qui n’a rien de discret et lui saute au cou. Je n’ai déjà plus aucune retenue et il ne s’agit même pas de moi, voilà qui promet. Mon ami monte sur scène et reçoit son diplôme avant de tomber dans les bras de son père dans un moment d’euphorie qui fait totalement fondre mon petit cœur.

Notre directrice donne encore quelques noms et je sais que le mien est le suivant. Elle marque un temps d’arrêt, comme entre chacun de mes camarades jusqu’à présent, et je peux clairement entendre mon rythme cardiaque s’affoler. Et si je n’étais pas diplômée ? Si j’avais travaillé comme une acharnée pendant deux ans pour rien ?

— Et nous terminons cette cérémonie par une très talentueuse danseuse, une jeune femme qui déjà durant sa scolarité a remporté deux concours en couple avec son professeur de danse contemporaine. Durant ses deux ans parmi nous, elle nous a éblouis par son talent, elle nous a subjugués par sa grâce et c’est donc avec plaisir que j’appelle Mademoiselle Joy Santorini à venir chercher son diplôme et à recevoir de notre part cette médaille qui symbolise sa réussite et le titre honorifique de meilleure danseuse de l’année. Bravo à elle !

J’ai l’impression que mon corps se relâche brusquement en comprenant que j’ai atteint le Graal, et je me lève pour rejoindre la scène et recevoir mon diplôme. C’est fou, j’ai à la fois l’impression que chaque seconde, chaque sourire, chaque mot s’imprègne dans mon esprit, et que l’euphorie m’empêche de cerner tout ce qu’il se passe autour de moi.

Je remercie Elise qui me tend mon diplôme et me passe cette médaille que je n’osais même pas imaginer avoir autour du cou. Mon cerveau vrille lorsque je croise le regard d’Alken. Depuis plusieurs jours, je me dis qu’il faut qu’on reste soft, que si je suis diplômée, on risque de davantage parler de nous que du Graal si nous nous affichons ensemble. Mais le sourire qu’il me lance, la fierté dans son regard et la sensation qui en découle d’être aimée plus que de raison me font oublier tout ce à quoi j’ai pu penser jusqu’à présent. Je lui saute littéralement au cou et plante un baiser sur ses lèvres alors que je sens ses bras se refermer autour de moi. J’aimerais dire que je suis dans notre bulle et que je n’ai pas conscience de ce qu’il se passe autour de nous, mais j’entends clairement les applaudissements s’arrêter brusquement et les chuchotements se faire plutôt bruyants. Je n’ose même plus me détacher de lui et regarder ailleurs. Je devrais assumer, je m’en fiche de l’avis des gens, mais ma spontanéité me met mal à l’aise quand lui ne semble pas gêné le moins du monde.

Je me retourne finalement vers l’assemblée, sans doute rouge comme une pivoine et avec un sourire crispé. Je lance même un regard d’excuse à Elise qui lève les yeux au ciel alors que je peux clairement voir un sourire en coin se dessiner sur ses lèvres.

— Eh bien ! Voilà une cérémonie qui se termine de façon plutôt inhabituelle et nous ne pouvons que féliciter nos deux amoureux pour leur prochain mariage qui démontre s’il le fallait que la danse, c’est magique, que la danse rassemble et réunit les gens au delà des mots et parfois jusqu’à ce que les sentiments naissent. C’est beau de voir l’Amour triompher et je vous invite tous à un verre de l’amitié afin de célébrer la Danse, l’Amour et l’Amitié !

Vu la tête de mes parents, nous allons surtout aller célébrer un conseil de famille qui promet d’être mouvementé. Il faudra que je pense à remercier notre directrice pour l’annonce à mes parents de mon mariage, au passage. Je crois que, jusqu’au bout, Alken et moi ne ferons pas les choses comme il faut. Mon comptable et moi descendons de scène main dans la main, et malgré les regards de mes camarades, malgré le choc sur le visage de ma mère, tout ce que je me dis à cet instant, c’est que nous allons construire notre avenir ensemble, personnellement et professionnellement, et que je ne pourrais pas être plus heureuse. Nous avons rendu l’amour et la danse indissociables et j’ai hâte de voir ce que cela pourra donner sur scène comme à la ville. L’avenir est prometteur, et je n’ai peur de rien tant que nous sommes main dans la main.

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