Monologue
« Il est là, à attendre dans ma chambre. Pas tous les soirs, bien sûr. Mais souvent. Généralement, lorsque j'ai besoin de lui, que je le sache ou non. À chaque fois, c'est le même rituel. Je m’assois sur mon lit, et je lui parle. Je lui parle de ma journée, de mes tracas, de ce qui s'est passé depuis la dernière fois que nous nous sommes vus. Il ne dit rien, me regarde de ses grands yeux sérieux. Cela a toujours été ainsi, bien avant que tout cela ne commence. J'ai toujours été celui qui parlait le plus. Lui... lui écoutait. Trop, je pense. À trop écouter, on finit par tout prendre en soi. Non ?
Mais c'est ainsi qu'il est. Alors je lui parle. De temps à autre, je me tais, et dans ses silences je peux entendre sa compassion, ou bien son approbation, ou bien l'inverse. C'est une confession, pourrait-on dire. Ma vie est tranquille pourtant. Mes soucis sont ceux de tout un chacun, mes troubles peu importants même à mes yeux. Je n'ai que peu d'histoires, intéressantes ou non, bonnes ou mauvaises. Je vis banalement. Mais chaque soir, lorsqu'il vient me voir, je lui raconte ma vie. Je lui dois bien ça, après tout.
N'est-il pas mort par ma faute ?
C'est peut-être le prix que je paye. En échange de cette vie douce et bienheureuse, sans grandes tragédies ni passions ardentes, je dois expier mon péché. Fou, je le suis probablement. Je ne crois pas aux fantômes, même si je parle à celui de mon frère avec une régularité inquiétante. Dans un coin de ma tête, je sais pertinemment qu'il n'est pas là. Mais à quoi bon le savoir lorsque tout mon être m'affirme sa présence ? C'en est à un point que je n'ose le toucher, tendre la main vers cet homme qui ne vieillit plus, figé dans une jeunesse éternelle mais morbide. Je ne sais pas ce qui serait le pire : sentir quelque chose, ou ne rien sentir ? Je préfère ne pas y penser.
Je paye sa mort en lui donnant ma vie. Je n'ai aucun moyen de réparer cette faute, tout comme je suis irrémédiablement brisé. L'être humain est une chose fragile, son corps vulnérable à de nombreux maux, son esprit prêt à se fendiller à la moindre éraflure. Mais contrairement à notre chair, malléable et apte à se régénérer, nous n'avons pas encore appris à soigner nos pensées. Oh, nous cicatrisons, parfois. Mais la trace reste, et chaque détour de pensée ne fait que repasser dessus encore et encore, menaçant de rouvrir la blessure, parfois l'aggravant ce faisant. Et certaines choses ne peuvent être réparées, ne peuvent guérir. Du jour au lendemain, on peut perdre un bras, une jambe, un œil voire les deux. Certaines choses tranchent la chair comme du beurre, laissant les deux morceaux bien souvent irrémédiablement séparés. D'autres déchiquettent l'esprit en profondeur. Dans les deux cas, il faut apprendre à vivre avec, ou bien simplement mourir.
Je ne suis pas prêt à mourir, et lorsque j'étais plus jeune, je l'étais encore moins. Alors j'ai fait avec. J'ai appris à vivre avec mes mains entachées du sang de mon frère. À l'époque, j'avais fui, encore et encore, espérant d'une manière ou d'une autre redevenir ce que j'étais avant. Mais il était déjà trop tard, bien entendu. Avec le temps et la distance, j'ai tout de même pu trouver un semblant de sérénité. Mon frère a alors commencé à venir me voir, et j'ai appris à faire avec ça aussi. Au début, bien sûr, je lui criais dessus, je m'emportais. Je lui demandais comment il avait bien pu faire cela. N'étions-nous pas la même chair, le même sang ? Faux jumeaux, certes, mais le même ventre nous avait porté en même temps, et nous partagions ainsi quelque chose d'unique. Comment avait-il pu me faire cela ? Comment avait-il pu me contraindre à le tuer, ce frère que j'aimais plus que moi-même ? Mais aucune réponse. Seulement des yeux morts et sérieux, son corps vierge des blessures que je lui avais infligées ou des traces de lutte. Mes parents n'avaient probablement pas plus compris que moi ce qu'il lui avait pris. Nous étions unis, nous nous aimions, nous étions proches. Tout du moins, nous le pensions. Mais au final, nous ne le connaissions pas.
Je ne sais pas ce qui l'a fait flancher. Était-ce d'être ce garçon silencieux, attentif, écoutant tout ce que tout le monde lui confiait ? Était-ce quelque chose qu'il avait subi, quelque chose qu'il nous avait caché ? Ou bien était-ce un vice secret, un déréglage fondamental dont il aurait hérité par quelque cruauté de la nature ? L'aurais-je aussi ? Ma folie actuelle n'est-elle au final qu'un moindre mal, comparé à ce qu'elle a poussé mon frère à faire et devenir aux dernières heures de sa vie ? Si j'ai tué mon frère, ne m'a-t-il pas sauvé, en agissant ainsi ?
Je n'en sais rien. Je ne pourrai jamais le savoir. Alors toutes ces questions que je lui ai posées mille fois, je les garde pour moi. À quoi bon, maintenant ? De ces deux frères, il ne reste qu'un homme brisé parlant à un fantôme. Un fantôme docile, patient, qui écoute avec attention, sans haine ni mélancolie dans ses traits. Je lui raconte tout pour que, ne serait-ce qu'un peu, il puisse à nouveau vivre à travers moi. Deux facettes d'une même pièce. L'une a été effacée, et l'autre est désormais couverte de rayures. Combien de temps avant que l'usure n'en fasse qu'un simple morceau de métal ? »
L'homme s'arrêta là. Derrière lui, le grattement d'un stylo sur du papier continua pendant encore quelques instants avant de stopper à son tour. Après quoi, silence. L'homme regarda la montre à son poignet, un bel ouvrage chromé assez vieux ayant hélas subi les tourments dus à son âge.
« Oh, je pense qu'il est temps pour moi de partir. À la prochaine fois. »
L'homme se leva sans un bruit et s'en alla à pas feutrés. L'autre resta concentré sur ce qu'il venait d'écrire sans rien dire. Il restait immobile, observant les pages avec sérieux, le dos bien droit dans son siège en cuir. Les coudes posés sur le bureau en bois, les mains croisées devant son visage, il paraissait perdu dans ses pensées. Finalement, un faible coup à la porte le sortit de sa transe. Sans bouger d'un pouce, il dit d'une voix monotone où perçait une pointe de fatigue :
« Entrez. »
Une femme dans un tailleur sobre entrouvrit la porte.
« Docteur, votre premier patient de la journée est là. Voulez-vous votre café maintenant ou dois-je le faire entrer ?
- Cela ira pour le café, merci. Faites-le venir. »
La secrétaire se retira tout aussi discrètement qu'elle s'était annoncée. L'homme se renfonça dans le fauteuil en se permettant un léger soupir. Il jeta un œil à sa montre, un vieux modèle qu'il avait hérité de son père. Il voulait déjà être le soir, signe évident d'une longue journée devant lui.
Fort heureusement, il n'aurait qu'à écouter.
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