La mer rouge
Il y a des évènements qu’on ne peut raconter à personne.
Ce n’est pas tant qu’on souhaite les garder pour nous. C’est qu’on doute de nos propres souvenirs. Quand quelque chose d’impossible se produit, même si l’on peut jurer que c’est réel, il arrive un temps ou notre mémoire nous amène ce doute ancestral :
« Est-ce que ce n’était pas un rêve ? Ou une hallucination ? »
Notre esprit est si fort pour moduler nos pensées et notre vision du monde. Il n’est donc pas invraisemblable de douter d’un souvenir impossible. Irréel. Même si l’on pourrait jurer qu’il s’est effectivement produit.
Cette histoire fait partie de cette catégorie. Je la raconte sans grande conviction. Prenez là comme ce qu’elle est : une histoire. La lire ne changera pas votre vie, ni la mienne. Mais au moins, j’aurais pu extérioriser ce film abominable et si lourd de sens qui tord mes boyaux chaque fois que j’y pense et provoque des crises existentielles qui m’empêchent de dormir.
C’était un jour beaucoup trop banal. Un début de semaine. Je me suis levé sur les coups de 6h, comme toujours, pour me préparer avant d’aller à mon travail. Alors en faisant le moins de bruit possible, j’ai quitté le lit où ma copine dormait toujours.
J’ai pris une douche bouillante pour détendre mes muscles et mon âme qui luttaient pour que je reste éveillé, puis je me suis dirigé vers la cuisine. Et c’est là que je l’ai vu.
Lorsque je suis arrivé, la lumière était éteinte et les volets fermés. Pourtant la pièce était éclairée. Une lumière rouge comme je n’en avais jamais vu.
J’ai d’abord entendu un son vraiment étrange. C’était métallique, à n’en pas douter. Comme si plein de petits morceaux de ferrailles s’entrechoquaient en continu, produisant ce bruit régulier en apparence, mais qui trahissait un ordre aléatoire lorsqu’on l’écoutait avec attention. Ce n’était pas très fort, ni même violent, comme une sorte de brise. Et mon cerveau avait beau tourner à vive allure, je ne comprenais pas quel objet dans cette maison pouvait faire un tel bruit si caractéristique et hypnotisant.
Alors je suis rentré dans la pièce. Tout avait l’air normal, jusqu’à ce que je me retourne. À côté de mon frigo se trouvait un mur… d’habitude. Mais ce matin-là, ce n’était pas le cas.
À cet endroit se trouvait une mer. Une mer rouge qui s’étendait à perte de vue. Un rouge clair et saturé, qui dansait au rythme des vagues. Le ciel aussi était rouge. Un rouge différent, plus foncé et menaçant, taché de nuages aussi noirs que du charbon.
Je ne sais pas quelle aurait été la réaction la plus logique. Et je crois que mon cerveau ne le savait pas non plus, si bien qu’il s’est éteint. Je ne réfléchissais plus du tout. Je me contentais d’observer. Alors je regardai à gauche. Et le frigo était toujours là. Puis je regardai à droite. Le couloir d’où je venais n’avait pas bougé. Seul ce mur qui avait toujours été là avait disparu et menait désormais vers… autre chose. La délimitation n’était pas claire, ni même précise. Elle aussi ondulait, faisant parfois disparaître une partie du plafond ou du sol, avant de le faire reparaître comme s’il n’avait jamais bougé.
Le bruit venait de là. Je pense que c’était le bruit des vagues. Aussi incohérent que cela puisse paraître, la houle de cette bien étrange mer produisait ce son métallique si invraisemblable. Si hypnotisant.
Cette mer s’étendait jusqu’à l’horizon. Pas d’île en vue, ni même de bateau ou d’oiseaux.
Je ne saurai pas dire combien de temps je suis resté là, à regarder ce paysage terrifiant de par ses couleurs, ses sons ou le fait qu’il se trouve dans ma cuisine. En plus de ce mélange, quelque chose de malsain émanait de cet endroit. De cette peinture vivante. De cette autre dimension. Peut-être était-ce l’air atrocement iodé qui m’agressait les narines, ou bien ce ciel si sombre. L’envie de vomir et un horrible mal de crâne s’implantèrent dans mon corps. Au début, je me dis que j’avais le mal de mer. Mais à bien y repenser, je pense que j’avais plutôt le mal de l’air. De cet air puant qui inondait petit à petit ma maison.
L’odeur n’était pas désagréable au sens habituel du terme. Si elle me donnait mal au crâne, c’était bien parce que mon nez ne la comprenait pas, tout comme mes yeux qui ne parvenaient à accepter ce qu’ils apercevaient. J’étais en face de quelque chose que je n’étais pas censé observer. Tout mon être me faisait comprendre que je n’avais rien à faire là. Que ce n’était pas ma place.
Et alors que ma vision commençait à se troubler et que l’envie de m’enfuir le plus rapidement possible émergeait dans mon esprit, j’aperçus quelque chose de nouveau. Des bulles remontèrent à la surface de l’eau. Quelques unes à un seul endroit pour commencer, puis des centaines, des milliers qui recouvraient la mer, comme si elle se transformait en un jacuzzi.
Ma maison tremblait tandis que la mer s’assombrissait petit à petit. Le bruit métallique s’accentua jusqu’à devenir une véritable cacophonie qui m’agressait les tympans. L’air aussi se retrouva rempli de fer. De mémoire, cela ressemblait à l’odeur du sang, mais en même temps j’étais certain que ce n’en était pas. Encore une nouveauté que mon cerveau ne parvenait à analyser correctement, ce qui me donnait un mal de chien.
Des choses remontaient à la surface. J’en étais sûr désormais. C’étaient ces immenses tâches noires que j’apercevais dans l’eau. Elles allaient émerger d’un instant à l’autre, alors que l’oxygène manquait terriblement, remplacé par ce fer iodé qui emplissait mes poumons, mais aussi ma bouche de ce goût immonde.
J’étais terrifié. Je ne parvenais même plus à bouger. Mes cils ne clignaient plus. Je ne sais pas si c’était la douleur ou la peur, mais je me mis à pleurer. Un véritable torrent continu qui me piquait les yeux. Et j’aperçus sur mes joues que ce liquide, lui aussi, était rouge.
Ces choses approchaient. Et je pouvais affirmer que leurs intentions étaient sadiques. Tout mon corps me l’hurlait. Que c’était la fin. La fin de ma vie. La fin du tout ce qui existe et avait existé. La fin de notre monde tel que nous le connaissions. Alors je tombai à genoux, ébloui par cette puissance folle et dévastatrice qui s’apprêtait à s’abattre sur nous.
Quand ma copine alluma la lumière. Je tournai la tête d’un coup sec, pour l’observer alors qu’elle venait de rentrer dans la pièce. Je retournai la tête vers la mer, mais il n’y avait plus rien. Seulement mon mur qui avait toujours été là. Alors elle me sauta dessus, persuadée que j’étais blessé, folle d’inquiétude. Mes larmes étaient transparentes, la lumière de l’ampoule était blanche et le mur toujours gris.
Je ne lui ai pas raconté ce qu’il m’était arrivé. Quel intérêt ? Elle se serait juste inquiétée pour ma santé mentale. Et elle aurait eu raison. Je lui ai juste dis que je m’étais cogné le pied contre un meuble. Piteux mensonge étant donné que mon pied allait très bien. Mais elle n’y réfléchit pas plus que ça et se contenta de m’aider à me relever avant de m’enlacer et de me couvrir de bisous comme on le ferait pour un enfant.
Mais je l’avais toujours dans la tête. Ce qu’il venait de se passer. Ma cuisine était peut-être de nouveau intacte, mais ce n’était absolument pas le cas de ma tête. Quelques minutes plus tard, je vomis dans les toilettes, et je passai la journée dans le lit, trop malade pour aller au travail. C’est là que, enfermé dans ma chambre à l’aide d’une chaise posée contre la poignée de porte, je pris le temps de réaliser ce qu’il venait de se passer. Et comme je le disais un peu plus tôt, dès lors qu’un évènement devient un souvenir, il est de plus en plus difficile de savoir s’il a vraiment eu lieu. Surtout pour quelque chose de surnaturel.
Mais cette impression restait gravée en moi. Cette sensation de tristesse, de fin, de mort. Alors je réfléchis aux différentes possibilités pour expliquer ce que j’avais vu. Peut-être avais-je fait une crise de somnambulisme ? Ou bien quelqu’un avait pu me faire une farce et m’avait drogué de je ne sais quelle façon ? Aucune de ces options ne me semblait crédible. Car j’étais sûr de ce que j’avais vu et surtout de ce que j’avais ressenti.
Maintenant que cet évènement date de plusieurs mois, il devient de plus en plus flou. J’y crois de moins en moins au fur et à mesure que les détails s’effacent et que ma rationalité prend le dessus. Et honnêtement, je me serai sûrement convaincu d’avoir rêvé si un détail ne m’avait pas fait m’évanouir plus tard dans l’après-midi.
Mort de faim, j’avais pris mon courage à deux mains et était retourné dans la cuisine. Ma copine était à son travail, si bien que j’étais absolument seul dans cet endroit qui m’avait traumatisé quelques heures auparavant. Je parvins à aller jusqu’au frigo, sans lâcher ce foutu mur des yeux. Mais quand je l’ouvris, je m’aperçus qu’il était complément vide.
Nous avions fait les courses le jour précédent. Le frigo était plein. Et voilà qu’il était vide. Réalisant ce que cela signifiait, je courus vers le comptoir de la cuisine pour attraper une arme. Mais tous les couteaux avaient disparu.
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