Ur Naram

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— Professeur, je n'ai plus de force, je veux arrêter, dit l'enfant épuisé.

— Tu ne peux pas Ménéryl, tu dois devenir fort.

L’enfant se recroquevilla, ses yeux se plissèrent et les larmes coulèrent abondamment le long de ses joues sales. La fatigue mua sa détresse en un sanglot silencieux.

— Mais pourquoi ? bredouilla-t-il.

L’homme resta immobile, aussi froid qu'une pluie d'automne. Même s'il s'abstint de tout geste de réconfort sa voix trahit un semblant de chaleur humaine.

— Tu es bien trop jeune pour subir tout cela, je le sais. Un jour lorsque tu auras grandi, peut-être m'en voudras-tu, mais tu comprendra. Pour le moment, dis-toi simplement que tous ces efforts sont ce qui te maintient en vie. Allez, on reprend !

Assis sur le pont de l’Onde Furie, Ménéryl se trouvait entre le sommeil et l’éveil. Il ressassait son passé et l'ineptie de son existence. Que faisait-il sur ce bateau ?

Il avait suivi Izba et Chunsène en raison de l'immense gratitude qu'il leur vouait. Il avait été sauvé, soigné, accueillit avec une réelle affection et c’était bien bien la moindre des choses qu’il pouvait faire pour les remercier. Mais était-ce là sa destiné ou était-il juste un être sans but entraîné par le courant des vicissitudes ?

Rejoindre le Thésan et intégrer une armée prestigieuse ! Même son but semblait dicté par ce à quoi il avait été préparé toute son enfance. Un chemin tracé par d’autres à des fins inconnues. Après toutes ses années à survivre, n’était-il pas pathétique de se lancer dans une voie où la mort est promise ? Le jeune en venait à douter de ses propres souvenir, étaient-ils vraiment les siens ?

Sa vie n’était qu’une apparence de réalité ! Où était la vérité ?

Son regard se porta sur son épée. La lame était légèrement sortit du fourreau. Il approcha sa main et en fit passer la paume avec force sur le métal émoussé. Il saignait, il sentait la douleur, il était bien réel lui.

Il leva les yeux. Lentement il se redressa et se dirigea vers la proue du navire. La mer était calme et l’Onde Furie fendait l’océan à vive allure. Bercé par le son des eaux qui s’écartaient sur leur passage, Ménéryl contempla le ciel nocturne. Dans le noir infini du firmament s'étendaient d’immenses spirales vaporeuses à la brillance laiteuse. Les millions d'étoiles qui les parsemaient étincelaient semblable à des globes de lumières éclatants. Éblouissantes parmi les astres, Nohyx achevait sa course vers la mer et Hémé encore haute la suivait. La voûte céleste était d’une beautée exceptionnelle.

Au petit matin, alors que la lune rouge terminait de disparaître à l'horizon pour laisser sa place aux premières lueurs du jour, la chaleur était déjà pesante. Ménéryl, toujours accoudé au bastingage, avait vu poindre l'île d'Ur-Naram et l'avait regarder s'agrandir au fur et à mesure de leur avancée. Dans son dos, le pont s'animait. Abydiabe aboyait déjà ses ordres en vue de l'accostage, mais le jeune homme ne distinguait pas ses mots. Son esprit était totalement orienté vers cette terre ocre d'où émanait une atmosphère mystique. Il était absent.

Un fourmillement avait envahi son corps et son esprit. Une partie de lui était fermement ancrée au bateau, l'autre était attirée vers le haut et s'élevait par la tête et les épaules. Ses yeux se révulsèrent, mais il voyait pourtant très bien. Son regard était même devenu limpide. L'île se mit à onduler, à changer de forme et à émettre une fumée noire alimentée par un incendie sans flammes. Le panache obscur dansait au gré du vent et dessinait dans le ciel des silhouettes inquiétantes. Une étoile, à la fois sombre et aveuglante, une main, à demie ouverte dont l'index et le majeur pointaient vers le ciel, un arbre perdant ses feuilles au dessus d’une marée de squelettes hurlants.

— Aaaaa ça l'jeune, s'sont des Marbots, des canassons qui mangent d'la viande.

Ménéryl repris ses esprit et vit sur la plage des chevaux occuper à manger ce qui semblait être un empilement de corps humain. Adybiade l'avait tiré de ses songes parce qu'il avait cru qu'il les regardait.

— Je ne sais pas ce qui est le plus alarmant sur cette île, répondit le jeune homme, des chevaux mangeur de viande ou la présence d'un tas de corps sur le sable.

— Baaaa ! T'inquiète pas pour ça l'jeune, les Marbots c'est des charognards, y sont pas agressifs. Et pi l'tas d'cadavres là, c'est qu'des gens sans importance au vu des critères du coin, y font pas ça avec les aut'.

— Des gens sans importance et les autres, répéta Ménéryl troublé.

— Daaaar ! C'est pas des civilisés ici, c'est qu'le continent y lé encore loin.

— Quel genre de souverain gouverne sur cette île ? Un roi ? Un patriarche ? Autre chose ?

— Un empereur mon gars et y règne pas qu'sur st'île mais sur soixante six. Et pi y dit à tout l'monde qu'il est un dieu, mais y vieilli alors ça m'semble pas vraiment crédible st'histoire.

Encore des affaires de dieux, de souverains et de personnes maltraitées. Ménéryl éprouva une soudaine lassitude, l’être humain était une espèce décevante. L'histoire du Monde d'Omne tournait en boucle et semblait bien mal écrite.

Le capitaine s’accouda à côté du jeune homme et lui indiqua du doigt un promontoire de sable et de pierres qui s’avançait dans la mer.

— J’veux voir ta réaction quand on aura passé ce cap le jeune. Ça a beau êt’ des sauvages, l’port d’Kirapha c’est l’pu grand du monde.

L’Onde Furie glissait sur l’eau et doubla promptement la pointe de terre. Au fur et à mesure que la vue se dégageait, Ménéryl ouvrit de grand yeux ébahis. Deux longs murs courbés servant de brise-lames se projetaient loin dans la mer et formaient un demi-cercle au bout duquel se trouvait une ouverture colossale. Des centaines d’embarcation aux voiles multicolores faisaient route vers elle en contournant une immense statue marquant l’entrée du port. C’était un personnage de bronze verdit par les années et représentant un homme ailé à tête de reptile. Dressé sur un îlot artificiel, il écartait les bras vers le large et tournait le visage vers le ciel. Dans sa gueule grande ouverte, flamboyait un formidable brasier.

— Le dragon de Kirapha, précisa Adybiade, c’est un phare, ça sert pour qu’les navires y s’guident dans la nuit. J’crois qu’ta l’bec au moins aussi grand ouvert qu’le sien, l’jeune !

Le vieux loup de mer éclata d’un rire gras. Ménéryl, confus d’avoir laissé son corps trahir ses émotions referma lentement la bouche. Il n’avait jamais vu une telle démesure, il n’aurait pu imaginer l’homme capable d’un tel gigantisme. Que lui réservait Sydruck, quand une simple ville portuaire dépassait tout ce qu’il avait vu jusqu’à présent ?

Le bateau passa à l’ombre du colosse. Il était plus impressionnant encore vu de prêt. Ménéryl dû lever la tête bien haut pour en apercevoir le sommet. Une masse effrayante de métal, haute de cent pieds, qui pourtant avait été travaillée avec la plus grande minutie. Des sandales sous se pieds titanesques jusqu’à son visage tourné vers le ciel, chaque détails avait été travaillé avec soin et raffinement. Les muscles, les lanières, les plis du kaunakès et même les plumes ornant ses ailes étaient confondants de réalité. Mais le dragon de Kirapha n’était rien comparé à l’enceinte portuaire. Ses murs imposants, à la base desquels de longues algues brunes se balançaient au gré de la houle, étaient à la fois haut et épais. La masse de pierres qui la composait était phénoménale, comment une telle structure avait-elle pu voir le jour ? Comment un tel édifice avait-il pu naître si ce n’est dans la mort est le tourments de milliers d’âmes ? Quel phénomène avait bien pu se produire pour justifier pareil construction ? La muraille sombre, érigée en un protecteur de pierre solide, lisse et silencieux, accablait le voyageur par la simple idée des calamités qu’elle pouvait endurer...

— Allez tas d’putrelles borgnes ! On s’remu les miches, branle bas d’accostage ! hurla soudain Adybiade à l’équipage.

***

Ménéryl, Chunsène et Izba avaient débarqué sur les quais de Kirapha. Ils saluèrent l'équipage qui, une fois la mer prise, avait su adopter toute la bienséance requise à la seul dame du navire. Adybiade gratifia Ménéryl d'une vigoureuse tape sur l'épaule.

— Aaaaar t'as vu ça mon gars ? Trois jours que j't'avais dit, l'Onde Furie t'as pas p'us rapide !

Puis il se gratta la tête et un peu gêné il ajouta :

— Par cont' c'est bien la première fois qu'j'me trompe sur l'temps. J'ai jamais vu d'condition aussi parfaites pour naviguer alors qu'cette garce de jambe èm'disais l'contraire.

Chunsène pris les mains du vieux capitaine dans les siennes et le regarda tendrement.

— Merci Adybiade, ce fut un plaisir de naviguer sur un bateau aussi fabuleux et un honneur de vous voir le commander. Cette jambe trompeuse est toute pardonnée.

Le vieux loup de mer baissa les yeux et se tortilla piteusement. Il marmonna d’un ton chargé d'embarras :

— Oh vous savez ma p'tite dame, s'té pas grand chose, l'métier quoi !

Puis recouvrant un peu de sa superbe.

— Yaaaar et pi c'est pas fini ! On va vous attendre, on charge rien et on rest’ra là aussi longtemps qu'il l’faudra pour vous ramener en Dacéana. Mais vous éternisez pas d'trop, c'est d'la canaille ici, y'a rien d'bon chez ces sauvages. Et pi si y'a urgence on s'tiens prêt à r'prendre la mer à toute blinde.

— Nous ne nous attarderons pas promis Chunsène avec un sourire amusé, peut-être aurons nous un passager supplémentaire à notre retour. Je crains qu’il soit vital pour la personne que nous venons visiter de quitter cette île au plus tôt.

Abydiabe acquiesça et indiqua une porte située à l’est.

— Sortez d’l’enceinte du port. À l'extérieur y’a l’embouchure du Jabar. Faut remontez s’fleuve et vous trouv’rez un port fluvial plus haut. Y'a des rafiots qui pourront vous m'ner jusqu'à Sydruck là-bas.

Ménéryl et Izba le saluèrent à leur tour et reçurent une tape virile sur le bras en guise de réponse. Comme s’ils voulaient rompre d’un coup les liens qui les unissaient encore au monde qu’ils connaissaient, les trois compagnons lui tournèrent le dos et, sans se retourner, s’en furent trouver une embarcation. Le chemin menant à la sortie était très encombré. Des individus aux style vestimentaires très divers se croisaient sans se toucher, indifférents aux uns, aux autres ou encore aux chèvres qui se baladaient insouciantes parmis la cohue. La densité grouillante rendait la chaleur encore plus insupportable.

— Comment peut-on aimé vivre entassés de cette façon ? pesta Izba.

— Je connais un peu cette île, répondit Chunsène en souriant, mon père m’y a emmené lorsque j’étais petite. Ici, la terre manque de métaux, de pierres et de bois de qualité. Le commerce avec l'extérieur est vital et cela attire de nombreux marchands en quête de profits.

Les deux jeunes guerriers ne purent prendre le temps de découvrir cette ville inconnue qu’il foulait pour la première fois. Poussés par la foule, il devaient calquer leur pas sur celui de la masse pour ne pas être piétinés. Chemin faisant, la soigneuse avertit ses compagnons :

— Il ont une façon particulière de s’exprimer ici. N'utilisez pas de mots trop élaborés si vous voulez être compris.

Un conseils qui ne serait pas difficile à respecter pour deux personnes naturellement économes en paroles. Les deux jeunes guerriers acquiescèrent de la tête

— Je voulais également vous dire, ajoute-t-elle, surtout pas de bagarre ! Je suis ravie que vous m'ayez accompagné, mais j'aimerais vous rappeler la devise des médicis : "L'être tu ne jugeras, à la vie tu ne nuiras, à tes congénères tu seras utile". Nous venons ici pour sauver une vie, pas pour en prendre d'autres. Quel que soit la situation, je vous demande de tout faire pour éviter la violence. Même en dernier recours elle doit être proscrite, il y a toujours d'autres solutions et y céder est le refuge des esprits faibles.

Elle s'arrêta un instant pour les regarder dans les yeux.

— Vous m’en faites serment ?

Izba et Ménéryl promirent. Cette femme, qui les avait tous deux sauvé, était pétrie d'innocence et de bonté, ils comprirent que cette demande lui tenait à coeur. Après tout, il n'y avait pas de raison de combattre sur cette île où ils n'étaient que de passage. Chunsène afficha un sourire éblouissant, elle était visiblement ravie par leur réponse. Néanmoins, quel que soit les promesses qu’ils pourraient lui faire, les deux jeune guerriers n’étaient pas là pour autre chose que la protéger.

— Parfait, s'émerveilla la soigneuse, de tout de façon on accomplit la mission et on repart le plus vite possible.

Une fois l'enceinte de la ville passée, ils eurent plus de place pour avancer. En face d'eux se trouvait le Jabar, un large fleuve sur lequel voguaient de nombreux petits bateaux à voile. Sur ses rives s'exerçait des activités de tannerie où d'abattage d'animaux et nombre de personnes nettoyaient des linges ou se baignaient dans les eaux souillées. Les trois compagnons suivirent son cours et purent aisément rejoindre le port fluvial. Parmi la multitude de bateliers déterminé à vendre leurs services, ils trouvèrent une petite embarcation dans laquelle se tenait un jeune homme maigre à la peau sombre. Son visage était marqué par une vie de subsistance, sur ses joues poussait une barbe naissante. Il portait une tunique clair et rapiécée. Un morceau de tissus maintenu sur sa tête par une cordelette lui servait de couvre-chef. Ses vêtements bien qu'en piteux état était plus adaptés aux terribles températures qui régnaient. En nage malgré la brièveté de leur parcour, Chunsène s'essuya le front avec sa manche et demanda au propriétaire de la barque :

— Bonjour Sargadéen, nous voulons nous rendre à Sydruck, acceptes-tu de nous y conduire ?

L'adolescent hocha affirmativement de la tête.

— Il méparle comme ces trois clients, mais il peut tolérer les leurs blasphèmes. Ils ont la peau clair ou bleue, ils viennent de loin, c’est incommun. Il peut mener les Asargadéens à la ville de l'Éblouissant pour un quart de douze décidomas, ils me comprennent ?

Malgré son jeune âge, sa dentition était déjà particulièrement clairsemée et noircie. Il avait parlé sans passion et Ménéryl connaissait très bien cette expression, celle d'un homme qui n'a d'espoirs en l'avenir que le prochain lever de soleil.

— Oui bien sûr, répondit Chunsène en tendant la somme demandée.

Les trois amis montèrent dans le frêle esquif et le batelier les éloigna du quai à l’aide d’une longue perche en bois. L’adolescent se déplaçait avec aisance malgré le manque de place. Il baissa une petite voile triangulaire et après avoir noué des cordelettes à l’aide de noeuds savants, il prit place à côté du gouvernaille. Izba qui avait attendu patiemment qu’il s’installe l’interrogea :

— Vous vous exprimez tous comme cela ? Enfin je veux dire… Vous parlez de vous et des autres en disant “il”.

— Oui bien entendu, les Sargadéens inpeuvent se personnifier. Le “je”, le “tu”, le “nous” sont utiliser par les dieux et l’empereur. L’homme à la peau bleu comprendra que les Sargadéens inont l’audace de parler d’eux-même comme les admirables. Ils peuvent quand-même utiliser le “vous”, mais seulement pour s’adresser à eux.

Le visage du Nohyxois trahissait autant l’incompréhension que celui de l’adolescent reflétait l’évidence.

— D'ailleur, reprit le batelier, les trois clients doivent faire très attention à qui ils parlent. C’est très malpaisible de se personnifier.

Puis rapprochant son visage inexpressif de celui d’Izba il lui chuchota sur un ton monocorde :

— Avec le batelier ça va, c’est sûre, mais le mieux c’est d’imparler tant que les Asargadéens sont à Sargad.

Le Nohyxois, que cette façon de s'exprimer perturbait, hocha la tête en signe de compréhension, puis il mit tout de suite le conseils à exécution et retourna s'installer avec ses compagnons.

L’adolescent maniait la voile et le gouvernail sans même y faire attention, l'esquif était comme un prolongement de lui même. Il les mena en silence, à contre courant sur le Jabar, tournant régulièrement la tête pour regarder on ne sait quoi ou se redressant de temps à autre pour saluer de la main de probables connaissances.

Les abords du fleuve étaient relativement verts. Sur les rives poussaient des acacias aux épines acérées, des tamaris couverts d'une myriade de fleurs roses pâle et de hauts palmiers sur lesquels une multitude de grappes pendantes annonçaient une récolte de dattes exceptionnelle. Mais à peine s’éloignait-on des eaux bienfaitrices, que les terres accablées de soleil n'était plus qu’aridité, roc et poussière. Au loin pourtant, enveloppées par les remontée de chaleur qui faisait onduler l'air, des silhouettes travaillaient la terre imbibée de fournaise.

— Quelle plaie ! dit Ménéryl en soufflant, j'ai déjà du mal à supporter mes vêtements en restant là à ne rien faire. Qu'est-ce que ces hommes ont dans la tête ? Ils cherchent à mourir ?

Dans son dos raisonna le rire du batelier qui répéta :

— Qu'est ce que ces hommes ont dans la tête ?

Les trois compagnons se retournèrent, l’adolescent riait aux larmes.

— Le client demande ce qu'ils ont dans la tête, dit-il entre deux gloussement, ils sont des inférieurs, c’est des inhommes, ils incherchent quoi que ce soit, ils font ce que l’Éblouissant veut !

— Des esclaves précisa Chunsène.

— Pentanos m’emporte ! souffla Izba, cet Éblouissant doit avoir un esprit bien pervers pour les faire travailler une terre dans laquelle rien ne peut pousser.

Le batelier ne riait plus, il s'était soudain recroqueviller et avait blêmit. N’osant même plus regarder ses clients, il manoeuvrait nerveusement le gouvernail et se contenta de marmonner :

— L’homme à la peau bleu indoit dire ça, c’est malbon pour lui, très malbon. C’est impossible qu’il recommence, c’est inutile, c’est trop malsûr, terriblement malpaisible pour lui.

Puis son visage se ferma, il ne dit plus rien et se contenta de triturer une cordelette relier à la voile.

— Il a raison, dit Chunsène, il faut faire attention à ce que l’on dit. Ici les esprit sont archaïques et beaucoup moins tolérants que chez les peuples civilisés. En tout cas tu te trompe, Izba, ces malheureux ne sont pas sacrifiés inutilement. Il récoltent la jumalaïa, c'est une plante qui a beaucoup de vertues. Elle est très demandée sur le Thésan et elle ne pousse qu’ici, dans cette terre d’apparence stérile. Elle est une immense richesse pour cette île alors que ces gens sont vus comme facilement remplaçables.

Ménéryl avait écouté en observant les ombres suppliciées s’acquitter de leurs corvées sous un soleil de plomb. Il les quitta des yeux et regarda ses amis. Chunsène paraissait particulièrement émue, il y avait sur son visage les signes d’une profonde tristesse. Pour Izba, c'était autre chose. Ses yeux étaient comme un tas de bois sec qui n'attendait qu'à s'enflammer. Il était un homme d'action et se trouvait face à des êtres qui subissaient sans combattre. Une envie instinctive d'agir le tenaillait, mais parce qu'il n'était pas directement concerné, elle ne s'exprimait pas. De la révolte ! C'était de la révolte. À voir ces amis ainsi ébranlés, le jeune homme sentit un trouble l’envahir. Il n’éprouvait aucune émotions pour le sort de ces asservis.

Lentement, le bateau continua son trajet et les champs de jumalaïa s'éloignèrent. Si la situation n'avait pas été nouvelle pour les deux jeunes guerriers, le parcours leur aurait semblé monotone. Le paysage ne fut qu'une aveuglante succession de sables et de pierres immobiles. Pas un seul être vivant ayant le privilège du choix ne se trouvait là, seul un vent brûlant animait parfois le sol de tourbillons de poussière noir. Néanmoins, ils goutaient à l'ivresse du sentiment d'insécurité qu'engendre une situation inhabituelle et si les températures avaient été plus clémentes, leur excitation aurait été parfaite.

Au loin, le fleuve tournait subitement. Au milieu du coude formé par le Jabar, se dessina un monticule qui se détachait par sa clareté des montagnes sombres étalées à l'horizon.

— La ville impériales de Sydruck ! commenta Chunsène admirative.

Ménéryl plaça sa main au dessus de ses yeux pour les ombrer et tenter d’y voir mieux.

— On dirait une colline, s’étonna-t-il.

— Oui, c’est une ville à degrés. Sa structure même rappel chaque jour aux gens quelle est leur place. Au premier étage se trouvent les artisans, au second les marchands. Le troisième est celui des militaires, le quatrième celui des prêtres et des scribes. Enfin le cinquième est totalement réservé à l’empereur. Il faudra faire attention à celà, ici le système de caste est très important et il est vite fait de commettre un sacrilège pour qui n'est pas habitué.

Ménéryl et Izba échangèrent un regard admiratif. Chunsène était une femme de nature discrète. Elle avait appris à s'effacer dans cette société d'hommes même si sa culture et sa sagesse étaient de loin supérieures à bon nombre d'entre eux. Les deux jeunes guerriers s'étaient tout naturellement fiés à son expertise et, de manière informelle, elle avait progressivement pris la tête de leur groupe. Sans elle, ils auraient vu toutes ces choses sans les comprendre. L’aventure n’auraient été que superficielle, réduite à de simples émotions et l’essentiel de leur périple leur aurait échappé.

Tout au long de leur voyage, les deux jeunes guerriers allaient de surprises en surprise, mais ce jour là, arrivés à destination, ils furent paralysés par la stupéfaction. Si Sydruck leur avait paru aux premiers abords d’une taille considérable, c’est parce qu’ils étaient bien plus loin qu’ils ne l’avaient imaginé. Elle était en fait bien plus que cela, le port de Kirapha n’était rien !

Entourée par de longs remparts, la ville était entièrement faite de briques claires. Elle s’élevait au milieu du désert en carrés concentriques sur cinq étages et formait une pyramide si large, qu'elle en atténuait l'appréciation de sa formidable hauteur. “Le niveau le plus bas mesure une lieue de côté”, leur avait précisé Chunsène. Chaques pallier s’étendait en une large terrasse sur laquelle avaient été construit des bâtiments.

Au premier et au second, des maisonnettes s'empilaient les unes sur les autres avec parmi elles des ateliers et des échoppes. Le palier au-dessus, fait de baraquements et de terrains d'entraînement, était beaucoup moins compact et renvoyait un prestige bien supérieur à celui des étages inférieurs. Le quatrième étage quant à lui avait le prodigieux éclat du divin. Il était entouré par des statues colossales de taureaux à tête d’homme et recouvert par quatre immenses temples qui entouraient le dernier niveau.

Trônant au plus proche des cieux, l’imposant palais royal recouvrait entièrement le sommet de la ville. Ses hautes murailles élevaient encore davantage l’édifice et étaient recouvert de bas reliefs au dimensions exceptionnelles. Une déesse à cape d'eau, un lion à tête d'homme et un dragon semblable à celui de Kirapha, ornaient le rempart sud tel une inquiétante mise en garde visible de loin.

Les toits recouverts d'or reflétaient les rayons de l'astre du jour et Sydruck, solide comme une montagne, semblait retenir le soleil lui même. Elle paraissait être l’oeuvre de géants que seul un courroux divin pouvait démolir. Les deux jeunes guerriers immobiles et sans voix, contemplaient ébahis le gigantisme né du savoir humain.

Derrière eux, le batelier s’agitait. Il avait replié la voile et à l’aide de sa longue perche, accosta le long d'un débarcadère bondé de monde. Il arrima l'esquif et s'esclama :

— Voilà ! les Asagradéens sont arrivés à la ville de l'Éblouissant ! Puisqu'ils sont méshabitués à le mien pays, il doivent savoir qu'il faut surtout se faire inremarquer. Les lois de l'empire sont malclémentes.

— Merci pour le conseil Sargadéen, répondit Chunsène qui fut la seule à ne pas être tétanisée par la vue de la citée aux millions de briques. Puis tirant un doma de sa Bourse elle le lui tendit. Le regard de l'adolescent flamboya de reconnaissance.

— Merci Asargadéenne, puisse le dieu Masham éclairer les trois clients des siens rayons les plus doux.

Le ponton où ils avaient été déposés était relié à la porte de la ville par une large artère pavée. Elle était envahit par une foule bigarrée de marchands qui transportaient les produits rapportés des île lointaines. L'activité était intense, le tapage assourdissant. Dans la cohue, on se bousculait, on s'interpellait, les discussions étaient animées et vivraient parfois à l'emportement. Les regards s’attardaient souvent sur les trois compagnons. La peau bleue d’Izba ne passait pas inaperçue et le teint claire de Chunsène éveillait un intérêt tout autre. Sur leur passage, beaucoup cessaient leur affaires pour les mirer ouvertement et sans aucune gêne. Les deux jeunes guerriers étaient sur leur gardes, mais dans ce lieu encombré de marchands, tout ce qui n'était pas négociable n'entraînant rien de plus que des regards.

Des deux côté de la route, presque invisibles aux yeux du flot des passants, s'étalait des amas d’habitations anarchiquement disposées. Les maisons collées les une aux autres formaient des accumulations chaotique. À l’exception de quelques rares allées, il n’y avait pas de rue et l’entrée se faisait par le toits. Les seuls espace dégagés étaient constitués par les fosses à déchets envahies par des oiseaux charognards. C’était le lieu d’habitations des couches les plus misérables, ceux que la naissance avait condamnés à la façon de vivre la plus abjecte. Des hommes et des femmes venus des îles proches, plus sauvages, moins aptes à se défendre et que les armées de l’empire Sargadéen étaient parti chasser pour les réduire à l’indigence. C’était là une main d’oeuvre négligeable, asservie pour les besoins de la production de jumalaïa.

Il n'y avait pas d'enfants parmis eux. Ils étaient maigre, avaient le teint maladif, les yeux ternes et se déplaçaient sans conviction. Leur humanité les avaient quitté, il n'étaient plus que des ombres. Par endroit certains dansaient au rythme indolent d'un tambourin tapé sans conviction. Ils se balançaient mollement, les membres désarticulés, le regard vides, ces êtres qui semblaient plus mort que vivants. Leur prison n'avait ni murs ni barreaux, bien plus sombre et solide, elle était mentale et n'offrait aucune raison d'espérer. La vie qu’il avait mené sur son île lui sembla soudain un sort beaucoup plus enviable. Ainsi l’homme pouvait se montrer plus cruel encore et avilir ses semblables au point de réduire la valeur de leur vie à rien. Quelle était donc cette espèce capable de déployer des trésors d'ingéniosité pour édifier des constructions formidables et qui n’avait cure d’une masse d’individus mourrant à petit feu aux pieds de ses remparts.

Certains s'extenuent à la tâche, d'autres conservent leur énergie et puisent dans celle d'autrui pour bâtir des merveilles. Quelle logique étrange que celle des hommes. Ceux qui s'épuisent vivent dans la médiocrité, ceux qui se préservent gouvernent dans l'abondance. Une espèce nuisible, même pour elle même.

— Par Dacéane ! Tout cela ne me dit rien qui vaille, qu'ont donc ces gens ? demanda le nohyxois.

— Ils dorment peu, ils mangent peu et travaille durement toute leur vie jusqu'à ce que leur corps les lâches, expliqua tristement Chunsène. Pour qu'ils soient productifs malgré ce traitement, on leur fait prendre des substances. Ils sont encore sous l'influence de ces drogues, ils ne peuvent qu'attendent de s'écrouler une fois les effets dissipé.

Ménéryl observa. Parmi la masse mouvante certain tombaient brusquement alors qu'ils dansaient encore l'instant d'avant. En plein soleil, à même le sable, ils s'endormaient dans l'indifférence la plus totale de ceux qui les entouraient. Chunsène marchait la tête basse pour ne pas les voir. Elle qui sans hésitation avait sauvé un parfait inconnu trouvé dans la rue, devait s'en vouloir terriblement de ne pouvoir en faire autant pour toutes ces âmes.

— Je vous demande pardon, dit-elle la voix chancelante. Vous découvrez à peine le monde et par ma faute vous êtes menés dans l'un des pires lieux qui existe.

Izba la regarda longuement et son visage se renfrogna. Il était contrarié de voir cette femme qu'il aimait comme une mère prendre pour elle un malheur dont elle n'était pas la cause. Peu doué pour réconforter et maudissant son impuissance, il se contenta d'affirmer :

— Je me serais rendu moi même au Saoghail Mala si j'avais eu l'impudeur de te laissée venir seule dans ce pays décadent.

Ménéryl, perdu dans le dédale de ses pensées, demanda comme s'il venait de se réveiller :

— C'est étrange cette façon de traiter ses semblable. Est-elle normal ? Ou alors le seigneur de ces terres a un problème ?

Le décalage de la question avec la mise à nue de son cœur fit sourire la soigneuse. Izba eluda un instant la question pour les faire dévier de leur trajectoire. Il voulait rester à bonne distance d'un animal étrange et bruyant, portant une bosse sur le dos. Méfiant envers cette espèce qu'il n'avait jamais vu, il avait préféré ne prendre aucun risques. Une fois le péril passé, il émit un petit ricanement :

— Qu'importe en fait ! Dacéane m'en est témoin, lorsque sur mon île la guerre entre tribus faisait rage, chacune d'entre elles a été un jour où l'autre en fâcheuse posture. Pourtant, lorsque Nohyxois et Héméiens firent disparaître les Macdiés, ils continuèrent à s'entretuer. Ils avaient pourtant vu que leur combat menait à l'anéantissement, mais c'est dans la nature humaine de ne pas tirer de leçon des atrocités. Crois-moi, si ces malheureux devenaient plus forts que leurs maîtres, les rôles ne feraient que s'inverser. Les humains ont tous un problème, ça n'est que le rapport de force qui détermine ton degré d'assujettissement.

Ménéryl fronça les sourcils et avec l'agacement de celui qui ne comprends pas demanda :

— Dans ce cas ça n'a aucun intérêt d'être faible. Ils sont moins bien armés mais plus nombreux, ils ont une chance.

Izba haussa les épaules.

— Il faudrait qu'ils s'organisent un minimum, regarde leur état ! Il doivent se conchier dessus tellement leur esprit est engourdit.

— Comment peuvent-ils supporter ça plutôt que la mort ? lâcha Ménéryl entre ses dents.

Bien que ses traits restèrent froid, le visage du Nohyxois se fendit d’un sourire canaille.

— Ça n'est pas exactement ce que tu as fait sur ton île gelée ?

Le jeune homme se contenta de lui lancer un regard en coin, puis feignant un intérêt soudain pour le passé de Chunsène, il lui demanda :

— Tu as vécu longtemps ici ?

— Non, j’était encore une enfant lorsque mon père m’a emmené en ces lieux. Nous étions venus rendre visite à Kéleuce, nous ne sommes restés que quelques jours.

Sur le côté, un groupe d’esclaves traînant les pieds revenaient des champs, abrutis de drogues et de soleil. La troupe de gardes qui les accompagnaient les quittèrent subitement pour réveiller à coup de pieds ceux qui allaient partir prendre leur place.

— Ce Kéleuce, il est originaire d’Ur-Natram ?

— Non, il est Systagénois. Il est venu très tôt vivre à Sydruck sur demande de l'empereur Sardan qui aimait s'entourer d'érudits.

— Et il est resté dans ce pays puant ? à peine arrivé j’ai déjà envie de repartir.

— Il était un ami proche de mon père, je le connais depuis que je suis toute petite et je l'appelle "mon oncle". Je peux t’assurer que les pratiques barbares qui y règnes n'ont jamais été à son goût. Seulement, il aimait être entouré d'hommes de sciences et la cours de Sardan comprenait les esprits les plus brillant du Monde d’Omne. L’empereur avaient distribué des profusions de trésors et de privilèges pour attirer à Sydruck les hommes les plus éminents en leur domaines.Kéleuce pensait qu'un tel regroupement pourraient aider l'empire à se développer. Mais il faut croire que cela a été un échec.

Ménéryl avait du mal à croire qu’un espoir aussi longtemps contrarié soit une source de motivation supérieure à l’appât du gain, mais il n’en montra rien. Ils avaient atteint le pied de la muraille et elle éveilla bien plus son intérêt que l’envie de démolir les illusions d’une personne chère à son coeur.

Le mur qui de loin semblait écrasée par la taille de la ville était en fait considérablement haut et épais. Les trois compagnons le traversèrent par une grande porte encastrée dans le rempart et flanquée de deux tours. Richement décorée par des briques émaillées,elle était parée de lions, de taureaux, de manticores dorés sur un fond bleu azur. L’accès donnait au pied d'un formidable escalier qui menaient au premier étage. Sur les marches, se déversaient deux torrents d'individus, l'un montant et l'autre descendant. Il se mêlèrent au flux et commencèrent leur ascension. Elle fût longue et lorsqu'ils atteignirent la première plateforme, celle-ci culminait à cent cinquante pieds de haut. Il prirent un instant pour s’éponger le visage, leurs vêtements collaient à leur peau et la soif les tiraillaient. Face à eux, les maisons s'amoncelaient en un ensemble irrégulier et varié. À la recherche d’ombre, ils s’engouffrèrent en hâte dans les rues étroites et tortueuses où des monceaux d’ordures brûlaient au pieds des façades.

Des bâtiments à trois étages côtoyaient des édifices d’aspect austère, sans qu’aucun ne soit aligné sur son voisin. En dehors des portes et de quelques trous d'aération, les façades ne comportaient pratiquement pas d'ouverture, les Sargadéens se protégeaient ainsi de la chaleur et des nuages de poussière.

L'escalier permettant de se rendre à l’étage supérieur, était disposé sur une autre face de la ville. Cet agencement visait à allonger le parcours d'une armée d'invasion. Même si à ces latitudes l'empire de Sagrad était sans rival, il n'en fût pas de même en tout temps et ce système était un leg du passé. Aujourd’hui, cet agencement compliquaient considérablement la tâche à qui voulaient rejoindre le palier des marchands, mais le trajet se fit à l’ombre et un courant d'air rafraîchissant courait entre les bâtisses.

La vu des marches annonça un nouveau moment d’intense pénibilité. Les locaux ne ralentirent pas et entreprirent l’ascension comme si de rien était. Pour les trois compagnons, la progression fut plus éprouvante et il ne supportaient plus leurs vêtements en atteignant le sommet. L’étage ressemblait au précédent et il se dirigèrent sans attendre vers la fraîcheur de la premère atrère qu’il trouvèrent..

Entre les maisons de boutiquiers, les échoppes de tisserand et autres vendeurs de galettes, circulait une foule hétéroclite. Les plus pauvre étaient vêtus d’une simple peau de mouton nouée à la taille ; les hommes et les femmes ayant acquis un certain statut social portaient des tissus plus léger et se paraient de nombreux bijoux fait d’or et de pierreries. Parmis eux, des négociant vêtus d’étoffes précieuses se lançaient dans des négociations bruyantes et acharnées. Des vendeurs ambulants interpellaient les passants avec acharnement. Impossible de faire quelques pas sans se voir proposer des biscuits, de la viande fumée, ou encore des fruits.

Leur périple s’acheva devant une bâtisse étroite à trois étages. Chunsène entra suivit de ses deux compagnons. Le rez-de-chaussé était plongé dans la pénombre, éclairé par quelques rares lampes à huiles et les filet de lumière passant à travers les aérations. Il y régnait une odeur entêtante d’épices qui semblait avoir imprégné jusqu’aux briques des murs. Assis à des tables, des hommes au crâne et au visage parfaitement rasés conversaient et buvaient de la bière à la paille. À nouveau, les regard se tournèrent sur Izba et Chunsène, certains chuchotèrent et il n’y avait dans leur attitude ni hostilité, ni bienveillance. Une jeune femme coquettement vêtue et parée d’innombrables bijoux vint les accueillir. Avant même de leur parler elles leur tendit des godets de terre cuite contenant une eau fraîche. Les trois compagnons se jetèrent dessus avec avidité.

— Que Nantiath étanche la soif des Asargadéens, bienvenue à eux.

Elle avait une voix douce, des rondeurs généreuses, sa peau était plus pâle et moins ridée que le commun des Sargadéens. Sans aucun doute, son mode de vie était moins hostile que celui des habitants des étages inférieurs.

— La paix soit sur les trois Asargadéens, reprit l’aubergiste, que peut-elle pour eux ?

Après avoir abaissés leurs godets ils poussèrent tous un soupir de soulagement. Chunsène s’essuya à nouveau le visage et dit :

— Bonjour Sargadéenne, nous souhaiterions avoir trois couchettes.

La jeune femme était restée silencieuse et immobile le temps que vienne la réponse. Venant comme un enchaînement longuement répété, elle demanda :

— Bien ! voudront-ils aussi manger ?

— Seulement ce soir, répondit la soigneuse pensive, nous avons à faire. Auriez-vous la possibilité de nous faire apporter des vêtements plus adéquats ?

La tenancière dévisagea les trois compagnons pour se faire une idée de leur mensurations puis dit :

— Elle les leur apportera, il lui faudra un quart de douze domas pour le tisserand.

Chunsène tira de sa bourse la somme demandée et tendit à l’aubergiste qui les fit disparaître avec la vivacité d’un prédateur fonçant sur sa proie.

La femme les conduisit ensuite au second étage. Dans les couloirs étroits, il était impossible de faire fi de son large fessier. Il se balançait lourdement à chacun de ses pas et s’il était une preuve indéniable d’une alimentation plus riche que celle des couches inférieurs, les deux jeunes guerriers y virent une source de fascination qui éveilla des sentiments qu’ils maîtrisaient mal. Elle les mena vers un rideau qu'elle ouvrit. Derrière se trouvait une petite pièce sombre éclairée par une lampe à huile. Un rayon de lumière passait par une petite ouverture qui constituait la seul aération. Dans cette pièce aux dimensions modestes, étaient étalés trois matelas fait de paille. L'espace pour se déplacer était restreint, il y régnait une odeur d'huile brûlée, mais il faisait frais. La tavernière indiqua une cruche.

— Si les miens clients ont soif, ils peuvent se servir. S'ils ont besoin d'autres lampes, elle peut leur en apporter.

— Ça ira comme ça, merci madame, répondit Chunsène.

Depuis le début, la tenancière ne tenait pas compte de la personnification dont sa cliente usait pour s'adresser à elle. Elle avait déjà vu des étrangers et connaissait leur façon de s'exprimer. Au mot "madame" par contre, son visage laissa transparaître une vive surprise.

— Elle revient rapidement avec les vêtements, bredouilla-t-elle en s'inclinant maladroitement.

Rapide, elle le fut. Les trois compagnons eurent à peine le temps de déposer leurs affaires et de préparer leurs matelas que la femme était déjà revenue avec des robes parfaitement à leur taille. Comme par peur d'être une fois de plus trop personnifiée, elle repartie aussi vite qu'elle était venue en leur adressant un :

— Puisse le dieu Masham éclairer les miens clients des siens rayons les plus doux.

À tour de rôle ils revêtirent leurs nouveaux habits. C'était des robes longues qui laissait les avants bras dégagés. Le tissu de piètre qualité dégageait une odeur de camphre. Entièrement ocre, ces tenues étaient très différentes de celle des dignitaires aux couleurs bariolées. Ils auraient donc une allure de pauvre, ce qui n'était pas plus mal. Le port de robes gênaient un peu les deux jeunes guerriers, mais elles étaient nettements plus confortable pour le climat. Ils connaissaient maintenant le soleil d'Ur-Naram et jamais l'idée ne de remettre leurs anciens habits ne leurs seraient venus à l'esprit. Pour finir, ils attachèrent un morceau de tissu sur leur tête avec une cordelette de lin.

— J'aurais préféré me laver avant de passer de nouveaux vêtements, soupira Chunsène, mais je n'ai vraiment pas envie de redescendre jusqu'au fleuve.

Les deux jeunes guerriers acquiecèrent avec un air consternés, mais dans le fond ça ne les dérangeaient pas tant que ça.

Enfin prêt, ils descendirent à la taverne, les tables étaient pleine de clients venus se désaltérer à l'abri de la chaleur. Chunsène attendit que l'aubergiste soit disponible et s'en rapprocha pour ne pas parler trop haut :

— Je cherche un homme du nom de Kéleuce, le connaissez vous ?

Dans le regard de la jeune femme apparu la lueur d’une crainte et elle parla en détachant ses mots comme si elle cherchait la bonne réponse.

— Oui, femme, il est un homme connu ici.

Ses yeux ne regardaient plus sa cliente, mais se baladaient avec inquiétude autour de la salle

— Pouvez vous me dire ou il habite ? interrogea la soigneuse.

— Femme, Kéleuce est un indésirable, il serait malbon de voir les Asargadéens en la sienne compagnie.

Chunsène tendit un domas sachant qu'en cet endroit du monde la somme était importante.

— Je dois prendre le risque, dit-elle mais j’aimerais que tout ceci reste discret.

Une fois de plus, l’argent disparu instantanément. Alors qu’elle rangeait le précieux don dans une bourse de cuir, la jeune femme se mit à hurler :

— Anki ! Il vient ici !

Un garçon de dix ans tout au plus apparu. La femme lui indiqua :

— Guide les miens clients chez le maljeune infréquentable qui vit à côté de la boutique d’Éa.

Le jeune garçon lança aux trois compagnons un regard farouche et sans rien dire se mit à avancer. Ils le suivirent à travers les artères tortueuses de la ville jusqu'à une maison basse, étroite et misérable. Il la leur indiqua du doigt et fila à toute jambes.

— Pas très causant ce gosse, analysa Izba.

Chunsène sourit mais son regard indiquait une sorte de confusion. Avec un air désolé elle parla d'un trait, comme si elle se débarrassait d'une idée qui la tracassait depuis un moment.

— Je préfère y aller seule, profitez de la journée, allez visiter la ville, on se retrouvent à l’auberge.

Les deux jeunes guerriers la regardèrent incrédule.

— Ça pas question ! trancha Ménéryl, tu as entendu l’aubergiste, il a été déchu et il est dangereux de te voir en sa compagnie.

L’épouse d’Orphith s'avança et, étreignant le jeune homme, posa une oreille contre son coeur. Comme à son habitude, le contact humain le pétrifia. Pendant quelques instants qui s’écoulèrent comme des siècles, elle resta là, silencieuse et immobile... Puis, redressant son visage, elle le regarda affichant son sourir sie naturel et désarmement.

— Je le sais et ton cœur ne ment pas, tu tiens à moi et je comprends à quel point il t'est difficile de m'obéir. Mais j’ai été envoyée par Maul, il est connu et respecté à travers tout le monde d’Omne, je ne risque rien de la part des autorités locale. J’aimerais passer du temps seule avec lui, c’est probablement la dernière fois que je le vois. Il est comme un oncle pour moi et il est tout ce qui reste d’une enfance qui a disparue avec la mort de mon père. De plus il n’y a pas de place dans cette maison, on se marcheraient dessus et je ne vais pas vous demander de rester à l’exterieur en plein soleil. Ne m’attendez pas avant la nuit tombée j'ai fort à faire et je dois m’entretenir avec lui.

Izba posa une main sur l'épaule de son ami.

— Viens, dit-il, elle sait ce qu’elle fait. L’île a l’air davantage tournée vers le commerce que vers la guerre, il n’y aura pas de problème et elle à besoin d’intimité.

Ménéryl hocha la tête. Peu convaincu, Il se tourna vers Chunsène et ajouta :

— S’il y a le moindre problème, débrouille toi pour envoyer quelqu’un nous alerter. Je te préviens que si je dois venir te chercher, je tuerai tout ce qui se mettra en travers de mon chemin.

À nouveau la soigneuse lui sourit et posa une main apaisante sur son bras.

— Je sais Ménéryl, j’ai une totale confiance en vous deux pour venir me tirer d’un mauvais pas, mais tout se passera bien rassure toi. Profitez de cette île, ils sont encore sauvages mais c’est une civilisation très remarquable, il y a de très belles choses à voir. Ce peuple n’est pas belliqueux alors soyez discret et il n’y aura pas de problème. Surtout n'oubliez pas qu'à la vie, nous ne sommes pas venu nuire.

Izba et Ménéryl acquiescèrent un peu mal à l'aise puis s’en allèrent. Elle les regarda un temps s’éloigner puis, revenant à sa mission et la crainte de ce qu'elle allait découvrir, elle ouvrit doucement la porte de la masure. Un air lourd s'échappa de la pièce, il s'y mêlait l'odeur d'aliments en putréfaction et l'indice que l'hygiène la plus sommaire n'avait pas été respectée. L’intérieur était sombre, aucune lumière ne venait éclairer le lieu, mais la soigneuse pouvait entendre le bourdonnement d'une nuée de mouches affolées. Sur le sol traînait un tas de choses indéfinissables, ses pieds butaient contre des masses tantôt molles, tantôt dure, du bois, du métal, une souillure. Elle devait prendre garde de ne pas tomber.

— Kéleuce ? appela la soigneuse.

Au sol une ombre allongée sursauta.

— Qui… Qui est là ?

Sa voix était vieille et affolée, peut-être même n'avait-il plus toute sa tête. Chunsène se rappela l'homme qu'il fut. Son nom était connu dans le monde entier ; Cubéria, Trimont, Vermillac, il avait été accueilli avec faste par les plus grands et avait fasciné les cerveaux les plus érudits. On l'avait honoré, respecté, à sa personne n’était associées que louanges, pourtant, toujours maître de son esprit, c'est en toute simplicité qu'il avait fait tant de fois le récit de ses aventures à la petite fille qu'elle était. Les larmes lui montèrent aux yeux. Comment une vie aussi brillante, comment un homme ayant tant apporté aux autres, pouvait finir de cette façon dans ce lieu sordide ?

— N’ai pas peur, mon oncle, dit-elle avec émotion, c’est Chunsène, je suis venu m'occuper de toi.

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