Travail
Aujourd'hui, c'est mon deux cent cinquante et unième jour de chômage.
Je me lève et enfile un pantalon. Puis je me passe une paire de chaussettes, un pull et je me lave les dents. J'allume le vieux poste radio grésillant de ma tante. Je devrais bien en changer mais ces huit mois de chômage ont modifié mes priorités. Il parait que le chômage explose !, annonce un journaliste. Tiens donc !
Je ramasse le rasoir sur la petite tablette. Je déteste me tailler la barbe mais si je veux décrocher un boulot, je dois mettre le paquet.
Ensuite, j'avale un café, assis sur un coin de table. Je m'aperçois alors que j'ai zappé mes exercices musculaires des yeux que j'effectue habituellement pendant que je me récure la face. Je me lance donc dans mes dix minutes de torture oculaire lorsque Nancy appelle. Je ne décroche pas. Elle parle au répondeur. Sa voix douce met un peu de chaleur dans ce studio glacial.
-J'aimerais bien que tu viennes, ce soir si tu peux, me chuchote-t-elle. Tu me manques tellement en ce moment.
Je claque la porte et me rends d'un pas assuré en direction de l'agence pour l'emploi. La ville dégueule son flot de véhicules dans un mélange affolant de bruit et de pollution.
Alors que je m'apprête à traverser une rue, un type arrivant en sens contraire m'attrape par le bras.
-Vous auriez pas cinquante balles, s'il vous plait, il me demande.
-J'ai pas un sous en poche, mon gars !, je lui réponds.
Il regarde alors autour de lui avec un air suspect avant de me demander :
-Vous auriez un revolver sur vous?
Je reste un instant interloqué.
-Heu, non, désolé.
Je dégage mon bras de son étreinte.
-Un canif, peut-être?
-Non, plus. Je suis pressé, faut que je vous laisse, je lui dis.
Je m'éloigne de quelques mètres.
-Bonne journée, il me dit.
Je me retourne vers lui :
-Merci, vous aussi. Et bon courage pour vos recherches !
Il me remercie et manque de se faire renverser. Sans un bond salutaire sur le trottoir, les bagnoles l'auraient percuté sans embarras.
Je reprends ma route.
*
La liste est longue mais je cible mes choix. Je me consacre aux annonces concernant les travaux manuels. La plupart demande une qualification que je n'ai pas. Mon regard s'arrête sur une qui précise en gras SANS QUALIFICATION. Je relève le numéro et me glisse dans la queue.
Le gars qui me devance sent très mauvais. J'ai hâte que mon tour arrive.
Quand c'est à moi, la fille assise derrière son bureau me dépose un dossier sous le nez.
-Remplissez-le. S'il y a des rubriques que vous ne comprenez pas, vous me demandez.
Je me mets à la tâche lorsqu'elle me dit :
-Non, vous devez aller vous installer un peu plus loin sur les tables là-bas. Faut laisser la place au suivant. Vous revenez me voir une fois que le dossier est complet.
Habituellement, je ne me fais pas évacuer comme ça mais là, il y a un monde
pas possible. Sans doute ce satané chômage qui explose !
Remplir le dossier ne me cause aucun souci. J'ai l'habitude.
Je dois refaire la queue. La fille vérifie le dossier et m'annonce que j'aurai des nouvelles dans quatre à cinq jours.
-C'est pas possible d'avoir une réponse plus rapide ? Aujourd’hui ou demain ? C'est que j'en ai besoin de ce boulot !
-C'est le temps nécessaire pour traiter votre dossier et voir avec l'entreprise.
-Et il y a pas moyen d'accélérer la procédure ?
Visiblement, ce n'est pas possible. Pourtant, j'insiste :
-Si vous me donniez l'adresse ou le numéro de téléphone de l'entreprise, j'aurais un contact rapidement et ils pourraient me prendre dans la journée ou demain au plus tard.
Ce n'est pas comme ça que ça fonctionne. Finalement, je laisse tomber. Agacé, je file à la Poste qui se trouve à un pâté de maisons où je me procure un annuaire. Dans la rubrique bâtiment se trouve une vingtaine d'entreprises travaillant sur la ville. J'introduis dans le téléphone une carte que j'achète une fortune pour l'usage que je vais en faire et enchaîne les coups de fil.
Les sept premiers interlocuteurs n'ont pas de chantier dans le quartier en question actuellement. Le suivant vocifère que je lui faire perdre son temps. Il est tellement mal aimable que je finis par l'insulter avant de raccrocher. Le douzième, c'est lui qui me raccroche au nez. La situation commence à sérieusement m'irriter et je crains de ne jamais trouver cette entreprise où un emploi m'attend, j'en suis persuadé. Le quinzième est le bon. Je raccroche en oubliant de demander si la place est encore libre et je note l'adresse sur un bout de papier qui traîne sur une table.
Je consulte un plan de la ville sur un affichage municipal. Le siège de cette entreprise se situe sur la rive gauche du fleuve à cinq ou six kilomètres de là et aucune ligne de bus qui se trouve dans les environs ne s'y rend rapidement.
Je descends sur les quais. J'y suis en cinq minutes. Là-bas, il y a toujours une flopée de vélos qui attendent sagement le retour de leur propriétaire. Rapidement, j'en repère un dont l'antivol est mal attaché.
Quelques instants plus tard, je franchis le pont en direction de ce nouveau boulot qui m'attend.
*
Un vieux hangar aux teintes grises et quelques baraquements en tôles émergent du brouillard qui enveloppe ce côté-là du fleuve.
Le gardien me fait son numéro derrière sa barrière. Je lui explique ce qui m'amène et il décroche son téléphone. Après vérification, il soulève sa barrière. Le bureau où je dois me rendre est au bout d'une longue allée bétonnée.
Le gars qui me reçoit est vêtu d'une chemise rose toute auréolée de sueur. Il me serre la main et me propose de m'asseoir. Derrière lui, deux écrans turbinent. L'un surveille une série de couloirs, l'autre diffuse une pitoyable série à l'eau de rose que ma mère regardait déjà quand j'étais gamin. Il me lance un grand sourire professionnel qui me fait comprendre qu'il fait son job, un point c'est tout, qu’il lâcherait bien quelques jours de salaire pour être ailleurs. Au bord de l'océan ou au sommet d'une montagne. Ou simplement chez lui.
-Vous venez de loin ?, il me demande.
On commence par les politesses.
-Du nord de la ville. Le quartier de l'ancien parc d'attraction.
-Oh, ça doit pas être facile tous les jours, là-bas !
-Quand on n'a pas de boulot, ça doit être pareil dans tous les coins du pays.
-Sans doute ... c'est donc pour le chantier que vous venez ... vous avez déjà travaillé sur un chantier ?
-Deux fois. Pour les bâtiments de la banque centrale et il y a un peu plus d'un an, pour le nouveau casino.
-Vous avez des qualifications ?
-L'annonce n'en demandait pas ...
-Oui, je sais mais je demande à tout hasard.
Il complète un formulaire au fil de mes réponses. Son stylo n'écrivant plus, il en attrape un second dans un tiroir.
-Depuis combien de temps n'avez-vous plus travaillé ?
-Deux cent cinquante et un jours.
-C'est précis, ironise-t-il en esquissant un sourire.
Comme je ne relève pas, il retourne à son formulaire.
-Très bien, nous allons passer aux tests. Veuillez me suivre.
Les tests sont toujours les mêmes pour ce genre de boulot. Je les passe sans encombre. Le gars me donne une adresse où me procurer l'équipement pour le chantier. Rendez-vous le lendemain pour ma première journée.
Je repars sur mon vélo.
Toutes ces démarches m'ont pris la moitié de l'après-midi, l'heure de mon cours d'anglais approche. J'y file aussitôt.
Les leçons d'anglais me sont payées par l'agence pour l'emploi. II paraît que ça peut m'aider dans la recherche d'un emploi. Être bilingue est un facteur important pour décrocher un boulot m'a dit la fille qui m'a proposé cette formation. L'anglais devrait effectivement m'aider à étaler du ciment et percer des trous.
Heureusement, le collège où se déroule le cours est sur le chemin du retour. Je pénètre pile à l'heure dans la salle à moitié vide. Je souris à Muriel, l'enseignante puis j'attrape un manuel sur l'étagère et m'assoies à côté d'Henry. Je jette un regard circulaire en quête de Nancy. Négatif.
En dépit de l'excitante poitrine de Muriel et de ses jambes renversantes, le cours me paraît bien soporifique. Sans Nancy.
*
Un salaud m'a fauché le vélo. Me voilà à pied. Henry me propose de m'accompagner un bout. En chemin, on s'ancre dans un bar. Il me paye un verre. Je lui raconte mon après-midi, il est ravi pour moi. Pendant que je bois deux verres, Henry en avale sept ou huit. Il est gris lorsque je décide de filer. Je ne peux pas le laisser traîner là dans cet état. Heureusement, il a l'alcool docile. Je hèle un taxi à l'intérieur duquel il s'écroule. Je donne un billet au chauffeur ainsi que l'adresse d'Henry.
Bien que le ciel se mette à pisser des gouttes grosses comme mon poing, je décide de galoper chez Nancy, me contraignant à un sérieux détour mais l'espoir d'une folle nuit d'amour me gonfle à bloc pour affronter la tempête. Si vous connaissiez Nancy, vous non plus vous n'hésiteriez pas un seul instant.
Nancy s'est parfumée avec ce sacré arôme qui me rend dingue. Elle est ravie que je sois là.
Cette sombre histoire de cigarettes à laquelle je ne pige pas rien et qui l'a empêché de venir au cours d'anglais me passionne bien moins que son corps de feu !
Elle sort deux verres dans lesquels elle nous verse un vieux cognac. Je lui demande où elle a bien pu trouver une merveille pareille mais elle refuse de me répondre. En représailles, je lui enlève son pull. Le contact de mes lèvres avec le bout de ses seins me fait bander illico.
Nous faisons l'amour lentement, ce qui ne nous est pas arrivé depuis longtemps.
Dernièrement, nos étreintes étaient expéditives et animales.
Ensuite, Nancy fait cuire une omelette. Puis crevé, je m'assoupie comme un gamin dans le creux de son bras tandis qu'elle dévore un jeu débile à la télé.
*
Le lendemain, je me lève tôt pour passer chercher l'équipement avant de me rendre sur le chantier. On me demande une caution exorbitante pour un casque et une combinaison. Ça me fout en rogne.
J'emprunte la ligne 12 qui traverse la ville. Je me pointe sur le chantier. Là, l'agent de la sécurité m'avertit que le responsable du chantier veut me voir. Dans sa cabane, le gars m'accueille avec un air soucieux.
-Il y a un petit problème ... , il bredouille. Il y a eu une erreur de recrutement...
-Comment ça ?
-L'agence pour l'emploi nous a envoyé un gars ce matin.
-Et alors ? Moi, je suis venu hier !
-Je sais bien mais on doit prendre ce gars à votre place. On est désolés, vous savez ...
-Vous vous foutez de moi ou quoi ?
-Non, je vous assure. Notre recruteur aurait dû vous le dire, on doit passer par l'agence et prendre leur candidat en priorité. Vraiment désolé.
Je comprends qu'il est inutile d'insister. De rage, je balance un coup de casque sur la cabane. Le pauvre en est tout déformé. Le type de la sécurité tente de me calmer et me raccompagne. Il m'offre une cigarette.
D'après lui, je ne suis pas le premier à qui arrive ce genre de mauvaises blagues.
Je retourne chez Nancy mais elle est déjà partie alors je file à l'agence pour l'emploi.
Aujourd'hui, c'est mon deux cent cinquante deuxième jour de chômage.
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