Le pacte !
Un seul comédien pour le rôle, il éclaire avec soin les recoins sombres de l'âme du dramaturge, peut-être moi en l'occurence.
Il se met en scène sans consigne. Le décor est changeant, mais seulement si j'y prête attention : un ciel de nuages mouvants, une rampe de lumière en contre-champs, figurant le soleil...
Je crois me rappeler, lorsque je me suis assise, que tous les paysages se sont succédé, montagnes, mers, collines, ils indiquent que le monde est la scène, en entier.
Pour l'instant, le décor s'efface, car j'écoute, j'attends que parle le comédien.
L'acteur est seul mais me dirige ; marionnette et marionnettiste.
Je croyais qu'il jouerait la pièce que je viens regarder, mais il semble que c'est lui qui me regarde, qu'ai-je donc à jouer ?
Pauvre public ! Une seule femme à conquérir, même pas jeune, même pas jolie.
Pourtant, il mettra tout son talent à me convaincre, je ne suis pas dupe spectatrice.
Alors il ne triche pas, ne se rend rien facile : tout dans l'élan, jouant sincère, sans paillettes ni faux-semblants de costume, un fourbe sans doute, mais de talent…
Chuuutt ! Ça commence.
Dans un costume décontracté, le teint rouge -il ne veut tromper personne- il sautille gaiement sur le parquet de la scène et s'avance jusqu'au parterre.
Il s'incline, théâtral, demande mes dernières volontés et se relève, lorsque je dis que je me réserve.
La pièce commence, à proprement parler, le décor change : noir et songes, la nuit est tombée.
Dans le confort de mon esprit, mais ailleurs, mon corps allongé sur un lit, je dirige le spot de poursuite sur le Diable.
Il prend son temps, recule de quelques pas, puis claque des doigts : un trône approche en glissant. Le Roi s'assoit sur son séant. D'un geste fluide, de magicien, il retient une cigarette sortie de nulle part et fumant déjà.
« Alors, il semblerait qu'on ne croit plus en moi.
Qu'à force de ne plus paraître, je suis sans foi.
Qu'à ne me plus croire, on ne me craint plus vraiment
Qu'à me montrer sans fard, je quitte votre temps.
Voilà, je ne suis plus que le mal ordinaire
Un fâcheux grincheux, que seul, vous pourriez défaire.
Que me reste-il donc pour attirer les foules
L'enfer sans contrats de démons et de goules ?
Inactif, incompris, rejeté, peu aimé
Sans le mal le bien existerait-il jamais ?
Mettons que cette vie ne vous soit point fardeau
-Le diable tire sur sa cigarette-
Et que dans mes enfers nous soyons des agneaux
Pour courroucer le ciel il faudrait bien peu d'actes…
Je l'avoue, je m'ennuie, renoueriez-vous un pacte ? »
Le Diable se lève et s'approche des fauteuils, pour que je vois qu'à ses yeux perlent quelques larmes scintillantes ! Cabochard ! Il en serait presque émouvant.
Il s'assoit sur le bord de la scène, sa cigarette s'allonge, comme neuve à nouveau.
« Je ne veux vous imposer ni joug, ni menace
Votre âme que je chasse, si sage à votre place,
Qu'aurait-elle à gagner de vivre au paradis ?
Seriez-vous plus aimée, auriez-vous plus d'amis ?
Nous sommes chaleureux, accueillants en enfer
Ça nous changerait un peu d'être débonnaires !
Vous n'auriez pas grand-chose à payer en échange
Juste votre âme au chaud, c'est ennuyeux les anges…
De plus je vous rappelle à toutes fins utiles
Que vous allez mourir : cette nuit vous mutile
Je peux vous épargner les souffrances de Dieu
En échange vous rendre une vie on ne peut mieux ? »
La poursuite s'atténue la lumière quitte la scène, le théâtre s'enfonce dans mes rêves, tandis que dans mon lit mon corps s'éveille à la douleur. Il fait jour, c'est demain… Est-ce l'heure ? Ou l'entracte peut-être… Le pop-corn éclate dans ma tête en étoiles de supplices.
Un peu de morphine s'il vous plaît, je préfère, au Miko.
Vivre longtemps et ne plus souffrir... puis finir en enfer au milieu de damnés débonnaires !
Il me prend pour une tanche ? Ou peut-être croit-il que la drogue m'amoindrit ?
Quel est donc ce contrat anémique…
Car si tu existes, Lui, il existe aussi. Et cette proposition, n'a aucun sens, ne le vois-tu pas ? Soit je délire et je ne risque rien. Soit le théâtre est vrai et Dieu me prendra la main…
Un trait violent de douleur traverse ma conscience. Cependant, la morphine agit, je retourne dans la salle, glissant dans mon siège, toujours seule spectatrice dans ce vaste théâtre.
Le projecteur de poursuite se rallume doucement. Le Diable semble fatigué, il joue le dernier acte. "Seul, esseulé au fond de son enfer, il faudrait qu'il accepte de demander pardon !"
Je ne suis pas sûre d'avoir pensé à voix basse car il se redresse brutalement et lance vers moi, son bras de colère, en tendant le doigt.
Un funèbre rideau velour et lourd tombe en silence derrière lui, au ras d'icelui, un feu court d'un bout à l'autre du plateau. Le Diable s'exaspère :
« Etes-vous certaine, d'avoir fait le bon choix ?
-un éclair de douleur fuse de son doigt à mon coeur-
Ça ressemble aux suicides de prendre cette voie...
-douleur-
Choisir le trépas pour s'épargner les enfers ?
-douleur-
Refuser toute mon aide mourir s'en sans faire
-douleur-
Quel manque de courage, vous refusez de vivre !
-douleur-
Et croyez-vous que Dieu ainsi, puisse vous suivre ?
-douleur- »
La dernière étincelle jaillit de ses mains et entraine avec elle toute ma volonté, puisqu'il ne veut pas me laisser et que la douleur est sans fin, puisque l'enfer est déjà là qu'aurai-je donc à regretter ?
Le paradis ? Je n'y crois pas…
Un sourire étire ses lèvres rouges et gourmandes et soudain tous les strapontins s'habitent, de démons et de goules, d'amis lointains et de familles. Le théâtre s'emplit de bruits de toux, de chuchotements et d'étoffes qui plissent. Mais ils cessent soudain, quand le Diable s'incline.
Il se relève lentement, dépose un baiser sur ses doigts et le souffle vers moi.
Ainsi cessent la douleur et la septicémie.
Un tonnerre d'applaudissements salue l'acteur, puis lui-même applaudit, me tenant du regard. De toutes les directions, les spectateurs, se tournent vers moi et dans un cri sans mélange, hurlent de joie : « Bienvenue ! »
Aïe ! Dans ce lit où je m'éveille, les miens penchés vers moi, me scrutent inquiets… Ma mère me dit : «Ta fièvre est tombée et la morsure s'estompe, le médecin disait que tu étais perdue….
—Ne t'en fais pas maman, j'ai une longue vie à vivre... »
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