Deux
« _ Deux yeux échangent leurs regards et les êtres existent ».
C’est avec ce mantra qu’il entama sa démonstration.
_ C'est joli. Qui a écrit ça ?
_ Peu importe, monsieur Roussel. Souvenez-vous juste de cette phrase. Pour le reste, sachez que je ne suis pas le seul à attendre la fin de votre histoire.
_ J'en suis flatté. J'espère que ce regain d'intérêt se verra dans mes ventes.
_ Aucunement. À vrai dire, notre intérêt commun pour votre récit est en fait à l'origine même de votre insuccès commercial.
_ Pardon ? Je... je ne vous suis pas.
_ Nous avons découvert tardivement votre œuvre. À la sortie du troisième tome, précisément. Je le regrette, d'ailleurs. Ça s'est passé au moment même où l'un de mes hommes a...
_ Vos "hommes" ?
_ Oui. Mes agents du renseignement. Je travaille pour l'État.
Je me souviens avoir esquissé un sourire. Lui restait de marbre. Il leva le doigt. Sans un mot, il indiqua sa tasse.
_ Vous reprenez un café ?
_ Je... oui.
Il fit signe à la serveuse et reprit.
_ Je suis à la tête d'un service de sûreté et de renseignements. Depuis quelques années, nous avions remarqué une suite d'événements internationaux inédits, totalement improbables. C'est d'ailleurs leur degré d'improbabilité qui nous a conduits à penser qu'ils étaient liés les uns aux autres. J'ai mis alors une équipe sur le coup. Et on est tombé par hasard sur votre livre, cette grande fresque ironique du monde contemporain que vous dépeignez. J'aime beaucoup cette histoire, en tant que simple lecteur.
_ Attendez. Je me suis effectivement inspiré de faits réels, mais les personnages et les lieux ont été réinventés. Je fais très attention à ça. Maintenant, il est toujours possible de trouver des corrélations, des homonymes avec d'autres...
_ Je ne vous parle pas de ce qui vous a inspiré, monsieur Roussel. Il s'agit plutôt d'un effet totalement contraire. Ce sont les événements qui semblent s'inspirer de vous. Les cafés arrivèrent. Je bus le mien d'un trait. Il poursuivit après avoir mis deux carrés de sucre dans sa tasse.
_ Tout ce que vous écrivez, les événements clefs de chaque chapitre ne font que se reproduire dans la réalité.
_ Dans tous les tomes ?
_ Sans exception.
_ Vous... non. Oh ! J'ai failli vous croire. Vraiment ! Je vous assure. C'est le "sans exception" qui m'a fait comprendre que vous bluffiez !
Il arrêta de touiller son café, posa sa cuillère sur la soucoupe.
Les yeux dans le vague, il semblait heurté par mes propos. Mon rire avait disparu et me sourire se figea quand il plongea la main dans la poche de sa veste. Il en sortit de petits bouts de papier qu'il relu méthodiquement avant de les replier. Il les posa sur la table pour n'en garder qu'un qu'il me tendit. Je dépliai le papier et parcourus les mots qui y étaient inscrits. Je me souviens avoir relu trois ou quatre fois ces phrases. Elles disaient ceci :
« _ Attendez. Je me suis effectivement inspiré de faits réels, mais les personnages et les lieux ont été réinventés. Je fais très attention à ça. Maintenant, il est toujours possible de trouver des corrélations, des homonymes avec d'autres...
_ Je ne vous parle pas de ce qui vous a inspiré, monsieur Roussel. Il s'agit plutôt d'un effet totalement contraire. Ce sont les événements qui semblent s'inspirer de vous.
Les cafés arrivèrent. Je bus le mien d'un trait. Il poursuivit après avoir mis deux carrés de sucre dans sa tasse.
_ Tout ce que vous écrivez, les événements clefs de chaque chapitre ne font que se reproduire dans la réalité.
_ Dans tous les tomes ?
_ Sans exception.
_ Vous... non. Oh ! J'ai failli vous croire. Vraiment ! Je vous assure. C'est le "sans exception" qui m'a fait comprendre que vous bluffiez ! »
Je crois que je serais encore en train de relire s'il ne m'avait pas interrompu.
_ Je comprends, monsieur Roussel. Je comprends que ça vous choque. Moi-même j'ai du mal à accepter tant de précision dans vos prédictions.
_ Mes prédictions ?
_ Votre ouvrage est prémonitoire.
_ Mais... je n'ai jamais écrit ce dialogue. Vous avez su deviner ce que j'allais vous dire dans ce café, comme le ferait... un mentaliste. Mais une chose est sûre : je n'ai jamais écrit ça dans mon roman !
_ Si, d'une certaine façon.
_ Je pense être mieux placé que vous pour savoir ce qu'il y a dans mon histoire.
_ Parce que vous restez fidèle au premier sens que vous lui avez donné. Mais nous, nous reprenons vos mots, vos séquences, vos personnages, les sites de votre saga et les réinterprétons.
_ Je n'y comprends rien. Tout ceci est... absurde. Comment... comment peut-on arriver à la scène que nous vivons actuellement à partir de ma saga qui se passe aux quatre coins du monde, sur tous les continents sauf ici ! Je n'ai jamais fait mention de ce bistro. Il but une gorgée de son café, puis reprit.
_ Imaginez une nouvelle façon de lire. Non pas mot à mot et de façon linéaire, mais en prenant un schéma de lecture différent. Par exemple, on commencerait par le sixième mot de la première page, le cent vingt-quatrième de la treizième, puis retour à la page 9 pour piocher les mots 33 et 42.
_ Mais, ça n'a aucun sens. Et il n'y a plus aucun rapport avec mon histoire.
_ C'est là où vous trompez, monsieur Roussel. Votre histoire est capitale, car elle est bâtie, mot après mot, selon un ordre strict que vous avez décidé. Un ordre qui permet de structurer votre saga et qui, pour nous, nous offre la matière première de découvrir une autre histoire... à partir de la vôtre et uniquement grâce à la vôtre.
Tout ceci restait pour moi totalement absurde. Je m'accrochais encore, comme je le pouvais, à quelque idée rationnelle pouvant expliquer ma citation prédictive. Mais au fur et à mesure qu'il poursuivait ses argumentaires, aussi précis qu'inimaginables, je perdais le fil ténu qui m'agrippait à la réalité. La mienne, tout du moins. Il évoqua l'origine de leur section qui remontait aux années 60, époque des SELITEX, Séminaire de Littérature Expérimentale, me parla brièvement de leur codage - décodage de mes textes, s'inspirant des pratiques esthétiques de la fragmentation employées par certains artistes comme point de départ de nouveaux sens. Il étayait ses propos à grand renfort de références de l'histoire des arts, des écrivains de l'Oulipo aux affichistes du Nouveau Réalisme jusqu'aux techniques du sampling d'aujourd'hui.
En sortant du café - j'avais besoin de prendre l'air- il poursuivit ses explications et ses démonstrations, car au cours de notre trajet, 3 événements prédits sur ses petits papiers se révélèrent.
Il continua à m’expliquer l'envers du décor; du mien, celui que j'avais construit. Après avoir testé la clef qu'ils avaient conçue, nécessaire pour réencoder mon œuvre en une bible prémonitoire, Belmont engagea des dizaines d’analystes chargés de vérifier la concordance des faits entre ma fiction et la réalité. Les résultats de leur étude se résumaient en trois points. Tout d'abord, la clef qu'ils possédaient affichait un score de 100% de réussite sur les événements majeurs. Ensuite, ces derniers apparaissaient systématiquement en fin de chaque chapitre. Et enfin, plus ma saga touchait à sa fin, plus les prédictions prenaient de l'importance et se rapprochaient. En conscience, et parce qu'il en allait de la sécurité de l'État, Belmont manœuvra rapidement pour enrayer les ventes de mes ouvrages avec la maison d'édition afin de conserver cette matière pour l'étude de leur service. La deuxième action d'importance fut d'entrer en contact direct avec moi, pour me convaincre de terminer l'histoire. Ce que je fis, même après ses révélations. La troisième et dernière action m'emmena ici. Dans cet endroit que je ne connais pas, condamné à achever le travail entamé et enfermé par celles et ceux qui, finalement, attendent la suite et leur destin. Un sort que j’ai semé, que j’ai scellé sur le papier sans en avoir eu conscience, jusque là.
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