Lumière !
L'obscurité ne m'atteint pas. La nuit n'a pour moi comme seules différences avec le jour que le froid et le calme. Ce soir-là, le froid est présent. Pas le calme.
J'attire la pitié et l'inquiétude. Mes parents n'ont cessés de me couver, de me surprotéger. J'ai envie de liberté, et je l'aurais, malgré ce que les autres appellent mon "handicap". Ils ignorent qu'en réalité, ils sont ceux victimes d'handicaps. Tous leurs sens sont amoindris par la présence de cette confortable "vue". Les miens sont développés.
Cette fois-ci, enfin je pouvais respirer. Impossible de ressentir l'angoisse de se retrouver seule lorsqu'un tel sentiment d'acquisition de libre-arbitre vous anime. Mon père et ma mère m'avait prévenu le soir-même de leur décision : Ensemble, ils partaient pour une nuit dans un restaurant à ciel ouvert, profiter du "paysage" nocturne. Ils désiraient se retrouver, rien qu'à deux, puisque depuis ma naissance j'occupais toute leur attention. Je suis un nuisible, personne ne cherche à me le cacher.
On m'avait donné carte blanche, bien que je ne comprends pas la notion de "blanc". Pourtant, face à ce monde d'opportunité et d'infinité d'activités possibles, je n'avais rien trouvé mieux que rester dans ma chambre à frôler de mon doigt des petites bosses sur des feuilles de papier "blanc". Il s'agissait d'une histoire débile et qui m'ennuie profondément, racontant la vie une gamine se faisant harceler à l'école par ses camarades en raison de sa timidité. Qu'elle s'estime heureuse, moi je n'ai jamais eu l'opportunité de suivre des cours ailleurs qu'à domicile.
J'ai passé ma vie dans cette maison, je connais donc l'emplacement de toutes les armoires, ainsi que leur contenu. Habituellement, il m'est interdit de manger certains aliments à outrance. Cette nuit-ci, j'avais récupéré un tas de biscuits apéro et les dévorais dans mon lit.
Alors que la fille du livre se fait insulter, j'entends un bruit. Un craquement, différent de celui des chips au paprika que je croque, versant sur mon haut des miettes, des miettes qui me font me sentir sale et libre à la fois. Un second grésillement. En fait, je ne sais pas vraiment de quel genre de bruit il s'agissait. Je n'y prête pas attention. Puis au troisième, je prends finalement conscience que ces sons m'intriguent plus que l'histoire de cette collègienne. Je ferme le bouquin sans positionner le marque-page entre les feuilles, puis sors de ma chambre. Prenant garde à ne pas claquer la porte derrière moi, je me rapproche du bruit irrégulier. Mon ouïe m'indique sa direction tel un précis radar. Quoiqu'en soit son origine, elle est en bas. Pour la première fois depuis des années, je me sens paniquée. Et si c'était un cambrioleur ? Il me tuerai sans même que je ne puisse voir son arme. Mais je suis obligée de découvrir si c'en est bien un. Je ne pouvais pas me permettre de me stresser toute MA soirée pour rien, ni de laisser ce vaurien voler nos affaire sans agir.
Je me défais de mes chaussons pour limiter au plus le bruit que je vais produire. Et je descends les escaliers, lentement, marche par marche. Les crépitements se poursuivent, j'ai calculé qu'en moyenne un écart de cinq secondes les espacent. Me voilà au rez-de-chaussée. J'avance prudemment en rasant les murs du couloir, comme d'habitude. Les craquements sont tous proches, je le sais !
Je pose ma main sur la poignée de métal qui conduit à la cuisine. Je n'ai pas besoin de l'abaisser, la porte est ouverte. Je sens mon coeur battre à la chamade, il me fait mal à la poitrine tant il va fort. J'avais pourtant fermé cette porte avant de monter. Ma gorge se noue, l'envie de vomir les gâteaix que j'ai avalé se montre menaçante, des gouttes de sueurs se forment sur tout mon corps et se mettent déjà à couler. Je résiste, tente de garder mon calme en prenant de profondes inspirations, puis pousse le battant. Crac ! Les claquements continuent, leur fréquence s'accélère, comme s'ils sentaient mon approche. Ils ne sont plus qu'à une dizaine de pas. Sur la pointe des pieds, je les rejoint. Là, ils sont là, c'est certain ! Ils sont dans la salle à manger, une nouvelle porte nous sépare.
Impossible de rester sereine dans cette situation. Dans quelques secondes, je connaîtrai la raison de ces bruits. Je pressens qu'elle ne va pas me plaire. Je fais alors demi-tour, récupère dans le tiroir à couvert le couteau à pain, puis sur un second meuble, mes lunettes à verres teintées. Si l'autre voit que je suis aveugle, il profitera de cette faiblesse.
Je pose mon oreille sur la porte suivante. Ces grondements ne me rappellent rien. Je n'ai jamais entendu de sons comme ceux-ci, ils me semblent irréalistes. Le plus proche auquel je puisse penser est le bruit du racloir contre le bitume, mais qui ne durerait qu'une fraction de secondes, ou alors celui d'un poireau qu'on déchire en deux. Je ne pense malheureusement pas que qui que ce soit s'amuse à entrer par effraction chez des inconnus pour couper des poireaux.
Cette fois-ci, je tente une approche différente ; j'ouvre brusquement la porte et brandit mon arme. Les craquements cessent un instant. Puis ils reprennent, plus bruyants qu'avant. Ils viennent vers moi, je ne sais comment réagir.
- Qui êtes-vous ? je demande. Que faites-vous ici ?
Mais personne ne répond. Les claquements se raprochent. Ils ne sont plus qu'à quelques mètres. Ils se multiplient dangereusement. Ils n'y a désormais plus de temps de pause entre chaque craquement. Et bientôt, plusieurs se superposent en même temps. J'ai l'impression soudaine qu'ils m'entourent. Je ne parviens plus à déterminer leur provenance ni la distance qui me sépare d'eux. Ils sont partout à la fois et dansent autour de moi.
- Arrêtez ça ! Tout de suite ! Ou je devrais vous tuer !
On ne m'écoute toujours pas. Moi-même, je ne m'entends plus. Les bruits couvrent tout. Ils entrent dans mes oreilles, dans ma tête, dans mon estomac. Affolée, j'esquisse un mouvement circulaire du bras. Le couteau ne tranche rien. Et pourtant, c'est là, juste devant moi.
La terreur s'empare de moi tandis que ces choses tourbillonnent dans tous les sens. Elles s'agitent et cognent. Je ne sens plus rien, pas même le sol sous mes pieds. Les sons me grignotent de l'intérieur. C'est insupportable. Ils hurlent à mes oreilles. Je crois que mes tympans saignent. Je tente un nouveau coup de couteau. Il ne touche que le vide. Pourtant c'est là, juste devant. Le volume sonore se fait encore plus oppressant.
L'effroi cède sa place à la douleur. Une torture. Je n'ai plus peur pour ma vie, j'accepte ce qui doit m'advenir. Je n'en peux plus. Que veulent-ils ? Je me doute qu'ils continueront ainsi pour l'éternité si rien ne les arrête. Ils vrillent et chantent la pire mélodie qui puisse exister. Ils brisent chaque pores de mon visage. Je saisis le couteau à deux mains, pointe la lame vers mon ventre, la dirige dans mon bassin. Les bruits s'affolent. Le coup n'a pas suffit. Je me retire l'arme des intestins, le replonge plus haut, dans ma cage thoracique. Je tombe à genoux. Les vrombissements s'estompent. Les craquements faiblissent. Ma tête se pose sur le carrelage. Les sons cessent enfin. Je m'échappe d'eux et de mon enveloppe charnelle, je m'élève, je m'envole. Je vois mes parents, tous leurs traits, leurs formes, leurs visages, leurs yeux appeurés qui fixent le corps inanimée de leur fille baignée dans son sang.
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