Chapitre 4

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Eder trébucha et ne retrouva son équilibre que de justesse en s’appuyant sur Bonnie.

— Pas si vite, protesta-t-il, je te rappelle que j’ai les yeux bandés.

La jeune femme rit, puis se moqua :

— Ah oui ?

— N’agis pas comme si tu l’avais oublié. C’est toi qui m’as placé ce morceau de tissu sur le visage !

— Pour que la surprise soit totale. Je t’interdis de râler.

— D’accord, d’accord, se soumit bon gré mal gré l’acteur tandis que sa consœur recommençait à le traîner jusqu’au théâtre.

Impatience et excitation le tenaillaient. La première de la pièce avait lieu ce soir et, vu qu’il s’agissait également de sa première représentation, ses pairs avaient décidé de lui réserver une surprise. Afin de veiller à l’organisation de l’événement, Cyrus était parti tôt. Résultat : Bonnie avait été chargée de l’empêcher de quitter la maison avant l’heure où les comédiens étaient censés enfiler leur costume, puis de l’emmener rejoindre les autres à l’aveugle.

Eder n’appréciait pas être privé d’un sens ; néanmoins, il acceptait de se plier au jeu. Selon Bonnie, le bandeau lui permettrait d’être deux fois plus étonné à l’instant T.

— On y est, lui déclara-t-elle.

Il en fut stupéfait.

— Je n’ai pas réussi à me repérer, pourtant j’ai été attentif à chaque tournant !

— Normal, on est l’arrière du bâtiment.

— Il y a une entrée par là ?

— Minuscule, mais oui, confia Bonnie. Aujourd’hui, les portes principales sont réservées aux spectateurs. Cyrus aime que nul ne nous voie en dehors de la scène. Il juge ça plus mystérieux.

— Je comprends.

Un grincement se fit entendre, signe que leur entrée personnelle était ouverte.

— Attention à la marche, prévint Bonnie.

Eder l’évita et se laissa conduire jusque dans les coulisses, où un doux brouhaha régnait.

— On va pénétrer dans ta loge.

— Ma loge ? répéta-t-il avec stupeur.

Jusqu’à présent, lors des essayages costume et maquillage, il avait partagé celle d’un membre de leur groupe.

— Oups, j’ai parlé trop vite, gloussa Bonnie. Ton premier cadeau. Cyrus a passé une partie de son temps libre à vider, nettoyer puis remeubler avec ce qu’il avait sous la main une pièce proche de nos propres loges. Tu es des nôtres maintenant, tu mérites d’avoir ton espace à toi.

Eder fut incapable de répondre et sentit les larmes le menacer.

— Le moment est arrivé. Sois un amour, ne dis pas que je t’ai mis au courant et montre-toi abasourdi.

Il sourit et écouta Bonnie abaisser la clenche. Il effectua ensuite deux pas à l’intérieur, puis elle lui ôta son bandeau.

— SURPRISE !

Ses collègues étaient entassés dans le local, regroupés près d’un gâteau où les mots « C’est le grand soir » étaient lisibles. Au-dessus d’eux, une pancarte « bienvenue dans ta loge » avait été dressée. Eder n’eut pas à feindre son émotion. Face à un tel débordement de gentillesse, il demeura coi.

Cyrus s’avança, lui tapa une paume amicale dans le dos et le taquina :

— N’oublie pas de respirer.

— Merci…, souffla Eder.

Le reste de la bande applaudit.

— Loin de moi l’idée de gâcher notre petite fête, reprit le directeur, mais si nous désirons être à l’heure, il faudrait entamer cette succulente pâtisserie !



Eder se détailla dans le miroir et s’autorisa un sourire satisfait. Son apparence était impeccable. Il était enfin prêt.

Son ventre était noué, sa gorge, serrée. Ses jambes tremblaient sous son siège. Il ne tenait plus en place. Bon sang, il allait jouer !

Il se leva et marcha autour de la table, où une part de gâteau subsistait. Cyrus lui avait recommandé de ne pas rejoindre l’avant-scène avant qu’on vienne le chercher pour sa première apparition. Selon lui, rester enfermé, en dehors de l’agitation, lui permettrait de mieux se concentrer sur son rôle et de ne pas ressentir la pression des autres.

Eder admettait que son trac n’avait pas besoin d’être augmenté. Cependant, l’isolement l’empêchait de se focaliser sur le script ou de se glisser dans la peau de son personnage. Une foule de questions le titillait. Les décors rendaient-ils bien ? Ses amis s’en sortaient-ils ? Et le public, était-il plus nombreux que les dernières fois, comme Cyrus l’espérait ?

Eder soupira. Il avait promis d’appliquer les conseils prodigués, mais aller jeter un œil à la scène était tellement tentant… Serait-ce si mal d’observer les sièges et le spectacle quatre ou cinq secondes, dissimulé derrière le Manteau d’Arlequin ?

N’y tenant plus, il s’engouffra dans le couloir et courut rejoindre le reste de la troupe.

— Eder ? hoqueta Bonnie lorsqu’il fut à sa hauteur. Qu’est-ce que tu fais là ?

Dans sa robe rouge bouffante, son amie était magnifique. Il se réjouit à l’avance de lui donner la réplique.

— J’ai eu envie d’avoir un avant-goût de la pièce et de la salle, lui avoua-t-il.

La jeune femme plissa les lèvres.

— Cyrus souhaite que tu aies la surprise en montant sur la scène.

— Patienter n’a jamais été mon fort, plaisanta Eder. Ça ne ruinera pas mes efforts pour maîtriser mon texte.

— Cyrus n’apprécie pas qu’on ne respecte pas ses consignes.

— Juste un coup d’œil, la supplia-t-il.

L’insistance de sa partenaire le stupéfiait. Cyrus n’avait rien d’un tyran. En quoi l’autoriser à contempler le fruit de leur travail l’embêterait-il ? Il ne lui avait pas donné d’ordres, uniquement des conseils.

— D’accord, mais garantis-moi de retourner dans ta loge après. Une première pièce, c’est quelque chose ! J’étais si excitée par ce que je voyais quand j’ai rejoint le groupe que j’en ai oublié une phrase dans mon premier monologue… Je ne veux pas que ça t’arrive. Un environnement calme te conviendrait mieux.

— Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer, s’esclaffa Eder.

L’expression datait d’une époque révolue. Pourtant, il l’adorait, il la jugeait amusante. Bonnie soupira, mais s’écarta afin qu’il puisse continuer sa progression. Plus qu’une dizaine de pas, et il y serait.

Eder inspira. Les mots de ses pairs sur scène lui parvenaient, ponctués de plusieurs murmures qu’il devinait provenir du reste de la bande. Son cœur battait la chamade, incapable de supporter son impatience. Il ralentit, subjugué par l’éclat des lumières qui balayaient le décor. La scène II de l’Acte I se terminait, l’avant-dernière avant la sienne. Tous les artistes se focalisaient sur l’action en cours, si bien qu’Eder passa inaperçu.

Il se retint de crier afin d’encourager ses camarades. Le résultat de leur labeur s’accomplissait à cet instant même, sous ses yeux. Il pria pour être à la hauteur. Oh ! Qu’il avait hâte de connaître l’allégresse de se produire devant un public !

Eder éprouva le désir de vérifier le nombre de places occupées. D’un geste discret, il se pencha de façon à distinguer la salle sans apparaître aux spectateurs.

Une main se plaqua soudain sur son bras, puis le serra. Il fut tiré en arrière et manqua perdre l’équilibre.

— Qu’est-ce que tu fabriques ? grommela Cyrus. Ce n’est pas encore à toi.

— J’essayais de contempler la salle.

— Excellent moyen d’avoir le tract, le rabroua son ami. Tu n’étais pas censé patienter dans ta loge ?

— Je n’avais pas capté que j’y étais séquestré.

Cyrus sourit.

— D’accord, d’accord. Tu m’as eu. Excuse-moi, j’ai les nerfs à vif.

— Normal, le rassura Eder. Tu as travaillé dur, et c’est le grand soir !

— Je comprends ta curiosité, mais accepterais-tu d’avoir foi en mon jugement ? Je serais beaucoup plus tranquille si je te savais en coulisse à répéter plutôt qu’ici à accumuler la tension ambiante.

Eder se mordit la langue.

— Tu as peur que je commette une bévue à cause du stress ?

— J’ai confiance en toi. Cependant, il s’agit de ta première pièce. Personne n’est en mesure de prévoir ta réaction face à la pression. Je m’assure donc que tu en ressentes le moins possible.

L’argument se tenait, il était obligé de l’admettre. Il recula à contrecœur, résigné à contrôler son impétuosité. Alors qu’il s’éloignait, une salve d’applaudissements le figea, signe que la scène II était terminée.

Le bruit l’étonna. Il était si puissant ! Sans l’avoir vue, Eder soupçonnait que seule une salle comble émettait un brouhaha pareil… Cyrus avait-il réussi à promouvoir le spectacle à ce point ? Il lui avait affirmé qu’à peine une dizaine d’individus assistaient aux productions du théâtre... Un si grand revirement de situation était-il envisageable ?

Il pivota et croisa le regard du directeur. D’abord crispés, les traits de l’homme se détendirent ; il leva les deux pouces à son attention. Le mouvement avait l’air feint, comme forcé, mais Eder choisit d’ignorer son impression.

Il se remit en route : inutile d’affoler Cyrus en demeurant sur place, il était déjà assez anxieux ! Si prendre son mal en patience loin de l’effervescence de la pièce suffisait à l’apaiser, Eder était prêt à faire un effort, tant pis s’il considérait la précaution non nécessaire.

Le trajet lui parut moins long que celui effectué cinq minutes auparavant. La constatation lui arracha un sourire, qui s’effaça sitôt que l’approbation du public lui revint en mémoire. Eder ne s’expliquait pas de quelle façon Cyrus avait appâté autant de monde. L’unique idée qui lui venait à l’esprit était la gratuité de l’entrée. Néanmoins, c’était absurde, contre-productif. Le théâtre et les comédiens avaient besoin de cet argent.

Plus il y réfléchissait et moins il trouvait ça logique. Les affiches avaient été créées récemment, les badauds n’avaient donc bénéficié que de peu de jours pour les remarquer… Quelque chose clochait, il en avait la conviction.

La porte de sa loge lui apparut. D’instinct, il ralentit, puis s’immobilisa. Son instinct le titillait et cherchait à l’avertir. Eder soupçonnait qu’il passait à côté d’un élément important.

Une question le tarauda. Combien de ses compères pouvaient se targuer d’être insensibles à la pression ? Ils n’étaient pas nombreux au total, mais que tous gèrent leur stress sans encombre ne lui semblait pas probable. Pourquoi Cyrus n’envoyait-il que lui se détendre au calme ? On aurait presque dit qu’on tentait de l’isoler.

Une autre interrogation le percuta. Pourquoi nul ne s’était-il soucié du suivi des flyers plus tôt ? Excepté lui, personne n’en était à sa première représentation. L’un des membres aurait au moins dû s’enquérir de la communication prévue.

Les battements de son cœur s’accélérèrent. Pris d’un doute affreux, Eder rebroussa chemin et bifurqua dans un couloir en direction du « salon », une pièce que Cyrus avait aménagée afin que leur petit groupe discute dans le confort après leurs répétitions. Bonnie ne l’y avait certes pas conduit à leur arrivée, mais il était certain que les premiers présents s’y étaient arrêtés. Si l’horrible hypothèse qui germait dans sa tête se révélait réelle, une preuve y était peut-être. Il n’était pas rare que ses camarades y abandonnent leurs affaires.

La nervosité le gagna. Eder pénétra dans la pièce avec fébrilité. Ses yeux furetèrent à la recherche d’une affiche. Ces dernières constituaient la clef, son intuition le lui affirmait.

Il serra les dents. Il espérait tant se tromper !

Il déambula parmi le mobilier, fouilla les recoins, inspecta la table basse. Puis il se dirigea vers la poubelle. Anxieux, il l’ouvrit d’un geste lent.

Un feuillet y était visible, face cachée. Sans hésiter, Eder plongea son bras au milieu des détritus et s’en empara. Il le retourna ensuite, prêt à apprendre la vérité.

La façade du théâtre se dévoila à lui, accompagnée du titre de la pièce en lettres capitales dorées et d’une ancienne photo animée des membres de la troupe qui saluaient le propriétaire du prospectus. Eder n’y apparaissait pas, cependant, la mention « avec la présence exceptionnelle de… » en bas à droite lui fit craindre le pire. Cyrus n’avait-il pas évoqué une projection holographique ?

Tremblant, il appuya son doigt sur les fameux mots.

Ses traits, son nom et sa profession jaillirent du papier dans un halo de lumière bleue. Les larmes le menacèrent. Ses jambes flageolèrent.

Un appât. Il n’avait été qu’un appât… Cyrus s’était servi de lui et de sa renommée grandissante.

Ses mains déchirèrent le flyer et l’abandonnèrent au sol. Il ne parvenait pas à le croire !

Nauséeux, Eder s’enfuit du « salon » avant qu’on l’y découvre. Sa poitrine était douloureuse, sa gorge, sèche. Ses pas le menèrent jusqu’à sa loge, où il s’enferma. Il visualisa à nouveau l’hologramme dans son esprit et réprima un sanglot.

Sa stupidité le percuta de plein fouet. Il avait été si naïf ! S’il s’était donné la peine de réfléchir davantage et plus tôt, il aurait probablement remarqué qu’on le manipulait. Mais non ! Il s’était mis des œillères, il avait préféré se convaincre que le bonheur frappait à sa porte et que le destin lui accordait une chance de vivre son rêve de gamin…

Il n’était qu’un idiot.

L’invitation à séjourner chez Cyrus, son insistance mielleuse quand il lui soufflait de se reposer au calme – loin du bruit des rues – et de travailler son texte, son refus lorsqu’il avait proposé son aide pour distribuer les affiches, son besoin de le confiner en coulisse en attendant son entrée en jeu, la sollicitude de ses pairs, leur empressement à ne pas le laisser seul… Tout prenait désormais un deuxième sens et l’emplissait d’un douloureux chagrin.

Eder s’effondra sur le siège où il s’était préparé, puis coinça son crâne entre ses paumes. Dire qu’il avait imaginé que ni Cyrus ni le reste de la bande ne soupçonnait son identité. Dire qu’il avait présumé avoir trouvé des amis…

La rancœur l’étouffait. Il n’avait été que le dindon de la farce, une opportunité de redorer le blason du théâtre ! Ses camarades n’éprouvaient pas une once d’affection envers lui. Ils s’étaient moqués de lui, jusqu’au dernier. Eder les détestait.

Il releva le menton et tomba nez à nez avec son reflet dans le miroir. La rage le consuma. Tout était à cause de son visage ! Ce faciès si avenant qu’il entretenait. Cette mine qui avait séduit les producteurs et qui lui permettait de monter en flèche dans le top des meilleurs physiques masculins des magazines. Depuis le début, ses traits ciselés l’empêchaient d’être reconnu pour ses aptitudes. D’ailleurs, en avait-il ?

Sans son visage, Cyrus aurait peut-être été sincère le jour de leur rencontre et les suivants. Sans lui, il aurait peut-être été en mesure de jouer normalement ce soir, au lieu d’être victime d’une odieuse machination.

Eder n’avait plus qu’une envie : s’en aller loin d’ici afin de ruiner les desseins du directeur, et tant pis pour la déception des spectateurs. Pourtant, il se contint, retenu par une voix sourde qui lui affirmait que fuir était vain. Un rire amer s’extirpa de sa gorge. Elle avait raison, il le savait. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il tente, il ne serait pas jugé autrement que sur son physique. Il n’était qu’un visage pour le monde entier, juste un visage.

Eder baissa les yeux de la psyché. Il ne voulait plus se voir.

Un éclat argenté capta son attention. Surpris, l’acteur tourna la tête en sa direction ; il provenait du couteau qui avait été utilisé afin de découper son goûter, celui qu’il avait consommé avec gratitude. La lune dardait l’un de ses rayons dessus.

Eder se leva, s’en saisit. L’hésitation le traversa. Puis un rictus tordit ses lèvres devenues blanches à force de les serrer.

Cyrus avait promis son visage au public ? Ils allaient tous être servis.

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