C'est pas sensé
Jamy tournait en rond dans son camion-laboratoire, autour de la table qu’il utilisait habituellement pour ses explications auprès du public de l’émission.
« Mais qu’est-ce qu’il fabrique ? soupira le scientifique. Ça commence à chauffer dehors. »
Des bruits de tirs et d’explosions en tout genre résonnaient au sein de l’habitacle, comme en plein milieu d’un champ de bataille. Jamy se tourna en direction de la porte donnant sur la cabine du camion et cria pour se faire entendre :
« Marcel ! Coupe ta zic, j’aimerais entendre comment ça se passe dehors. »
Une voix de rappeur se fit entendre au milieu du tapage :
« Cli-que, cli-que, cli-que, cli-que, y’a plus de balles, alors on recharge. Tcha-que, tcha-que, tcha-que, tcha-que et sa repart. »
Les sons de guérilla redoublèrent. Jamy fixa l’entrée d’une moue contrariée. Il tambourina à la cabine et la salsa des armes cessa brusquement. Ou plutôt, s’apaisa. On entendait toujours des bruits de bataille, mais qui cette fois-ci, semblaient provenir de l’extérieur.
Jamy soupira et se rapprocha de la porte arrière du camion.
« Je vais essayer de gagner du temps », dit-il en s’adressant à Marcel.
À peine le scientifique avait-il ouvert la porte, qu’un policier à l’air mécontent apparut dans l’encadrement.
« Ah, tout de même ! Ça fait une heure qu’on essaie de découper cette porte pour entrer. Nos hommes sont obligés de faire des exercices de tir sur votre carrosserie pour tuer le temps.
— Et pourquoi ne pas avoir tout simplement toqué à la porte de la cabine ? demanda innocemment Jamy.
— Votre chauffeur a refusé de nous ouvrir, pesta l’homme. Et impossible de découper les vitres, elles ont l’air blindées.
— Je suis vraiment désolé, s’excusa Jamy d’un sourire jovial. Nous voyageons beaucoup et nous avons donc préféré renforcer notre véhicule pour éviter les vols. Et si Marcel ne vous a pas ouvert, c’est parce qu’il écoutait la musique à fond et ne vous a sans doute pas entendu.
— Il nous a surtout ignorés, oui ! fulmina le policier. Et vous, ne me dites pas que vous n’avez rien entendu ?
— Quand je suis en train de faire quelque chose, je suis si concentré que je n’entends rien du tout. Nous sommes en pleine préparation pour notre prochaine émission.
— On a mitraillé votre camion et vous êtes en train de me dire que vous n’avez rien entendu ? Vous vous foutez de moi ! Écoutez, soupira l’homme en s’efforçant de se calmer, j’ai vu toutes vos émissions et mes enfants aussi sont super fans. Vous faites un super boulot franchement, mais votre notoriété ne vous autorise pas à commettre une infraction.
— Une infraction, quelle infraction ? s’étonna le scientifique.
— Vous osez poser la question ? S’offusqua l’agent. Votre camion est stationné sur un emplacement interdit et dangereux.
— Dangereux, vous exagérez. Gênant, à la rigueur, mais pas dangereux.
— Vous êtes garé au milieu d’une route », gronda l’agent.
En prenant de la hauteur, on pouvait constater que le camion se trouvait effectivement au milieu d’une route étroite et bloquait les deux voies, juste après un virage en épingle, où il était impossible de voir le camion à l’avance.
D’ailleurs, au cas où Jamy souhaiterait contester la dangerosité du lieu, un immense carambolage de voitures concassées et enflammées se trouvait juste avant le camion. Des véhicules des pompiers et des urgences prenaient en charge les victimes.
Le scientifique regardait le carnage qu’il avait provoqué d’un air désinvolte, pendant que le gardien de la paix le fixait d’un regard brûlant. Après un long silence gênant, Jamy revint finalement au fonctionnaire.
« Certes, il y a eu quelques petits accrochages, concéda Jamy. Mais il n’y avait aucune signalisation interdisant de stationner.
— Mais parce qu’il est évident que ce n’est pas un endroit pour se garer, surtout avec un trente-trois tonnes ! explosa le policier.
— Écoutez, expliqua posément le scientifique, Marcel est routier depuis vingt ans. Il connaît parfaitement le code de la route et sait où est-ce qu’il peut se garer.
— Et moi je suis policier depuis vingt-cinq ans et je connais le code de la route et la loi sur le bout des doigts !
— Je possède un diplôme de physique instinctive, ce qui me permet de faire preuve de discernement quant au placement des objets dans l’espace et d’évaluer la dangerosité de leurs interactions.
— Et moi j’ai été major de promo en maternelle, lors du prestigieux concours de dessin annuel de l’école Louis Dambert. Et je n’ai jamais dessiné de camions juste après un virage !
— À cela, je vous oppose ma mauvaise foi chronique qui m’empêchera d’admettre que vous avez raison, même si vous me mettez devant une preuve flagrante de mon erreur.
— Suffit ! Monsieur Gourmaud, je vous arrête pour outrage à agent, mise en danger de la vie d’autrui et égoïsme avéré.
— Jamy ? Tu es là ? s’enquit une petite voix à l’intérieur du camion.
— Oh, excusez-moi, monsieur l’agent, déclara Jamy d’un sourire polisson, on m’appelle. »
Le scientifique claqua la porte au nez du policier qui tambourina rageusement contre la paroi. Jamy se tourna vers le moniteur à l’arrière de la salle, où Fred le fixait d’un regard éteint avec un sourire qui peinait à relever les commissures de ses lèvres. Sa barbe mal taillée poussait dans tous les sens à la manière de ces algues s’accumulant sur les rochers. Des sillons zébraient son front, triste carte de papier décolorée, indiquant l’emplacement de problèmes mainte fois pliés et dépliés sans y trouver de solution. Ses cheveux s’agitaient sous la brise en lambeaux de voiles désordonnés, livrés à eux même. La proue de son visage penchait vers l’avant, alourdie d’une cargaison d’accablement menaçant de l’envoyer par le fond. Et ce n’était pas sa tenue qui l’aurait maintenu à flot : une vieille coque pleine de trous qui tenait plus de la passoire que de l’imperméable.
« Ah enfin, c’est pas trop tôt, râla Jamy. Mais qu’est ce que tu fabriquais ? Ça fait une heure que je t’attends.
— Désolé, Jamy, s’excusa tristement Fred. Je suis encore bloqué à la gare. Mon train n’est pas arrivé à l’heure car un malheureux s’est jeté sur la voie. Le pauvre, il devait avoir de gros problèmes dans sa vie. Il a dû en arriver à un point où il s’est dit que seule la mort pouvait le délivrer de ses souffrances.
— N’en dit pas plus, Fred ! s’exclama Jamy. J’ai compris. »
Le visage de Fred s’illumina, avant que les paroles du scientifique ne le ramènent à son état de tristesse premier.
« Ça ferait un excellent sujet d’émission. Ne bouge pas, je te rejoins à la gare. Chauffe, Marcel ! »
La porte de la cabine coulissa et Jamy s’engouffra vivement dans l’ouverture.
Le Kenworth W900 rugit de plaisir à l’idée de reprendre la route. Son puissant klaxon modifia profondément son environnement.
Tous les policiers cessèrent de pester contre les flancs blindés du véhicule. Ils se reculèrent naturellement pour laisser la majestueuse créature regagner la route, son milieu naturel. Tous fixaient le camion avec les yeux d’enfants se rendant pour la première fois à Disneyland Paris.
Marcel introduisit un CD et le mythique générique de l’émission « C’est pas sorcier » se diffusa à travers les vitres entrouvertes du camion. Les policiers affichèrent de grands sourires niais, plongés dans leurs souvenirs d’enfance.
« Ça marche à tous les coups », constata Jamy d’un sourire narquois.
Le Kenworth tourna souplement son corps longiligne sur une route auxiliaire conduisant à une aire de repos, afin d’effectuer un demi-tour. Il gagna la seconde entrée de l’air pour se diriger lentement en direction du virage dangereux, tandis que Jamy faisait un signe de la main aux policiers qui le lui rendirent, en ayant visiblement oublié les crimes commis par le chauffeur et le scientifique.
Le pare-chocs renforcé se composait d’une longue plaque en acier au niveau des roues, qui se prolongeait en de longues barres horizontales protégeant le radiateur de l’appareil.
Le mastodonte prit de la vitesse et balaya les carcasses de voitures brûlantes aussi aisément qu’un tapis de feuilles mortes et s’engagea dans le virage de la discorde. Fort heureusement, tous les conducteurs et passagers avaient été évacués à temps et avaient quitté les lieux dans les véhicules des secours.
Les policiers fixaient le tournant où le grand animal avait disparu, encore habités par la magie de l’évènement, quand le museau d’acier du camion pointa de derrière la colline.
Le Kenworth repassa tranquillement devant les policiers et Jamy salua à nouveau les forces de l’ordre d’un air moqueur, tandis que ses fans lui faisaient à nouveau un signe de la main.
Après les avoir dépassés, le camion partit au galop. La caméra prit lentement de la hauteur et le spectateur put contempler le dos blanc du Kenworth avec la devise : « Le magazine de la découverte et de la science. ».
Une immense plaine de verdure apparut ensuite, interrompue en son milieu par l’étroit ruban de la route, tandis que le générique de l’émission défilait à l’écran.
***
La caméra filmait une voie de chemin de fer bordée de cailloux gris des deux côtés. Les lignes de ballasts étaient entourées par une végétation laissée à l’état sauvage. L’un des buissons ploya sous le poids d’un immense pachyderme de passage dans ces contrées.
Le Kenworth entra tranquillement dans le champ et se coucha de tout son long en travers de la voie, pour prendre un repos bien mérité.
L’image revint sur Fred, toujours aussi épanoui, dans une gare, à distance respectueuse d’un train à l’arrêt, entouré de policiers et de pompiers.
« Je me trouve donc à la gare, où quelqu’un s’est jeté sur la voie pour se donner la mort. Les secours sont déjà sur place et commencent le travail difficile d’extraire le corps, pendant que la police interroge le conducteur. Le suicide entraîne une fermeture de la ligne dans les deux sens et nécessite de patienter le temps qu’elle soit de nouveau praticable. Heureusement, les voyageurs se montrent très compréhensifs face à ce drame humain », rassura Fred en se déplaçant vers les premiers wagons.
Il sortit un seau en plastique et le plaça sur sa tête.
« Courage, messieurs, dame ! Plus que deux heures et le train pourra repartir ! »
Les fenêtres volèrent en éclat et des hordes de bras déferlèrent à travers les carreaux brisés. Des masses grouillantes de mains avides de chair battaient le vide, comme pour y débusquer le responsable de leur immobilisation. Les visages que la colère décomposait, grognaient, hurlaient et crachaient des pluies baveuses qui s’écrasèrent lourdement dans le seau de Fred. Si le reporter avait eu le malheur de s’approcher d’un peu trop près, ils l’auraient assurément mordu.
Il décida de battre en retraite en se réfugiant à l’intérieur de la gare. Il posa son seau à crachat plein à ras bord et se remit à parler devant la caméra comme si de rien n’était. Un homme en costume se trouvait à ses côtés.
« Je me trouve à présent avec Louis Forens, cadre à la SNCF. Dites-moi, M. Forens, comment ça se fait que la gestion des personnes qui se suicident sur la voix prenne autant de temps ?
— Il faut savoir que ces suicides que l’on nomme accident de personne comprennent également des accidents sur la voie, qui ne sont pas liés à un suicide. On peut avoir par exemple quelqu’un qui traverse la voie pour gagner du temps ou qui se trouve au bord des quais et qui chute sur la voie. Et malheureusement quand de tels accidents se produisent, nous devons faire appel à un ensemble d’intervenants et de procédures pour traiter l’incident. »
« On commence d’abord par bloquer la voie dans les deux sens pour éviter le suraccident. Ensuite, on prévient les pompiers et la gendarmerie. Il ne suffit pas d’extraire le corps, il faut attendre que les policiers aient terminé d’interroger les témoins du drame. Si on constate que la personne est décédée, il faut faire appel aux pompes funèbres. Et tant que ces différents intervenants sont sur les lieux, on ne peut pas rouvrir la voie pour ne pas gêner leur travail et éviter de nouveaux incidents. Il faut aussi prendre en charge le conducteur qui est bouleversé par l’évènement et faire venir un autre cheminot pour le remplacer. Et donc effectivement, tout ceci prend du temps. On est sur une moyenne de trois heures pour les lignes à grande vitesse et deux heures sur les autres lignes.
— En 2018, 289 personnes se sont suicidées sur le réseau ferroviaire. Comment est-ce qu’on peut éviter ou au moins limiter de tels drames ?
— Il y a de nombreuses études qui montrent que mettre des barrières peut inciter la personne à renoncer à une tentative de suicide sur les rails. De notre côté nous avons couvert une partie du réseau mais nous avons trente-mille kilomètres de rails et il n’est pas possible de tout grillager. Donc nous misons sur la prévention des usagers. »
« Nous avons renouvelé notre partenariat avec l’Union Nationale de Prévention du Suicide (UNPS), une association qui organise des campagnes de prévention dans les écoles et va former notre personnel pour leur permettre de détecter les comportements à risque et de pouvoir agir efficacement. Nous avons également mis en place une cellule d’écoute psychologique pour les cheminots ayant été confrontés à un accident de personne.
— Merci pour vos réponses, M. Forens. »
Fred prit congé du cadre et revint à l’avant du train, où la police et les secours continuaient leur intervention. Une voix émise depuis un haut-parleur indiqua que la circulation avait été rétablie dans l’autre sens. Des journalistes avaient investi les lieux et présentaient le drame face à leurs caméras ou interviewaient des policiers ou des pompiers.
« Ah, les journalistes sont arrivés. On va se rapprocher pour voir comment est-ce qu’ils couvrent cet évènement. »
L’image zooma sur la zone proche du nez de la locomotive. Les différents intervenants se décalaient vivement comme de hautes herbes au passage d’un animal en pleine course. Un homme jaillit de la cohue, couvert de sang, suivi de son cameraman. Il affichait un regard exorbité et parlait excessivement vite et avec autant d’enthousiasme que si un vaisseau extraterrestre se fut écrasé sur la gare.
« C’est incroyable ce qu’il se passe ici ! Je peux vous dire qu’il s’est pas loupé. On le voit sur nos images, le corps est écrasé comme une crêpe et waouh, le sang a giclé de partout. Il s’est suicidé en se jetant sur la voie à la gare de Saint-Ferget qui se trouve au 15 rue de l’arc du train cour. Un témoin affirme l’avoir vu se cogner le petit orteil dans la porte de la gare, ce qui ne peut être que la cause de son mal-être et qui l’a poussé à commettre cet acte. C’est d’ailleurs le titre de ce reportage : “Mal-être au petit orteil, il se suicide sur la voie.”
« Si vous souhaitez revoir ce reportage, ne vous en faites pas, il sera rediffusé quinze fois sur notre chaîne et partagé sur tous nos réseaux. D’ailleurs, n’hésitez pas à nous suivre et à partager la photo de son corps écrasé, pour que l’information circule. C’était Frank Genfond pour Chaîne 1. »
Fred reparu à l’écran et les couleurs de son visage hésitaient entre la tristesse et l’envie de vomir. Il parvint à articuler faiblement qu’ils allaient filmer une autre personne pendant qu’il prenait une petite pause.
L’image montra un second journaliste qui se tenait à distance respectueuse des secours et qui s’exprimait calmement, avec un visage plein d’empathie pour le drame qu’il présentait.
« Un homme a mis fin à ses jours dans cette gare. Nous allons prochainement interviewer ses proches ainsi que des personnes ayant fait face à une tentative de suicide, afin de comprendre les mécanismes derrière ce problème encore trop répandu et d’être en mesure d’éviter des fins aussi tragiques que celle-ci. D’ailleurs, si vous aussi vous avez des pensées suicidaires, ne restez pas seul. Parlez-en à vos proches et n’hésitez pas à contacter le 3114, le numéro national de prévention du suicide qui s’affiche sur votre écran. C’était Sully Joffre pour Chaîne 2. »
Fred, qui avait repris contenance, reparut à l’écran. « On va attendre un petit peu, le temps que le trafic soit rétabli, car quelque chose me dit que les conséquences de ces reportages ne vont pas tarder à se faire sentir. À tout de suite. »
L’image des journalistes et des secours devant le train à l’arrêt se dissipa lentement, pour être remplacée par la même gare où les deux voies attendaient calmement les prochains trains. Quelques voyageurs patientaient sur les deux quais.
Une musique recouvrit brusquement la quiétude de la gare. Tout le monde se tourna vers la source du bruit, sur le quai opposé.
Une horde de perruques afros déboula du bâtiment. Les nouveaux venus, habillés avec des tenues hautes en couleur ou à paillette rappelant les années disco, amenaient des boissons et de la nourriture, ainsi que de hautes enceintes et dansaient de manière survoltée. Trois d’entre eux vinrent avec une échelle et la déployèrent contre le toit du quai. La majorité des participants y montèrent sous le regard médusé de la foule.
Ils continuèrent de danser sur le toit quand l’un d’eux coupa brièvement la musique, un remix électro de la chanson It’s Raining Men du duo The Weather Girls, pour crier dans un micro : « Et je vous souhaite la bienvenue à cette trente-troisième édition de notre suicide party ! » Les autres invités hurlèrent de plaisir.
« On remercie Chaîne 1 de nous avoir indiqué le spot et de l’avoir massivement diffusé. Je peux vous dire que vous nous avez tous chauffés pour rejoindre la grande faucheuse. Ce soir il va pleuvoir des hommes ! ».
Les autres poussèrent des acclamations et se mirent à sautiller sur place en clamant : « Qui ne saute pas n’est pas décé-dé ! »
La musique reprit tandis qu’un train se rapprochait dangereusement de la gare. Certains s’étaient mis sur la voie en prenant des poses pour le moins inattendues. L’un d’eux avançait en courbant le dos, comme pour passer sous une barre en limbo, un autre habillé en Superman, se tenait voûté avec les deux paumes tendues, comme s’il comptait arrêter le train de sa force herculéenne. Un autre participant se tenait sur le quai avec son portable, prêt à le photographier juste avant l’impacte.
« Nous assistons ici à ce qu’on appelle l’effet Werther, commenta tristement Fred en entrant dans le cadre. La manière dont Chaîne 1 a présenté le suicide a incité d’autres personnes à faire de même. Les actes de suicides doivent être relayé avec un minimum de précautions, pour éviter ce qui est sur le point de se dérouler ici. Je vous rassure, nous couperons avant que les choses ne dégénèrent. »
Le présentateur se tourna vivement en entendant le train donner un coup de klaxon strident. Ses freins crissèrent sur la voie, mais il ne pourrait jamais s’arrêter à temps.
Il ne se trouvait plus qu’à quelques mètres des deux personnes sur la voie, quand de nouveaux participants se joignirent à la fête : un groupe d’hommes et de femmes habillés en noir, avec pour certains des bijoux en argent représentant des éléments typiques du métal tels que des crânes ou des pentagrammes, entrèrent calmement sur le quai de la suicide party. Trois d’entre eux tenaient des guitares électriques avec des amplis et un autre groupe plaçait les éléments d’une batterie à leurs côtés. Un homme se plaça devant les autres avec un micro et déclara simplement : « Sauvetage party. »
Les musiciens jouèrent Not Gonna Die de Skillet. La puissante musique de heavy métal écrasa le remix d’It’s Raining Men. Les danseurs des années soixante-dix se tournèrent d’un air surpris vers les nouveaux venus, mais se remirent à fixer le train qui arrivait en catastrophe à l’entrée de la gare. Ceux qui se trouvaient sur le toit sautèrent, mais certains métalleux les interceptèrent in extremis. Ils atterrirent lourdement sur la voie opposée, suivie par deux autres personnes qui s’étaient occupées de Superman et du danseur de limbo.
Les hommes aux couleurs vives affichaient un air soulagé, comme s’ils avaient secrètement espéré que cela arriverait. Les métalleux les raccompagnèrent en sécurité sur le quai opposé où se trouvait Fred, qui affichait un mélange de soulagement et de surprise.
« Et bien, je ne m’attendais pas à ça. Dites-moi, madame, dit Fred en interpellant l’une des métalleuses, pourquoi vous êtes venu sauver ces personnes avec tous vos camarades ?
— Pour ma part, j’ai vu le reportage sur Chaîne 1, ça m’a déprimé. J’ai failli rejoindre la suicide party, déclara tristement la jeune femme, mais je suis tombée sur le reportage de Chaîne 2, et ça m’a donné de l’espoir. L’espoir que j’arriverai à m’en sortir autrement qu’en me donnant la mort. Je me suis rendue compte que j’étais pas seule, qu’il y avait des personnes dans la même situation que moi et qu’ensemble on pouvait s’en sortir. »
« Je suis allée sur les réseaux voir ce qu’en pensaient les autres et je suis tombée sur un groupe qui réagissait au reportage de Chaîne 2. J’ai discuté de ce que j’avais vu, et il leur est arrivé la même chose. On était certains que des personnes qui avaient regardé Chaîne 1 viendraient dans cette gare pour en finir. On pouvait pas les laisser faire ça, alors on est venu.
— Et bien merci pour ces réponses, déclara Fred avec des yeux brillants. C’est un très beau message en tout cas et j’espère que les personnes qui veulent se donner la mort changeront d’avis en voyant votre sauvetage party. »
La jeune femme hocha la tête d’un sourire chaleureux et rejoignit les autres métalleux. Fred se reprit avant de se tourner vers la caméra.
« C’est bien ce qui me semblait, nous avons assisté à l’inverse de l’effet Werther, l’effet Papageno. Ces jeunes, influencés positivement par les médias, ont renoncé au suicide et même mieux, ils ont incité d’autres personnes à faire de même. Qui a dit que le suicide n’avait que des conséquences négatives ? »
Des images de l’Allemagne de 1774 défilèrent à l’écran pendant que la petite voix débutait ses explications.
« L’effet Werther, ou suicide mimétique, a été découvert en 1982 par le sociologue américain David Phillips. Il a été nommé ainsi, car le premier cas à mettre en évidence ce phénomène survient lors de la parution en 1774 du roman Les Souffrances du jeune Werther, par Johann Wolfgang von Goethe, où son héros se suicide à la suite d’une déception amoureuse. De nombreux jeunes allemands se mettent alors à imiter la tenue vestimentaire de Werther et de sa compagne, mais aussi à se donner la mort en utilisant une arme à feu, de la même manière que dans l’histoire de Goethe. »
Des extraits montrant des journalistes en plein reportage apparurent à l’écran.
« Depuis, de nombreuses études montrent qu’un cas de suicide fortement relayé et présenté de manière sensationnaliste peut conduire à une augmentation du taux de suicide dans les jours suivant la parution dans les médias. D’autant plus lorsque la personne décédée était une célébrité. »
« L’Organisation Mondiale de la Santé a donc publié des recommandations que les journalistes devraient suivre, afin de présenter l’acte de suicide de façon plus empathique et respectueuse, pour éviter un suicide par mimétisme. D’autres recommandations, portées par l’Entertainment Industries Council, s’appliquent dans le domaine du livre et de la cinématographie. »
Des images d’une scène de théâtre sur laquelle jouaient des acteurs remplacèrent les journalistes.
« En parlant correctement du suicide, on peut même aboutir à l’effet opposé nommé effet Papageno, en référence au personnage de Papageno dans La Flûte enchantée, un opéra réalisé par Mozart. Le héros souhaite mettre fin à ses jours, mais y renonce après avoir trouvé le moyen de surmonter ses difficultés. En France, le programme Papageno vise à informer les médias et auteurs de fiction des recommandations de l’OMS et les conseiller sur la bonne manière de parler du suicide dans leurs articles, leurs reportages et leurs créations. »
***
Fred se tenait prêt de la voie en slip de bain avec un bonnet et des lunettes. Il plaça ses bras comme s’il allait plonger.
« Regarde, Jamy, l’interpella le reporter d’un air résolu. Je me suis éloigné de la gare pour ne pas être dérangé. Tu vas assister à un bel exemple de l’effet Werther, je vais plonger sur les rails.
— Attention de ne pas s’approcher trop près, commenta la petite voix, ça va faire des éclaboussures.
— Je comprends que l’idée est tentante, intervint Jamy d’un air tendu, mais ce serait une grosse erreur de faire ça.
— Parce qu’il y a des gens qui croient en moi, qui peuvent m’aider à remonter la pente et à voir la lumière derrière la tempête, même si à première vue ça paraît impossible ? s’enquit Fred avec espoir.
— Non, parce qu’il est impossible de mourir en se jetant sous un train.
— Mais comment ça, Jamy ? demanda Fred d’un air surpris. Et le gars qui s’est jeté sur la voie tout à l’heure, il faisait du cinéma peut-être ? »
L’image revint dans le laboratoire de Jamy et le moniteur qui affichait le visage de Fred s’éteignit.
Jamy retourna derrière sa table sur laquelle reposait un train électrique sur un rail circulaire, ainsi qu’un petit bonhomme en pâte à modeler. Le scientifique débuta posément ses explications.
« On l’a oublié, mais la nature nous a dotés de mécanismes défensifs pour échapper à la prédation. Quand une personne se jette sur la voie, expliqua Jamy en prenant le jouet et en le tenant en l’air à l’avant du train, ce ne sont pas les roues du train qui brisent le corps en morceaux, mais un mécanisme primitif appelé éparpillement. Lorsque nous sommes en danger de mort, notre cerveau active cet éparpillement, et les différentes parties de notre corps se séparent d’elles-mêmes, en partant dans le sens opposé à l’objet sur le point de nous heurter », indiqua le scientifique en détachant les membres du bonhomme pour les placer autour de la voie.
« Les traces de sang donnent l’impression que c’est le train qui a détruit le corps. Mais c’est un leurre qui permettait à l’homme de Cro-Magnon de simuler la mort et d’échapper aux prédateurs. En réalité, chaque partie et chaque cellule de notre corps continue de fonctionner indépendamment des autres. On le voit dans Frankenstein, il suffit de les rassembler entre elles, pour retrouver un corps complet et parfaitement fonctionnel », fit Jamy en reconstruisant le corps en pâte à modeler.
« Mais comme vous le savez, il faut entre dix et douze ans d’étude pour être chirurgien et pouvoir traiter une partie du corps. Alors, imaginez le nombre d’années nécessaire pour être en mesure de reconstituer un corps tout entier. Personne n’a eu la patience d’aller aussi loin et le savoir s’est perdu. Depuis, on enterre tristement les dépouilles de ses proches en les pensant morts, alors qu’ils sont encore en vie, mais sous une forme différente. Comme le disait Lavoisier : “Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.” »
« Alors, Fred, convaincu ? s’enquit Jamy en se tournant vers le petit écran qui se ralluma.
— Pas du tout, répondit le journaliste.
— Ah bon ? Je pensais que mes explications seraient suffisantes pour te dissuader.
— Ben non, j’ai rien entendu, tu coupes la communication à chaque fois.
— Zut, quel étourdi. De toute façon le train ne parviendra jamais jusqu’à toi, puisque Marcel s’est garé en travers de la voie.
— Mais il peut arriver dans l’autre sens, contesta le reporter.
— Impossible, les trains ne vont que dans un sens, comme on peut très clairement le voir, sur mon petit train électrique », déclara calmement Jamy en désignant le jouet.
À ce moment-là, la caméra filma la voie qui se mit à vibrer. Un TGV se rapprochait à grande vitesse.
« Bon sens ! s’exclama Jamy. Un paradoxe quantique, vite, Marcel ! »
Le camion démarra en trombe comme si on l’eut piqué avec un aiguillon. Il longea la voie et se mit soudainement à pencher dans la direction des rails. Fred attendait toujours le prochain train qui se rapprochait de plus en plus.
Pendant ce temps, le Kenworth continuait de rouler mais était si penché, que seules les roues de droite touchaient le sol. Il continuait de se rapprocher ainsi positionné, pendant que Jamy passait sa tête par la fenêtre de la cabine dangereusement inclinée.
Fred tourna la tête vers le camion, puis vers le train, l’air indécis. Le scientifique débordait de la cabine jusqu’au torse et tendit le bras vers le reporter. Fred regarda son ami, revint brièvement au train, à quelques mètres de sa position. Il accepta finalement la main tendue par Jamy.
Le camion bascula vers la gauche pour se repositionner juste au moment où le train passait. Fred frissonna en ressentant les vents soulevés par les déplacements du train, à seulement quelques centimètres de sa peau. Jamy le tira de toutes ses forces et ils tombèrent sur les sièges du camion.
Le véhicule s’éloigna de la voie comme d’une rivière infestée de crocodile et s’arrêta sur le bas-côté. Jamy, essoufflé, regardait son ami qui le fixait avec soulagement.
« Fred, ça va ? »
Le journaliste se renfrogna et s’écarta brusquement de son ami comme d’une roche en fusion. Il baissa le regard en direction du sol de la cabine.
Il reprit finalement la parole, après un instant de flottement :
« Je suis désolé, Jamy. J’ai été idiot. J’avais honte de ce que je ressentais et j’osais pas t’en parler.
— C’est moi qui ai été idiot. J’aurais dû me rendre compte que tu n’allais pas bien. Et quand je l’ai deviné, j’ai essayé de t’en dissuader avec mes explications rationnelles, car je ne suis pas très à l’aise pour exprimer mes émotions. Mais ce n’était pas ce que tu attendais. »
Le reporter continuait de fixer le sol sans rien dire.
« Fred, l’interpella Jamy en mettant sa main sur son épaule. Ça peut arriver à n’importe qui. Et dans ces moments-là, il ne faut pas avoir peur d’en parler. Ça te soulagera de te confier à quelqu’un.
— Merci, Jamy, répondit Fred en le regardant d’un air triste. C’est juste que… Je me sentais seul, tu vois. C’est vrai, quoi. On tourne cette émission tous les trois, toi, Sabine et moi. Mais finalement, on est jamais ensemble. Toi, tu es dans ton camion, moi là-bas et Sabine ailleurs. On a jamais le temps de se retrouver, ajouta Fred en sanglotant. Et puis j’enchaîne tellement de tournages que je vois quasiment plus ma femme et mes enfants. On est à deux doigts de divorcer. Ma vie s’effondre et je me sens incapable de la remettre en état. »
Jamy le prit dans ses bras et le laissa exprimer sa peine. Ses larmes se déversaient sans limites, accompagnées des soubresauts de son corps. Ils restèrent ainsi plusieurs minutes, jusqu’à l’apaisement du reporter.
« C’est fini, Fred. Tu n’es plus seul maintenant. Je pense que tu as grand besoin de faire une pause pour te ressourcer.
— Mais, et l’émission ?
— Aucune importance, de toute façon, tant qu’il y a le camion à l’écran, ils continueront de regarder, même si je me mettais à faire l’hélicoptère avec mon pénis.
— Méfie-toi, tu risques de rehausser l’audimat avec un truc pareil, ricana Fred.
— En tout cas, il faut qu’on s’occupe de toi, maintenant et tout de suite. Que dirais-tu d’un petit road trip entre amis pour rattraper le temps perdu ? Et on passera quelques jours avec ta famille.
— Pourquoi pas, sourit le reporter. Mais on y va quand ? Il faut qu’on se prépare un peu avant quand même. »
Leur conversation fut interrompue par des sirènes de police. Jamy regarda dans le rétroviseur du camion et vit un régiment de voitures approcher dans leur direction. Une meute du même acabit arrivait par l’avant pour les prendre en tenaille.
« Pas le temps de tergiverser, mon ami. Notre petite escapade commence maintenant », déclara Jamy en enfilant des lunettes de soleil.
Il en tendit une paire à Fred qui les mit d’un air inquiet. Le camion démarra en coup de vent et Marcel alluma la radio qui diffusa Kammthaar, musique puissante et délirante du groupe Ultra Vomit.
« Prends la rampe, Marcel. »
Le camion plaça ses énormes pattes de part et d’autre des rails. Il y avait effectivement un peu plus loin une rampe large comme les deux voies, qui ne s’y trouvaient pas il y a quelques secondes. Fred se tourna vivement vers Jamy qui devina sa surprise.
« D’après le théorème de la coïncidence bien heureuse, applicable uniquement dans les films, les livres et les séries, il y a toujours une rampe au moment où on en a besoin. »
Fred hocha légèrement la tête. Le camion partit au galop, bien décidé à échapper à ses chasseurs. Les voitures de police à l’arrière gagnaient du terrain et celles qui se trouvaient à l’avant avaient presque atteint la rampe.
« On devrait peut-être se rendre, non ? s’enquit Fred.
— Bien sûr qu’on va se rendre, ironisa Jamy. Dans les cieux !
— Quoi ? »
Le camion foula le tremplin métallique de ses larges roues et sauta au-dessus des voitures de police qui avaient pilées au dernier moment. Le Kenworth prit davantage de hauteur, au point qu’il semblait plutôt avoir été propulsé par un titan à la force colossale que par une simple rampe.
Fred regarda ébahi le plancher des vaches qui se réduisait au fur et à mesure. Les voitures arrêtées sur la route devenaient de moins en moins nettes, semblables à des dunes bleues dans un désert de sable gris.
Les véhicules qui arrivaient par l’arrière avaient atteint la rampe. Certains s’étaient stoppés avant, d’autres essayèrent d’emprunter le tremplin.
« Pile ou face ? demanda le scientifique.
— Euh… Pile ? » répondit Fred, interloqué.
Les voitures s’élevèrent dans les airs à une hauteur bien moindre que celle du camion et se retournèrent sur elles-même, en retombant sur les véhicules stoppées après la rampe. La police disparut dans une cascade d’explosion.
Jamy tendit son poing à Fred, qui le toucha du sien. Ils sourirent en savourant leur massacre, tout en levant et en abaissant leurs têtes au rythme de la musique.
Le camion garda une hauteur constante, tel un oiseau migrateur se laissant porter par les courants d’air chaud. Fred, aux côtés de Jamy, regarda d’un air ébahi le paysage, qui à cette hauteur ressemblait à un camaïeu de couleurs changeantes selon qu’ils survolaient les villes ou les forêts.
Ils ne parlèrent pas. Ils n’avaient qu’à profiter de leurs présences mutuelles et de la beauté de leur environnement. Fred prit le scientifique par les épaules et un sourire se dessina sur son visage, petite éclaircie pleine d’espoir, perçant pour un temps les nuages de l’accablement. Jamy hocha la tête d’un air satisfait.
***
Les deux compères poursuivirent leurs pérégrinations. Fred avait décidé, pour se lâcher, de faire tout le voyage en gardant son maillot de bain, ce que son ami avait immédiatement approuvé.
La caméra diffusa des extraits de leur voyage sur une musique entraînante pour éviter que ce ne soit trop long.
On vit notamment Jamy et Fred narguer une foule de spectateurs depuis la cabine de leur camion qui bloquait l’entrée d’un petit bâtiment. Devant, un panneau indiquait : « Les seules toilettes dans un rayon de cent kilomètres. ».
Ensuite, on les vit dans le laboratoire de Jamy, se balancer en riant, assis sur des nœuds coulants attachés au plafond, comme sur de simples balançoires.
Sur une autre séquence, le Kenworth enfonçait les voitures en travers de son chemin de sa carlingue d’acier, avec la sauvagerie d’un taureau lâché dans l’arène. L’engin effectuait de brutales embardées qui donnaient l’impression qu’on avait vidé un tonneau d’absinthe dans son réservoir. Ses écarts spasmodiques balayaient indistinctement poubelles, passants et bouches d’incendie.
Lorsque l’image montra l’intérieur de la cabine, on aperçut Jamy sur le siège passager, regardant le conducteur d’un air attendri. Fred avait pris la place de Marcel et tenait amoureusement par la taille une femme brune. Ils maniaient les pétales et le levier de vitesse en riant, pendant que deux adorables enfants, qui devaient avoir entre trois et cinq ans, assis sur les genoux de leurs parents, malmenaient le volant dans tous les sens comme dans une auto tamponneuse, avec de grands sourires.
Plus tard, Jamy et Fred se trouvaient sur le toit du camion, garé sur une vaste plaine désertique, où une immense cible avait été tracée dans la terre. Jamy tenait un avion en papier et semblait calculer la meilleure trajectoire à adopter pour lui faire toucher la cible. Il posa finalement son pliage et sortit une loupe de sa poche.
Le soleil frappa la surface réfléchissante et Jamy dirigea le rayon vers le ciel, plus précisément en direction d’un avion passant au-dessus d’eux. La queue de l’appareil s’enflamma aussi facilement qu’une feuille de papier et l’engin s’écrasa au centre de la cible, dans une explosion qui fit trembler le Kenworth. Jamy et Fred se tapèrent dans la main.
Bien qu’ils causèrent quelques menus désagréments à autrui, ils respiraient la joie de vivre et n’eurent de cesse de rire de leurs facéties. L’incident de la gare semblait se trouver loin derrière eux.
***
On retrouva Jamy assis sur un canapé-lit, en pleine lecture d’un livre intitulé : « Les plus véridiques des théories farfelues démontrées en remplaçant les sixième, première, vingt et unième et vingt-quatrième lettres de l’alphabet par les vingt-deuxième, dix-huitième, première et neuvième lettres. ». Tout l’arrière de la cabine du Kenworth ressemblait à une chambre miniature avec son étagère et sa petite table de nuit, extensions naturelles des parois de la cabine. La petite voix mit cependant fin à la quiétude du lieu.
« Mais Jamy, il est où Fred ?
— Oh, ne t’en fais pas, il est seul à l’arrière depuis deux heures.
— Mais c’est pas un peu dangereux ? Il a fait une tentative de suicide quand même. Il risque pas de recommencer ?
— Mais non, c’était juste une mauvaise passe. Il va mieux maintenant. Et quand bien même, avec quoi voudrais-tu qu’il se suicide ? Les deux cordes avec des nœuds coulants qu’on a laissé accrocher peut-être ? questionna le scientifique en riant.
— Eh bien oui, justement.
— Oh, soupira Jamy. Je te dis qu’il ne risque rien. Mais pour te rassurer, on va aller le voir. »
Jamy posa son livre sur la table de nuit et ouvrit la porte coulissante conduisant à l’arrière du camion.
L’image filma le laboratoire, où des jambes familières en slip de bain dépassaient du cadre. La petite voix poussa un cri d’épouvante, tandis que Jamy éclata de rire.
« Allez, Fred, arrête ton cirque.
— Mais Jamy, tu es fou ! Tu vois bien qu’il s’est pendu, cria la petite voix avec désespoir. Il est tout blanc. Il doit être mort depuis un moment.
— Mais non, regarde. Marcel ! Effet paradis, je te prie. »
Une musique angélique, douce et reposante, se diffusa dans la pièce, tandis que la lumière devint si éblouissante, qu’on distinguait à peine les contours du décor du laboratoire.
Après quelques instants, les jambes de Fred eurent un soubresaut de surprise et le reporter se mit à parler d’une voix parfaitement ordinaire, malgré le nœud coulant que le spectateur imaginait resserré autour de sa gorge.
« Ça y est ? Je suis au paradis.
— Mais, comment c’est possible ? s’enquit la petite voix, émerveillée par un tel miracle.
— C’est bon Marcel, merci. »
La musique et la lumière disparurent aussi vite qu’elles étaient venues. Fred soupira de déception en comprenant la supercherie.
« Je comprends pas, Jamy. Je suis pendu comme ça depuis un moment, et je suis pas mort d’étouffement. J’ai loupé mon nœud ou quoi ?
— Je vais t’expliquer, le rassura Jamy en souriant. Mais d’abord, descends de là. »
On entendit les frottements de la corde et le reporter apparu entièrement dans le cadre, aussi pâle que l’avait annoncé la petite voix.
Le scientifique se baissa derrière la table où trônaient habituellement ses maquettes et détacha les deux cordes. Il se mit alors à réfléchir.
« Je me rends compte que certains objets du quotidien peuvent s’avérer dangereux pour quelqu’un avec des idées suicidaires. Par mesure de précaution, tu vas me donner tes médicaments. Je te les distribuai moi-même si tu en as besoin. »
Fred prit une poche de pharmacie derrière la table et la donna au scientifique d’un air mécontent.
« Je vais également te prendre ta fiole de poison. »
Fred sortit l’objet en question caché sous son bonnet, bien qu’il ne pouvait physiquement tenir dans un si petit volume, et le tendit à Jamy d’un air déçu.
« Ainsi que ton AK-47. »
Le journaliste sortit l’arme de derrière son dos.
« Et également ton ours en peluche qui…
— Mais, Jamy, contesta Fred. Ça me rassure de l’avoir sur moi. Ça me fait une compagnie quand je me sens seul et…
— Qui contient une véritable barre d’uranium », termina calmement le scientifique.
Fred secoua ses lunettes de plongée pendues à son cou et une peluche luisant d’une lumière peu naturelle tomba entre ses mains. Il la donna à Jamy en soupirant.
« Bien, maintenant assieds-toi devant la table, dit Jamy en lui prenant l’épaule. Tu vas comprendre. Et après ça, il faudra qu’on te trouve une bonne prise en charge. »
Le journaliste hocha la tête et prit une chaise. Il se décala en dehors du champ pour ne pas gêner les téléspectateurs. Pendant ce temps, le scientifique était parti chercher une maquette en Lego d’un vaisseau spatial, tout droit sorti d’un film de science-fiction et le posa sur la table. Il attendit quelques secondes et débuta ses explications :
« Lors d’une pendaison, la personne ne meurt certainement pas par manque d’air, contrairement à ce que pensent la plupart des gens. »
La lumière diminua lentement pour laisser place à l’obscurité, excepté sur la table de Jamy, sur laquelle se trouvait la maquette en Lego.
Le scientifique prit le vaisseau et appuya sur un bouton et deux tubes luminescents, représentant des lasers, fusèrent en dehors de l’image avec un bruitage de tir de vaisseau.
« On le voit dans la célèbre saga Star Wars, les sons de tir peuvent être entendus à travers le vide spatial. Conclusion, ou bien il y a de l’air de l’espace, ou alors l’oxygène n’existe ni dans l’espace, ni dans notre atmosphère et le son peut se propager dans le vide. J’ai admis que la seconde théorie était vraie, car la démontrer serait trop compliqué. »
Le scientifique se décala vers la gauche et la lumière revint dans la salle. La caméra filmait à présent un buste de mannequin d’anatomie, avec un nœud coulant autour du cou.
« Donc, si ce n’est pas le manque d’air qui entraîne la mort, qu’est ce que c’est ? Pour le savoir, il faut regarder d’un peu plus près le contenu de la gorge », expliqua Jamy en enlevant le morceau de plastique recouvrant le cou du modèle.
« À l’intérieur se trouvent des cordes vocales, qui ne servent pas uniquement à parler, mais également, à donner le rythme aux globules rouges », ajouta Jamy en enlevant toute la peau recouvrant le torse.
Le mannequin exposait son système sanguin, avec à l’intérieur des petits bonhommes rouges en pâte à modeler, identiques au dessin animé Il était une fois... la vie, qui tenaient on ne savait comment, perpendiculairement au mannequin. On apercevait également le cœur du mannequin. Le scientifique prit l’un des globules, qui se détacha d’une tige en plastique sur laquelle il était planté. Jamy le montra face à la caméra tout en poursuivant ses explications.
« Ils circulent dans le système sanguin, réseau de veines, de vaisseaux et d’artères, couvrant la totalité de notre corps, sur leurs petites jambes. On le sait, car d’après le théorème de Maman les p’tits bateaux, s’ils n’en avaient pas, ils ne marcheraient pas. »
« Mais avoir des jambes n’est pas suffisant, il faut également que le cœur fournisse la cadence à ces petites bêtes. Mais contrairement à ce que l’on pense, ce ne sont pas ses battements qui permettent aux globules rouges de circuler dans le corps humain, mais l’utilisation des cordes vocales. Si on regarde plus en détail ce qui se trouve dans cet organe central, débuta Jamy en retirant la face avant du cœur, on peut voir qu’il ne contient pas deux ventricules, mais uniquement un immense vide. »
« C’est une salle de pause géante, où les globules rouges, épuisés par leur long travail, peuvent s’arrêter pour décompresser. Ils produisent alors une fête “du feu de Dieu”, comme disent les jeunes.
— Mais attend Jamy, intervint la petite voix, une fête sans musique, ce n’est pas une fête. Ils doivent s’ennuyer les pauvres.
— Eh bien si, il y a de la musique. Comment font-ils ? Ils n’ont pas d’enceintes ni de platines. Ils utilisent à la place les cordes vocales du corps humain. »
Le scientifique retira plusieurs parties du corps qui laissèrent entrevoir des cordes bleues entremêlées, circulant dans le système sanguin. Une cascade épaisse de fils plongeait de la gorge vers le cœur pour s’enrouler autour de l’organe.
« Si l’on place une grande feuille de papier sur la maquette comme ceci, et que l’on repasse les différentes cordes vocales avec un feutre, on obtient une forme qui nous est familière et qui est… »
Le scientifique contempla son tracé, qui partait de la gorge du mannequin pour descendre jusqu’au cœur, et qui ressemblait assurément aux gribouillis d’un enfant en bas âge. Jamy prit vivement quelque chose sous la table et le plaqua par-dessus son tracé. Une image de guitare masquait son dessin raté.
« Une guitare, eh oui. Le haut du manche part de la gorge et le cœur et ses alentours forment le corps de l’instrument », indiqua Jamy en détaillant chaque partie de l’image.
Le scientifique jeta brusquement son image et sa feuille de papier.
« Mais attends Jamy, objecta la petite voix, j’ai déjà utilisé un stéthoscope et pourtant, j’entends pas de bruits de guitare.
— C’est normal, reprit le scientifique. D’abord, parce que tu es une voix, tu n’as donc pas de corps, mais si on prend un être humain normalement constitué, il est impossible d’entendre les sons de guitare, puisque la peau, les muscle ainsi que les os isolent le son. C’est comme essayer d’écouter des bruits de fête à travers une cloison parfaitement insonorisée. On ne perçoit que des vibrations que l’on associe aux battements du cœur, mais qui en réalité proviennent des cordes. »
« En revanche, si on utilise un stéthoscope adapté, que j’ai inventé, précisa Jamy en sortant l’objet de sous la table et en fixant les embouts à ses oreilles, on entendra distinctement les notes jouées par les globules. »
L’outil possédait une membrane de micro au niveau de son pavillon. Le scientifique le plaça sur son cœur et on entendit la musique Bamboléo des Gipsy Kings. Après quelques instants, Jamy posa le stéthoscope sur la table et reprit le cours de ses explications.
La caméra zooma sur l’intérieur du cœur.
« Pour revenir au cœur du sujet, sourit Jamy, les cordes vocales le traversent en plusieurs endroits », expliqua le scientifique en enlevant une nouvelle couche du cœur, pour exposer un entremêlement de cordes. « Elles naissent autour de lui, puis remontent vers la gorge. C’est à ce niveau-là que les cordes se séparent et vont dans les différentes zones du corps humain, via le système sanguin. Les globules rouges n’ont qu’à faire vibrer ces fils, comme ceci. »
Jamy pinça l’une des cordes, ce qui produisit un do harmonieux. Il déposa ensuite un éclair en carton sur l’une d’entre elles et le fit glisser au fil de son explication.
« Le son remonte alors vers la gorge et se propage dans tout le corps humain, pour donner aux globules au travail, la cadence à adopter. »
Arrivé en haut des cordes, Jamy retira l’éclair pour le remettre au niveau du cœur.
« Maintenant, que se passe-t-il lors d’une pendaison ? demanda Jamy en resserrant le nœud autour de la gorge du mannequin. Et bien, le nœud compresse la gorge, ainsi que les cordes vocales, commença Jamy en arrêtant la remontée de l’éclair avant le nœud coulant, à tel point, que les cordes sont bloquées et empêche le son d’atteindre la gorge. Il ne peut donc plus se propager dans le reste du corps. »
« Les globules rouges, n’ayant plus de tempo, cessent de se déplacer et d’alimenter les différents organes en nutriments. Et étant donné que l’oppression du nœud sur les cordes vocales entraîne une tension trop importante, les globules rouges du cœur doivent fournir des efforts plus conséquents pour les faire vibrer et ils finissent par s’épuiser. Ils cessent alors de faire la fête, faute de musique. »
« Ainsi, lorsque le médecin légiste va ausculter le patient, il ne va plus entendre son cœur battre. Et comme c’est le mouvement des globules rouges au travail qui génère la température corporelle du corps, s’ils ne circulent plus, le corps va se refroidir et donner l’impression que la personne est décédée depuis longtemps, alors qu’en réalité, elle est toujours vivante, mais la pendaison lui permet de simuler sa mort, jusqu’à ce qu’elle ne décède réellement quelques jours plus tard, par manque d’eau et de nourriture. »
Des images de patients dans des centres spécialisés et dans des cabinets de médecins et de psychologues défilèrent à l’écran pendant les explications de la petite voix.
« Les personnes qui ont fait une tentative de suicide décident de passer à l’acte suite à une série de difficultés qu’elles ne parviennent pas à surmonter. Il est donc important qu’elles soient prises en charge au plus tôt, afin de comprendre ce qui les a amenées à passer à l’acte et les aider à trouver des solutions pour leur redonner goût à la vie. Il existe plusieurs centres spécialisés où les personnes ayant fait une tentative de suicide peuvent se retrouver dans un cadre rassurant, pour discuter de leurs difficultés, se sentir moins seules et bénéficier d’un suivi psychologique adapté. »
« Quelqu’un qui a tenté de mettre fin à ses jours a 75 % de chance de recommencer dans les 6 prochains mois et le risque est multiplié par 20 l’année suivant la tentative et par 4 dans les années ultérieures. C’est pourquoi la France a mis en place le dispositif VigilanS, qui propose aux patients de contacter une personne formée pour les aider en cas de problème. Le dispositif a montré son efficacité puisque le risque de récidive est réduit de 40 % pour des patients inclus dans le dispositif, par rapport à un groupe de patients non inclus. »
« De plus, si vous souhaitez être formé à repérer les signes avant-coureurs d’une tentative de suicide et être en mesure de réagir de façon appropriée, vous pouvez suivre la formation sentinelle dispensée dans chaque région de France. Une autre partie du programme s’adresse aux professionnels de santé tels que les psychologues, les médecins généralistes et toute autre profession amenée à travailler avec des personnes ayant fait des tentatives de suicide. »
« Pour finir, il existe également une formation de secouriste en santé mentale, qui couvre un périmètre plus large que les crises suicidaires, et permet d’acquérir les compétences pour repérer les troubles de la santé mentale et d’accompagner la personne vers les professionnels adaptés. »
***
Nous retrouvâmes nos deux compères sur la route dans une ville moyenne. Jamy aurait voulu continuer leur aventure, mais Fred était trop consciencieux pour laisser l’émission en suspens aussi longtemps. Rasé et avec des vêtements neufs, le journaliste observait le paysage par la fenêtre d’un air songeur.
Ils s’arrêtèrent devant un petit bâtiment de brique, coincé entre une boucherie et une maison de village. Fred se tourna vers le scientifique.
« Merci, Jamy. Je me suis bien amusé pendant ces quelques jours. Ça m’a fait du bien, tu peux pas savoir. Il faudra qu’on remette ça.
— C’est normal, Fred. C’est fait pour ça les amis. Aller, je te laisse y aller. Sabine t’attend à l’entrée. Moi, il faut que j’aide Marcel à trouver une place pour garer le camion, termina le scientifique d’un clin d’œil appuyé.
— Un rond-point minuscule par exemple ? sourit Fred.
— Pourquoi pas, on verra ce qu’on trouve. On se voit après l’émission dans tous les cas. »
Le reporter et le scientifique s’enlacèrent brièvement et Fred descendit du camion. La journaliste l’accueillit avec un grand sourire.
« Ça va ? Pas trop stressé ?
— Si, j’appréhende. Je fuyais mes problèmes, mais ici, je vais devoir les regarder en face et les analyser. Ça me fait un peu peur.
— Ne t’inquiète pas, je suis là et la personne qu’on va voir est là pour t’aider. Tu ne risques rien, si ce n’est d’aller mieux », termina Sabine d’un sourire.
Fred hocha légèrement la tête.
« On peut attendre un peu si tu veux.
— Non, je préfère y aller maintenant. Je sens que je ne vais plus en avoir la force sinon.
— Ça marche. On y va quand tu veux. »
Fred hocha la tête et se tourna vers le bâtiment. Il marqua un temps d’arrêt en apercevant la plaque de la psychologue accrochée au mur. Sabine attendit qu’il se décide, sans le forcer.
Il regarda derrière lui, tenté par la fuite, mais il se reprit et entra dans le bâtiment en compagnie de son amie.
La petite salle d’attente ressemblait à n’importe quelle autre salle d’attente, à quelques détails près.
Les murs étaient couverts d’affiches de films issues d’un choix plus que douteux étant donné l’endroit. Le Magasin des suicides avec son fameux « Vous avez raté votre vie, réussissez votre mort… » côtoyait Cinquante Nuances de Grey avec son slogan « Lâcher prise » en compagnie d’autres films avec des phrases tout aussi tendancieuses.
Mais ce qui attirait davantage le regard était un immense trou au centre de la salle, dont on ne voyait pas le fond, avec un panneau sur lequel était écrit : « Si vous avez sauté, c’est que vous n’êtes pas guéri. »
Une ombre survola le duo qui leva les yeux au ciel. Le plafond assez haut accueillait des vautours, qui tournaient en cercles concentriques autour des nouveaux venus.
Fred rentra la tête dans les épaules à la manière d’une tortue apeurée. La tristesse lui tordit la bouche et des rides fatiguées s’accrochèrent à son visage comme les bernacles sur un navire. La journaliste lui prit la main d’un air rassurant et se tourna vers la caméra.
« Nous nous trouvons dans le cabinet de psychologie de Caroline Verneuil, spécialiste des tentatives de suicide, qui reçoit des dizaines de patients tous les mois. Ah, la voici qui sort de son cabinet. Bonjour, Caroline.
— Bonjour, répondit gaiement la praticienne.
— Alors, dites-moi, est-ce qu’on peut s’apercevoir que quelqu’un compte mettre fin à ses jours avant son passage à l’acte ?
— Alors oui, ça dépend des personnes bien sûr, et il faut faire attention, car certaines cachent leur mal être et donnent l’impression qu’elles vont très bien, alors que c’est complètement faux. Mais on peut noter par exemple un changement soudain de comportement ou de l’humeur chez la personne, si elle montre des signes d’impuissance ou de désespoir, une perte d’appétit, une tendance à s’isoler de ses proches, ou encore une baisse de motivation ou d’énergie. Ce dernier symptôme est flagrant chez votre ami, puisqu’il tient debout uniquement grâce aux fils de nylon que je tiens au-dessus de sa tête. »
La caméra revint à Fred et remonta légèrement. On aperçut effectivement des fils que la psychologue tenait grâce à une croix de bois. Elle la lâcha et Fred s’écroula brusquement comme un pantin. Sabine l’aida à se relever et posa la question suivante :
« C’est super de voir que même si on a affaire à quelqu’un qui ne veut pas nous dire qu’il va mettre fin à ses jours, il existe des signes qui permettent d’éviter le drame. Mais alors, si on se rend compte que quelqu’un présente l’un de ces signes, comment est-ce qu’on peut l’aider ?
— Tout dépend de l’urgence de la situation. Si en discutant avec la personne, vous sentez que le risque de passage à l’acte est imminent, vous devez contacter le 15 ou le 112. Et bien sûr, on ne laisse pas la personne seule. Jamais. Si la situation vous semble moins urgente, il faut inciter la personne à aller voir son médecin traitant, qui pourra l’orienter vers le praticien adapté, un psychologue, un psychiatre ou un centre médico-psychologique.
— Et vous, comment est-ce que vous procédez pour guérir les patients ? questionna Sabine.
— Il existe plusieurs approches. Ça va dépendre de la thérapeute et du patient. Je peux vous montrer par exemple le patient avec lequel j’étais en consultation. »
La psychologue ouvrit la porte de son cabinet. Un homme d’une trentaine d’années en sortit, avec un sourire en tranche de papaye.
« Avec M. Gildain, j’ai utilisé la thérapie de la positivité qui marche à merveille ! s’exclama joyeusement la psychologue.
— Le monde est merveilleux, approuva le patient avec une voix pleine de sucre. Les poneys survolent les arcs-en-ciel et tout le monde est gentil.
— Tout va bien, monsieur ? s’enquit Sabine d’un air préoccupé.
— Tout est beau, tout est amour ! » s’exclama gaiement M. Gildain.
Il s’en alla en faisant des petits bonds gracieux à la manière des biches en chantonnant des « La, la, la, la. ». Pendant que Sabine et Fred contemplaient l’étrange personnage, la psychologue était entrée dans son cabinet et en revint avec des piles de DVD, où l’on reconnaissait des classiques de l’enfance tel que Les Bisounours, Babar ou Les Télétubbies.
« Bien sûr, il faut les attacher au siège, leur bloquer la tête et leur maintenir les yeux ouverts avec un appareil spécial, précisa Caroline en souriant, mais ça fonctionne très bien. J’ai également une approche plus radicale. Attendez, je reviens. »
La psychologue retourna dans son cabinet, pendant que Sabine et Fred se regardaient avec inquiétude. Elle revint avec un chariot, sur lequel reposait un véritable cercueil.
« Ah oui, là au moins, il ne risque plus d’essayer de se suicider, commenta Sabine mal à l’aise.
— Ah non, lui, c’est le frère d’un ami. Il n’avait pas le temps d’aller le chercher aux pompes funèbres, alors j’y suis allé à sa place et je garde le cercueil ici en attendant. Je le sors maintenant pour penser à le déplacer dans la salle d’attente après votre interview, ça fera joli. Mais pour revenir à notre sujet, j’ai appliqué ma deuxième méthode sur un autre patient qui ne devrait plus tarder normalement. »
Quelqu’un toqua à la porte. La psychologue courut ouvrir. Un homme couvert d’autant de chaînes que de guirlandes sur un sapin de Noël entra dans la pièce.
« Bonjour, monsieur Jinol ! Nous faisons un reportage pour la télé. Venez. »
L’homme salua tristement les trois protagonistes et se plaça devant la caméra.
« Avec ça, dit-elle en faisant cliqueter fièrement l’une des chaînes, plus aucun risque de récidive.
— Il n’existe pas des approches plus… douces ? hésita la journaliste.
— Bien sûr. Personnellement, j’ai choisi une approche un peu différente. Mes confrères ont des méthodes plus conventionnelles basées sur l’écoute, le dialogue, le ressenti, ce genre de chose. Après, comme je vous l’ai dit, ça dépend du ressenti du patient et ce qui lui convient le mieux. Bon, je pense que vous êtes convaincu maintenant, Fred, l’interpella joyeusement Caroline. Vous venez ?
— Je vais y réfléchir. Et si la personne n’a personne à qui parler, est-ce qu’il y a des services pour lui permettre de se confier ?
— Bien sûr, il existe de nombreuses associations qui proposent des services d’écoute par téléphone ou en ligne et qui organisent des thérapies de groupe, où vous pourrez rencontrer des personnes qui ont traversé les mêmes épreuves que vous. Alors attention, ça ne doit pas remplacer la thérapie médicale, mais c’est un complément qui s’avère très efficace. Il existe par exemple, SOS Suicide Phénix, Suicide Écoute ou encore l’Association La Porte ouverte. Et si vous allez sur le site d’Amélie, vous trouverez la liste de toutes ces associations et de nombreux conseils pour être en mesure d’agir en cas de crise suicidaire d’un proche.
— Et bien parfait, commenta Sabine d’un sourire forcé. Je pense que Fred va aller voir d’autres thérapeutes, pour voir celui qui lui convient le mieux.
— Très bien, n’hésitez pas à me rappeler si vous changez d’avis ! »
Les deux journalistes répondirent par un hochement à peine marqué.
***
Sabine à gauche, Fred au milieu et Jamy à sa droite se trouvaient tous les trois réunis dans le laboratoire du camion. Fred avait retrouvé quelques couleurs.
« Merci les amis. Je me sens déjà mieux.
— C’est normal, Fred, intervint Sabine. Et surtout, si ça va pas, tu n’hésites pas à nous appeler.
— À partir de maintenant, déclara Jamy, nous prendrons la route ensemble. Tu n’es plus seul, Fred. »
L’intéressé leur offrit un sourire généreux et prit ses deux compères par les épaules. Ils affichèrent une expression épanouie, heureux de s’être retrouvés.
Ce moment convivial fut interrompu par des bruits sourds contre la porte arrière du camion.
« Mais qui cela peut-il bien être ? demanda Jamy. Je vais aller voir. »
Le scientifique ouvrit la porte, derrière laquelle se tenait un militaire au physique athlétique. Il s’adressa à Jamy d’un ton agressif et autoritaire.
« Jamy Gourmaud !
— Chef, oui, chef ? s’enquit Jamy.
— Vous êtes mal garé.
— Ah non, je vous arrête tout de suite. Nous sommes sur une place de parking pour camion et Marcel est parfaitement dans sa ligne, affirma le scientifique en indiquant la ligne blanche du parking.
— Peut-être bien, mais vous êtes dans une base militaire. Et son accès est interdit aux civils !
— Désolé de vous contredire, mais l’entrée était grande ouverte et il n’y avait rien pour indiquer que l’accès nous était interdit. »
Le militaire déploya son bras large comme une branche de chêne, pour désigner quelque chose au loin. Jamy regarda dans cette direction, suivi de la caméra.
Le grillage de la base avait été enfoncé par un véhicule large et arrivant à grande vitesse. Des traces de pneu étaient visibles là où le Kenworth avait dérapé pour stopper sa course folle et se garer sur la place de parking.
Par ailleurs, d’énormes grappes de panneaux recouvraient le grillage. Certains se trouvaient au sol et indiquaient en blanc sur fond rouge : « Terrain militaire. Entrée interdite aux civiles. », « Ceci n’est pas un parking public. », « Le grillage n’est pas une porte d’entrée. » ou encore « Stationnement interdit aux Kenworths W900. »
Les deux hommes se fixèrent dans un silence pesant de quelques instants, avant que le scientifique ne reprenne la parole :
« Quand même, il faudrait améliorer le contraste de vos panneaux. Ce n’est pas super visible. Mais dans tous les cas, j’ai compris. Je m’en vais. »
Le scientifique ferma la porte qui croula sous les coups et les hurlements du gradé.
« Un problème, Jamy ? s’enquit Sabine.
— Oh non, rien de bien méchant, la rassura le scientifique. Mais on va devoir reprendre la route plus tôt que prévu.
— Ah bon ? intervint Fred. Mais pour aller où ?
— Peu importe, rétorqua Jamy. Du moment qu’on y va ensemble. »
Les trois amis affichèrent un sourire de connivence, tandis que la musique de l’émission se faisait entendre.
L’image montra le camion vu d’en haut quitter la base militaire sur les chapeaux de roues, pendant que le gradé lui disait au revoir. Le camion pratiqua un second trou dans le grillage, juste à côté du premier, et dévora la route pendant que le générique défilait à l’écran.
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