Chapitre 19
Antoine avait dû rester environ une heure à la soirée, il avait même réussi à attraper un métro pour rentrer chez lui. C’était quand même plus confortable de dormir dans son propre lit.
Il avait juré à Martin et Emma que tout allait bien, qu’il ne ressentait rien. Ni douleur, ni tristesse, rien de rien. Martin ne l’avait pas cru et avait insisté, mais il avait su se montrer assez convaincant pour être laissé tranquille pour la nuit.
“C’est bizarre, comme sensation…” pensa-t-il en allant se coucher. “Je ressens rien, même pas de douleur ou de tristesse. C’est comme si plus rien n’avait d’importance, que plus rien ne pouvait me faire de mal… J’ai l’impression d’avoir été anesthésié.”
Il posa sa tête sur son oreiller et essaya de s’endormir. Mais à la seconde où il ferma les yeux, l’image de Tom embrassant sa nouvelle copine surgit dans son esprit. Il sursauta et se redressa immédiatement.
C’était faux, il était dans le déni le plus complet : la douleur était encore bien là, et elle était vive. Il pouvait essayer de la fuir autant qu’il voulait, faire comme si elle n’existait pas, elle finissait toujours par revenir. Il était prisonnier.
Alors il prit une grande inspiration, se leva hors du lit, et alla faire chauffer du lait dans une casserole : rien de tel qu’un chocolat chaud devant une série pour chasser les mauvaises pensées. Il sortit son ordinateur et chercha quelque chose de nouveau à regarder, il tomba sur une série nommée “The Boys”, qui semblait traiter de super-héros d’après la description. Il se dit que c’était parfait pour penser à autre chose et passer la nuit.
Il retourna dans sa cuisine, vérifia que le lait était à la bonne température, puis le versa dans une tasse, y ajouta du cacao en poudre et touilla le mélange. Il prit la tasse entre ses mains, profitant de la chaleur réconfortante du lait chaud. Puis il l’emmena dans son salon, le posa sur la table et s’assit sur son fauteuil.
Mais au moment de cliquer sur son ordinateur pour lancer la série, son bras heurta la tasse, qui tomba de la table et se fracassa au sol. Le chocolat chaud se répandit par terre et la tasse se brisa en plusieurs morceaux, sous le regard désespéré d’Antoine. Ça ne pouvait pas être une pire soirée pour lui…
Il n’avait même plus la force de s’énerver ou de pleurer. Il se contenta simplement de soupirer et de se mettre à quatre pattes par terre avec lassitude pour ramasser les morceaux.
Mais lorsqu’il saisit le premier bout qui gisait au sol, il le serra un peu trop fort dans sa main et se coupa avec. Il lâcha alors brutalement le morceau de tasse et se mit à grimacer de douleur.
Sa main ne tarda pas à se tacher de sang. Mais il ne réagit pas, au contraire. Il resta immobile, observant le liquide rouge se répandre peu à peu sur sa paume et déborder sur les côtés. Une goutte tomba au sol, au milieu de la flaque de chocolat chaud. Et Antoine regardait la scène avec une certaine… fascination, le souffle coupé.
Il passa avec délicatesse son doigt sur la plaie ouverte, puis ramassa le bout de tasse avec lequel il venait de se couper. Une idée lui vint en tête : et s’il se servait de cela pour mettre fin à toute cette douleur, tout ce désespoir ? Il n’avait jamais pensé qu’il pourrait être aussi intrigué par le sang, et il était tenté par l’idée d’en faire couler encore plus, de sentir son corps se vider, et d’évacuer par la même occasion toute la souffrance qu’il contenait.
Mais à peine cette pensée venait-elle de naître dans son esprit, qu’elle fut interrompue par la sonnerie de son portable. Il laissa tomber le morceau de tasse et se pencha au-dessus de son téléphone : le nom de Tom était affiché à l’écran.
Antoine déglutit. Le simple fait de penser à lui le terrorisait, à présent. Il avait l’impression d’être devenu un monstre à ses yeux, et le fait d’avoir à supporter son regard lui faisait plus peur que la mort elle-même. Mais quelque chose le terrifiait encore plus : le perdre à jamais. Alors il fit glisser son doigt tremblant sur son écran et décrocha.
— Allô ? J’te réveille pas ?
Tom n’avait pas l’air énervé du tout, au contraire. Antoine crut même détecter une pointe d’inquiétude dans sa voix.
– Non, non, pas du tout.
– Ça te dérange si je viens chez toi, histoire qu’on ait une petite discussion, tous les deux ?
Cette phrase produisit un frisson désagréable qui parcourut tout le dos d’Antoine, qui se raidit d’un coup.
– Euh, non, non… Pas du tout.
– Ok, super. Je suis devant chez toi, tu peux venir m’ouvrir ?
“Déjà ?” pensa-t-il. Puis il regarda autour de lui, vit le chocolat chaud qui tapissait le sol, avec lequel étaient mélangées les quelques gouttes de sang qui étaient tombées de sa main, avec tous les morceaux de tasse qui jonchaient le parquet. Est-ce qu’il avait vraiment envie que Tom découvre cette scène de crime en entrant ? Une semaine plus tôt, Antoine aurait tout nettoyé en vitesse. Mais là, il se dit que de toute façon, il n’avait rien à perdre avec lui. Alors plein de nonchalance, il se leva, la main encore en sang, et traversa son couloir comme un condamné à mort qui s’est résigné à sa peine.
A peine eut-il ouvert la porte que Tom déboula dans l’appartement. Il s’arrêta un moment, surpris par ce qu’il trouva dans le salon.
– J’viens de renverser une tasse, expliqua simplement Antoine avant même qu’il puisse poser la moindre question.
Tom mit une seconde à gérer cette information, puis il secoua la tête et se tourna vers Antoine.
– Ecoute, ça fait des semaines que je cherche comment formuler ça, mais j’y arrive pas. Je crois que c’est juste pas possible, alors j’vais te le dire direct.
– Hein ?
– Je suis désolé.
Antoine haussa les sourcils, son front se plissa.
– C’est tout ?
– J’suis désolé de t’avoir traité comme ça. J’suis désolé d’être parti sans rien dire l’autre jour, d’avoir agi comme si t’étais un monstre, et de t’avoir ignoré depuis.
Antoine sentit sa gorge se nouer d’un seul coup. Tout était en train de remonter brusquement, ses yeux se chargèrent de larmes et les battements de son cœur accélérèrent.
– Je… J’ai cru que je t’avais perdu…
– Je sais, et j’pourrais jamais me faire pardonner pour ça. Tu sais pas à quel point je m’en veux… C’était le moment où t’avais le plus besoin de moi, et j’me suis laissé emporter…
– Je comprends…
– Nan ! Tu comprends pas ! Tu penses que j’ai réagi comme ça à cause de ce que je t’ai raconté sur mon père, alors que c’est pas ça. Enfin si, mais pas à cent pour cent. Y a un truc que je t’ai pas encore dit.
– Et c’est quoi ? demanda Antoine, fébrile.
– Quand je t’ai raconté mon histoire avec mon père, et que t’as rien dit après, bah j’ai tout de suite compris que t’étais… Fin voilà, t’as compris. Et là, tu dois te dire que je t’ai détesté, et à juste titre, parce que je t’avais dit que ça me donnait envie de gerber les gens… comme toi.
– Les homos ?
– Oui voilà, tu l’as dit. Et voilà, en fait, à ce moment-là, c’est pas toi que je détestais. Je pourrais jamais te détester, Antoine ! Nan, nan, c’est moi que je détestais, j’avais envie de me flinguer, de me fracasser la tête contre un mur ! Et je savais pas quoi faire, j’étais tellement en colère contre moi-même, j’me suis levé et je suis parti de chez toi.
– Mais… pourquoi tu te détestes ?
– Parce qu’à ce moment-là, j’ai compris que j’étais comme mon putain de père ! J’étais devenu comme le mec que je détestais le plus sur Terre ! Et jusqu’à ce moment-là, j’étais dans le déni, j’me sentais bizarrement avec toi, mais je me persuadais que c’était tout sauf ça… Je crois que… que ce que tu ressens pour moi… bah… j’crois que c’est un peu pareil, de mon côté.
Can’t Help Falling in Love - Elvis Presley
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