L'homme aux yeux jaunes
1
Ce matin, j’ouvris le navigateur web de mon ordinateur portable et, par réflexe, mes yeux balayèrent les informations que la page d’accueil me proposait me lire. Je regardai sans trop d’attention, ne prenant qu’à peine le temps de survoler les titres. Mais, finalement, en bas de page, mon regard fut happé par l’accroche, écrite en gras, du dernier article : Lyon, incendie dans le premier arrondissement.
D’une pression de l’index sur le pad tactile, j’agrandis la publication concernée. Les lignes s’écoulèrent sous mes yeux, d’abord lentement. Puis, ma lecture s’accéléra, s’intensifia, devint frénétique. Je parcourus encore et encore les mots du journaliste. « Accidentel ou criminel ? Les enquêteurs n’ont pas encore de réponse définitive à donner. » Et chaque fois, je m’arrêtais sur l’image de l’immeuble ravagé par les flammes. De plus en plus longuement. De plus en plus épouvanté.
Je connaissais ce bâtiment. Oui, je le connaissais parfaitement puisque je l’avais visité durant mes deux dernières nuits. Ces nuits qui me revinrent progressivement en tête.
L’incendie. Ses flammes jaunes. Jaunes comme ses yeux ; ceux de l’homme en costume noir. Dois-je continuer d’écrire ce qui me vient en tête ? J’ai peur qu’en poursuivant, d’autres souvenirs ne resurgissent. Et puis, pourquoi écrire ? Pour que quelqu’un me lise ? Mais, de quel droit, par tous les diables, oserai-je faire subir ce récit à une autre personne ?
Toutefois, cela pourrait aider les enquêteurs. Alors, je relaterai mon récit.
2
C’était l’un de ces soirs où le sommeil semble s’être perdu dans les méandres de notre esprit, incapable de trouver sa destination. Il faisait froid cette nuit-là, comme durant toutes les suivantes jusqu’à aujourd’hui, et le vent fouettait les volets. Je tournais, roulais et réfléchissais sous ma couette devenue presque insupportable. Vint alors le moment, aux alentours de onze heures du soir, où je décidai de quitter ma prison horriblement moelleuse. Je m’habillai chaudement et enfilai mon épaisse parka marron, avant de quitter mon appartement, situé dans sur les pentes de la Croix-Rousse.
Mes pas me guidèrent naturellement au cœur de Lyon : son hôtel de ville. Ledit bâtiment historique jouxtait la place des Terreaux, et je me retrouvai rapidement entouré des nombreux citadins venus passé la soirée entre connaissances et amis, accoudés à un bar, ou assis à une terrasse. Certains pour déguster une bière trop fraiche, d’autre pour savourer un café bien chaud.
Je me fondis dans la foule bruyante et m’engouffrai bientôt dans un bar de la rue Sainte-Catherine. Son nom ne me revient plus à présent et je ne saurai même préciser sa localisation exacte dans la ruelle pavée. Lorsque la porte se referma derrière moi, le froid de l’extérieur me quitta instantanément, me laissant apprécier la chaleur humaine de l’établissement ; ainsi que le vacarme et l’odeur de sueur qui l’accompagnent.
Je me faufilai jusqu’au bar, commandai un café allongé puis m’enfonçai davantage encore dans cette grotte de béton envahie de lumière et de bonne humeur, décorée par de hautes étagères en bois sombre remplies de livres poussiéreux. Je m’assis à une table qui n’était pas occupée. Perdu, là au milieu de la profusion de musique rythmée et de personnes enjouées, je me recroquevillai sur moi-même, les mains posées autour de ma tasse brûlante.
Certes, le café ne m’aiderait pas à trouver le sommeil, me dis-je. Mais qu’importe ! J’appréciai l’instant présent sans me poser davantage de questions.
Au bout d’un certain moment, je me mis à observer les gens, ce qu’ils faisaient, et la façon dont ils interagissaient entre-eux. Loin d’être un voyeur ou un inquisiteur, je trouvai sur l’instant un plaisir certain à me laisser aller à ces histoires dérobées et éphémères. Cela dura jusqu’à ce que mes yeux croisent ceux d’un homme assis sur un tabouret, dans l’angle du bar opposé au mien.
On aurait dit qu’il me scrutait déjà depuis longtemps, car il sourit en constatant que je l’avais remarqué. Quelque chose, dans sa façon de me toiser m’interpela.
Chauve, le visage creux et ovale, il semblait avoir la cinquantaine. A l’inverse des personnes venues se retrouver et s’amuser ce soir-là, il n’était pas habillé d’une tenue décontractée, mais portait un costume trois pièces d’un noir uni. Par son côté extravaguant, il attirait l’attention sans pour autant qu’un seul individu ne paraisse noter sa présence.
Devant lui, aucune boisson. Ses mains jointes étaient posées sur la table. Je ne saurai établir précisément les sentiments qui m’envahirent lorsque nous nous dévisageâmes, mais ce fut un mélange de dégoût et de curiosité, d’euphorie et de peur. Des centaines de questions se bousculèrent dans mon esprit, certaines n’ayant presque aucun sens. Je ne quittai cependant pas ma place assise et, lui finit par se lever et prendre la direction de la sortie. Alors qu’il franchissait le seuil, entrant le sas à l’entrée du bar, il me jeta un ultime regard. Aussi, compris-je enfin ce qu’il me choquait et m’intriguait chez lui : ses iris luisaient de jaune, comme ces chats de malheur qui arpentent la nuit.
3
Le lendemain, la même insomnie méprisable me rejoignit sous les draps. Je décidai, machinalement, de retourner au bar de la veille. Je commandai de nouveau un café fumant, et occupai la même table, toujours libre donnant l’impression que la population festive du pub boudait cette place.
Comme je m’y étais attendu, je distinguai la silhouette de l’homme mystérieux, assis exactement au même endroit que le jour précédent. Je luttai d’abord, de façon puérile, pour ne pas fixer le sombre individu. Tenace, je plantai mon regard dans les volutes ondulantes de ma boisson caféinée. Néanmoins, dans ma lutte, je ne tardai pas à fléchir devant le poids de ma curiosité. Je faillis contre l’étrangeté, et jetai un regard à l’homme en costume noir.
Comme un miroir de la vieille, un rictus malsain se figea sur ses traits. Que me voulait-il ? Et qu’attendais-je de lui ?
Je patientai jusqu’à ce qu’enfin il se décide à quitter son siège. J’étais bien décidé à le suivre discrètement. Cependant, mon plan fit long feu, puisqu’une fois debout, il m’invita d’un signe de main à le rejoindre à l’extérieur de l’établissement. A cet instant précis, il était impossible pour moi de décliner la proposition.
J’ingurgitai le restant de mon café et me frayai un chemin au travers de la foule grouillante jusqu’à la sortie. Je saluai le videur et demeurai un instant immobile à l’extérieur. Le froid féroce de la nuit me força à m’enfoncer dans ma parka.
Ainsi engoncé, j’analysais la rue, en quête de l’étrange énergumène. Et je le trouvai, du moins, décelai-je son ombre, grande et longiligne, au coin de la rue sur ma gauche. Dans la pénombre nocturne, ses iris scintillaient comme deux éclats d’une lune dorée. Un frisson me mordit la nuque. Était-ce le froid ? Était-ce l’effroi ? Je ne possédais et ne possède toujours pas la réponse.
Quoi qu’il en fût, je marchai avec assurance en direction de l’homme. Lorsqu’enfin je franchi l’angle de la rue, le sombre individu avait atteint le croisement suivant. Je lui emboitai ainsi le pas durant un temps que je ne pourrais pas déterminer, m’éloignant sans cesse du brouhaha des allées plus agitées. Cela dura jusqu’à ce qu’il pénètre, sans crier gare, à l’intérieur d’un immeuble semblable à tous ceux que nous avions dépassés jusque-là. La porte claqua derrière lui et je crus dans un premier temps que je ne pourrais dès lors plus le suivre. Toutefois, en parvenant devant le seuil, je découvris qu’aucun code n’était requis et, qu’en plus, je pouvais bouger la porte en appuyant simplement dessus. Je retins un instant mon geste, notant qu’une lueur jaunâtre, d’une teinte maladive, brillait en dessous de l’huis, comme si l’immeuble vomissait cette affreuse lumière.
Je pris une grande inspiration et ouvris totalement la porte d’entrée. Devant moi, s’étendait un couloir long, terriblement long, presque sans fin. Mes sens semblaient m’avoir déserté, puisqu’aucun corridor de cette longueur aurait pu exister en plein milieu de Lyon. Il en provenait un bruit indistinct, sourd, à l’instar d’une ample respiration inhumaine. La tête me tourna, l’odeur fétide qui en exhalait me convainquit ne pas aller plus loin. Alors je refermai la porte et regagnai mon appartement sans rencontrer de problème pour m’orienter.
4
Le troisième soir fut celui du drame. Celui où mon insidieuse curiosité transcenda tous les signaux négatifs que m’envoyaient mes sens. Lorsque le réveil sur ma table de chevet afficha onze heures du soir, je réitérai mon aventure nocturne. Dans le bar, l’homme m’attendait, toujours à la même place, assis sur la même chaise, derrière la même table, armé du même croissant de dents trop blanches. De ses yeux jaunes, il m’incita à le suivre de près, cette fois-ci.
Nous arpentâmes de nouveau les ruelles adjacentes. J’étais comme son ombre, progressant dans ses pas, humant les relents de moisi qui émanaient de son être. Pourtant, rien n’aurait su me dissuader de continuer. Je me concentrer sur le *tac, tac, tac* lent et régulier de nos chaussures sur le pavé. Puis, nous nous arrêtâmes devant l’immeuble que je n’avais pas eu le courage pénétrer. Je constatai que la lueur cireuse rampait toujours sous la porte, comme pour me saisir et m’attirer dans son antre.
L’homme m’ouvrit la porte et me fit signe d’avancer ; ce que je fis. Je m’engageai dans le couloir trop long, trop étroit, trop jaune.
Le parfum atroce du lieu m’étouffait, sa respiration indescriptible m’écharpait les tympans. Malgré tout, je poursuivais ma route, avec la désagréable sensation de m’enfoncer dans le gosier interminable d’un immeuble vivant. Et lorsque je pensai être allé trop loin, la porte de sortie s’était évaporée. Je ne pouvais plus que continuer.
J’aboutis finalement devant une lourde porte que je poussai. Derrière elle, m’attendait l’homme en costume noir. Mais ce n’était plus un homme. Non, plus rien d’humain ne le composait. Il était entièrement métamorphosé ; hormis ces horribles globules jaunes. L’apparence dont il s’était vêtu, je ne saurai en donner une description réelle, tant elle dépasserait l’imaginable. Il était grand, vaste. Où démarrait-il et où finissait-il, je ne pus le savoir. Il était liquide. Il était ondulant. Il était visqueux.
Je ne fus bientôt plus capable de m’infliger une telle atrocité, alors je pris la fuite. Dans le lointain, je perçus l’écho de mon propre cri, résonnant sur les murs jaunes du couloir infini. Que j’atteigne le bout du corridor, je ne peux m’en rappeler.
Et je me réveillai dans mon lit douillet.
5
Comme je l’ai signalé plus haut, je n’ai découvert que ce matin le tragique évènement qui a frappé l’immeuble dont j’ai visité les entrailles. Le pire, ce sont les trois morts recensés. Une famille entière écartée de la surface de cette terre. Et alors que j’écris ces dernières lignes, je ne peux que me questionner sur mon implication dans cette affaire. Suis-je responsable ? Ou ai-je été manipulé par cet homme aux yeux jaunes pour déclencher un incendie meurtrier ? Je crains de posséder la réponse. Et si, elle est celle que je crois, qu’est-ce qui retient cet être étrange de venir me chercher dans mon lit pour qu’une fois encore, j’accomplisse le rôle de sa sordide marionnette ?
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