Naufragé (1/4)
La première chose qu’il ressentit en sortant de sa léthargie fut de la souffrance. Il ne perçut qu’ensuite le mugissement des vagues, d’abord lointain, puis de plus en plus précisément à mesure qu’il reprenait conscience. Il sentit alors la pluie sur sa peau. Au prix d’un douloureux effort, le chevalier tenta d’ouvrir les yeux. D’abord l’un, ensuite l’autre, péniblement, les entrouvrant à peine pour empêcher les gouttes de venir brouiller son champ de vision, puis tout grands en réalisant qu’il ne se trouvait plus dans son abri de fortune. Allongé à plat ventre sur des rochers trempés et aiguisés, il n’y avait plus trace ni du Naufrageur ni de l’équipage. Il était seul.
Une violente quinte de toux le secoua et un filet d’eau salée mêlée de bile s’échappa de ses lèvres gercées. La puanteur des algues lui retournait l’estomac. Malgré l’étau de douleur qui comprimait sa gorge et sa cage thoracique, il laissa échapper un éclat de rire qui se perdit dans la bruine environnante. L’ironie de la situation venait de le frapper de plein fouet : ni la Source ni le Passeur n’avaient voulu de sa misérable carcasse. Le kraken avait pris son navire, ses hommes et les maigres provisions que le clan de l’Ours avait bien voulu leur céder. Quant à lui, l’océan l’avait recraché tel un déchet, une immondice. Une fois de plus, il avait survécu là où tant d’autres avaient péri.
Avec un grognement, il se retourna sur le dos, chassant ce faisant le groupe de mouettes qui s’était formé autour de lui. Elles prirent leur envol en émettant des piaillements stridents. Aussitôt, la douleur revint et sa tête sembla sur le point d’exploser. Ses yeux capitulèrent, et il les referma en gémissant. Il leva instinctivement ses mains gantées pour y enfouir son visage et demeura ainsi longtemps, écoutant la pluie, effrayé par l’horrible tiraillement qui s’élevait de sa poitrine.
Un violent frisson le secoua lorsqu’il imagina ce qui avait dû se passer pendant qu’il était inconscient. Il aurait dû se noyer, et pourtant, il s’en était sorti sans pour autant comprendre comment il était miraculeusement passé du caisson à cordages à ce rivage déchiqueté. D’ailleurs, il n’avait même aucun souvenir des instants qui avaient suivi le naufrage du trois-mâts. Ce qui était peut-être une bénédiction, d’une certaine manière ? Car mourir ne lui faisait pas peur : il côtoyait la mort depuis de nombreuses années et il n’était pas sans ignorer que chaque bataille livrée pourrait être sa dernière. Mais l’asphyxie, et plus particulièrement la noyade, était une fin que Roivas redoutait par-dessus tout. Plus jeune, il en avait fait la terrifiante expérience. Son esprit demeurait marqué au fer rouge par ces interminables minutes de souffrance et de terreur durant lesquelles il avait été conscient de l’imminence de son trépas, prisonnier des flots. Il tentait alors de sauver la vie d’une enfant, et il ne devait sa survie qu’à l’intervention fortuite de son ami et mentor, Lodamos.
Cependant, non contente de pouvoir arracher la vie, l’eau – cette insaisissable meurtrière – finissait également par profaner les dépouilles, et effacer la moindre trace d’humanité des corps de ceux qui reposaient dans ses entrailles aqueuses. Le chevalier avait vu les cadavres des autochtones morts durant les inondations qui avaient ravagé le pays du Lotus. Il n’était encore qu’un écuyer manquant cruellement d’expérience à cette époque, mais jamais il n’oublierait ce dont il avait été témoin ce jour-là. Les corps charriés par le fleuve et les torrents de boue étaient grotesques, violacés et gonflés comme des outres trop pleines. Hommes et femmes, enfants et vieillards, maîtres et paysans ; nul n’avait été épargné par la crue. Depuis cet instant, les nuits de Roivas étaient hantées par une procession d’êtres fantomatiques, blafards, leurs yeux vitreux tournés vers lui comme pour lui reprocher d’être encore en vie. Les troupes dont l’Impérial faisait alors partie étaient arrivées trop tard pour sauver ces gens. Fontenaille avait été rayée de la carte par un seul homme, un riche seigneur à l’esprit dérangé qui avait décidé de faire ouvrir les vannes du barrage au pied duquel s’étendaient les rizières dans lesquelles travaillaient ses sujets. La culpabilité était telle que les spectres de ces habitants aujourd’hui disparus revenaient inlassablement rappeler au soldat son impuissance. À ces visages allaient sans doute s’ajouter maintenant ceux des membres de l’équipage qu’il venait de perdre.
Il soupira.
La souffrance s’était atténuée pendant qu’il exorcisait ses pensées morbides. Il rouvrit les yeux et lança un regard entre ses doigts écartés. En étudiant les environs, il constata qu’il se trouvait sur une île ou une avancée de terre rocailleuse, battue par un vent glacé qui faisait s’élever des paquets d’écumes pour les projeter ensuite sur les rochers, leurs éclaboussures rendues anecdotiques par l’intensité croissante de la pluie. La mer houleuse et grise s’étendait à perte de vue sous un ciel bas toujours très menaçant d’où le soleil était absent, dissimulé par une épaisse couche de nuages. Au-dessus de sa tête, les mouettes avaient entamé un ballet aérien, lançant leurs cris aigus qui résonnaient désagréablement dans sa tête encore bourdonnante. Et au loin, une lueur accrochait le regard du chevalier, vacillante, évoquant un brasier mystérieusement suspendu au-dessus du sol. Il avait une petite idée de ce dont il pouvait s’agir ; encore fallait-il aller vérifier.
Roulant sur le côté avec d’infinies précautions, il se remit lentement sur pieds. Le sang se mit presque aussitôt à lui battre les tempes, et il marqua une pause, plié en deux, ses mains gantées appuyées sur ses cuisses. Il fallut quelques secondes pour que le monde cesse de tanguer autour de lui. Se redressant avec lenteur, il porta machinalement la main au côté et étouffa un juron en réalisant que son épée ne s’y trouvait plus. Sa gourde devait également reposer quelque part au fond de l’océan. Il ne lui restait plus que sa bourse qui contenait quelques souverains, une pierre à aiguiser et une boîte d’amadou. N’étant pas enclin à se laisser décourager facilement, il entreprit de scruter les environs à la recherche du moindre signe de vie ou d’une quelconque indication. Il contracta ses muscles endoloris et parvint à soulever du sol un pied un peu raide qu’il reposa lourdement devant lui. Il recommença l’opération, tantôt avec un pied, tantôt avec l’autre, et au bout de quelques pas le mouvement redevint automatique : il avançait plus rapidement, avec plus d’aisance, prenant garde toutefois de ne pas se rompre le cou sur les rochers rendus glissants par l’humidité.
Il avait suivi le rivage sur une centaine de mètres lorsque ses yeux se posèrent sur des débris qui jonchaient le sol. D’autres flottaient encore à la surface de l’eau. Il s’approcha avec précaution de ceux qui étaient échoués, persuadé de reconnaître les morceaux épars de ce qui avait été son navire. Mais force était de constater que ce n’était pas le cas. Ceux-ci provenaient d’une embarcation bien plus petite, sans doute une barque ou une chaloupe. Et ce n’était pas l’une de celles qui équipaient le Naufrageur. Intrigué, il fureta parmi les rochers, ramassant une planche, en retournant une autre. Il devina là le savoir-faire distinctif des Nordiques : la qualité du bois, la peinture, les sculptures décoratives. Il releva le nez et fixa à nouveau l’horizon. Des pêcheurs qui ont été surpris par la tempête ? Ou peut-être s’agit-il d’une embarcation mal amarrée qui a fini sa course contre les rochers ? En tout cas, il devait encore se trouver à proximité de Hautecime. Il craignait déjà d’avoir dépassé Rocheval, dernier bastion de la civilisation situé à l’extrême nord-ouest des terres barbares, et de se retrouver livré à lui-même en terre inconnue.
Abandonnant les débris, il s’approcha prudemment de la rive, à la recherche d’un corps coincé entre les récifs. Il se pencha avec précaution, mais il ne distingua rien d’autre que de l’écume et le varech qui recouvrait les rochers à fleur d’eau. Il crut bien apercevoir des ombres nager sous la surface, un peu plus loin, mais à la réflexion cela lui parut peu probable. A moins qu’il ne s’agisse d’otaries ou de phoques, aucune bête de cette taille ne fraierait aussi près de la terre ferme. Son imagination devait lui jouer des tours après tout ce dont il avait été témoin ces dernières heures. Ce qui était certain, c’était qu’il n’y avait rien d’autre qui puisse lui être utile ici. Il reprit donc sa marche le long du rivage.
Le sol accidenté céda peu à peu la place à la végétation et les bottes de Roivas s’enfoncèrent bientôt dans la boue avec un bruit de succion. La lueur qu’il avait entraperçue plus tôt se précisa, et son cœur bondit de joie dans sa poitrine lorsqu’il vit qu’il s’agissait bien d’un phare, comme il l’avait espéré. Quelqu’un devait s’y trouver ; quelqu’un qui accepterait de partager la chaleur d’un bon feu et qui lui dirait que les monstres marins ne pouvaient être que le fruit des divagations d’un esprit fatigué, poussé dans ses derniers retranchements. Ces promesses réconfortantes lui firent accélérer le pas jusqu’à ce qu’il atteigne une petite crique qui s’étendait au pied d’une longue bâtisse dont les murs les plus bas étaient noircis par un dépôt poisseux. D’une taille respectable, elle paraissait s’enrouler autour du sombre rocher sur lequel se dressait le phare, comme un serpent lové autour d’une effigie de pierre dédiée à une divinité oubliée de tous. Une vaste entrée entièrement abritée s’étendait le long de sa façade, et Roivas s’y réfugia sans l’ombre d’une hésitation, faisant fi de l’étrange impression que lui inspirait ce lieu. Lorsque le temps était clément, cet endroit devait servir à sécher les filets. Mais ce jour-là, y étaient entreposés pêle-mêle des cordages, gaffes, flotteurs, rames, planches de bois, nasses et casiers, et tout ce que la mer avait pu rejeter sur ce petit bout de terre. Le chevalier avait déjà posé la main sur la poignée de la lourde porte de chêne qui donnait sur les dépendances lorsque des éclats de voix le coupèrent net dans son élan.
Fronçant les sourcils, il tourna la tête en direction du bruit et se mit à scruter plus attentivement la baie. Un quai branlant s’y dressait, auquel était amarré un bateau de pêche qui ne payait pas de mine, protégé des vagues par une petite avancée sur la mer. Il avait failli ne pas la voir en se précipitant vers l’abri, mais il distinguait maintenant une silhouette tout au bout du quai. Elle se tenait de façon étrange, comme si elle était pliée en deux ou penchée sur quelque chose. Levant une main au-dessus de sa tête afin de se protéger de la pluie, Roivas s’approcha en hélant l’individu. Ce dernier sembla se raidir au son de la voix qui l’interpelait, puis un visage apparut lorsque l’homme pivota lentement pour jeter un regard par-dessus son épaule. Ses traits rappelaient ceux des Nordiques, mais il semblait bien plus chétif que ces fiers combattants bardés pour chasser et guerroyer.
- Holà, étranger, dit calmement l’étrange personnage. Vous tombez à pic.
Lorsque le chevalier arriva à sa hauteur, il vit qu’une jeune femme était allongée aux pieds de l’individu. Pâle comme la mort, elle saignait abondamment d’une blessure à la tête. Ses cheveux d’un noir de jais juraient avec la blancheur de sa peau, tout comme la délicatesse de ses traits contrastait avec les colifichets macabres qu’elle portait aux poignets et autour du cou. Elle avait souligné le contour de ses yeux de khôl, mais la pluie en avait fait des rivières de cendres sur ses joues.
- Qui est-ce ? fit Roivas en la désignant du menton.
- Je n’connais pas son nom et j’n’ai pas besoin d’le connaître, lui répondit l’homme avec un accent pour le moins surprenant. Mais on la connaît d’vue au village, et ça m’a suffi pour accepter d’l’emmener. Elle a voulu que j’la dépose l’plus près possible d’Rocheval. La tempête nous a surpris et nous nous sommes réfugiés ici. La belle affaire…
Ses petits yeux sombres, cernés de rides profondes, restaient rivés sur ceux de l’Impérial. Comme celui-ci gardait le silence en le considérant d’un air inquisiteur, il poursuivit :
- En approchant de l’île, la poulie du bateau a oscillé et lui a fendu l’crâne. J’savais bien qu’c’était une mauvaise idée de m’embarquer dans c’t’histoire… J’allais l’amener à l’intérieur, à l’abri dans l’phare. Maintenant qu’vous êtes là, vous pouvez p’têt m’aider ?
Roivas acquiesça froidement, et l’homme se redressa en passant l’un des bras de la jeune femme derrière sa nuque. Le chevalier fit de même de son côté, constatant au passage que les mains et les avant-bras de la blessée arboraient plusieurs entailles peu profondes. Elles ressemblaient à des blessures défensives, et non à des coupures que l’on se ferait en tombant, par exemple. De plus, elles semblaient récentes. Si c’était effectivement le cas, le type lui mentait. Le chevalier feignit toutefois de n’avoir rien remarqué, mais il n’en demeura pas moins méfiant.
- Vous venez de loin ? demanda-t-il tandis qu’ils traversaient la passerelle en direction de la terre ferme, laissant derrière eux l’Échalote, le petit bateau de pêche.
- Pas d’aussi loin qu’vous, si j’en crois vot’ accent et vos frusques… Tout l’monde s’connaît ici, et vot’ bobine, elle m’dit rien.
- Et c’est une tradition locale d’éluder les questions ? rétorqua Roivas sur le même ton bourru.
L’homme poussa un long soupir mais daigna tout de même répondre.
- J’viens d’Noirmarais, une p’tite bourgade à quelques encablures d’ici. J’suis pêcheur. Et vous ? Comment diable êtes-vous arrivé sur ce rocher ?
- Ce serait une longue histoire. Et je doute que ça ait un quelconque intérêt pour vous…
- Ben voyons, grogna le bonhomme alors qu’ils atteignaient la terre ferme. Vous m’prendriez pas de haut des fois ? Z’avez tout l’air d’être un nobliau, ou quèque’chose comme ça.
Roivas s’accorda une brève seconde de réflexion.
- Je suis une sorte de mercenaire, concéda-t-il. Je viens de Saintefontaine. Je suis à la recherche de quelqu’un.
- Un gars d’l’Empire perdu dans l’trou du cul du monde, ricana le pêcheur. En v’là une qu’elle est bien bonne ! Pour sûr qu’c’est pas l’même confort, par ici ! Ça doit vous faire tout drôle.
L’Impérial encaissa la remarque sans broncher. Il n’avait guère été plus loquace que son interlocuteur en évitant de lui parler du naufrage et du but véritable de sa présence sur les terres du septentrion. Mais il n’avait pas confiance en cet homme, sans parler du fait que le bougre l’aurait sans doute pris pour un fou, ou pire encore, s’il lui avait parlé du Passeur… L’Ordre avait été fondé pour contenir la monstruosité qui avait failli éradiquer les Hommes lors de la Confrontation ; le Dévoreur de Mondes comme l’appelaient les érudits, un ennemi invisible qui sommeillait dans les tréfonds situés de l’autre côté de la Muraille de la Veuve et qu’aucun être humain n’avait revu depuis plus de deux mille ans. Seuls quelques écrits tronqués subsistaient de cette époque, et la plupart des habitants des Sept Royaumes mettaient à présent en doute l’existence de cette entité. Certains allaient jusqu’à murmurer que le Temple avait inventé toute cette histoire pour réunir tous les peuples sous une même bannière afin d’exercer un contrôle et une mainmise sur l’ensemble d’entre eux. Rationnel, Roivas avait ses propres doutes. Mais si les peuples de Fendragon devaient apprendre qu’une bête hantait les abysses de ce côté du mur et que l’Empire n’avait pas davantage la situation en main que ne l’avaient eue les civilisations d’autrefois, personne ne serait en mesure de stopper le vent de panique qui soufflerait sur le royaume. De toute manière, il était trop tôt pour parler d’un nouvel Éveil, et le chevalier voyait deux raisons à cela. La première, c’était que – hormis sa taille démesurée – le Passeur n’était pas très différent des mollusques déjà observés jusqu’ici : il s’agissait d’une créature marine, qui évoluait dans son habitat naturel et dont le terrain de chasse semblait se limiter aux cotes nordiques. Roivas se remémora ensuite les longues heures qu’il avait passées à lire les vieux manuscrits de la bibliothèque impériale, et se souvint d’avoir appris que la seule vue du Dévoreur aurait provoqué la folie et la déroute au sein des armées qui avaient osé se lever et marcher contre lui. Là encore, il ne s’agissait pour lui que d’exagérations. Mais en admettant que cette faculté à distiller une terreur telle qu’elle engendrerait la démence soit une caractéristique propre à ces monstruosités, Roivas tenait là une autre preuve qu’il ne pouvait s’agir d’une bête semblable, car il se sentait sain d’esprit au sortir de sa rencontre avec le kraken. Certes terrifié à chaque fois qu’il y repensait, mais définitivement sain d’esprit.
Une question le taraudait toutefois, et il avait beau y songer et y songer encore, il ne parvenait pas à trouver une réponse capable de le satisfaire : comment avait-il pu échapper à la noyade alors que son galion s’était abîmé en pleine mer ?
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