L'attaque (4/4)
- C’est… quand même ironique…
Ses propos étaient hachés et sa voix éraillée. Elle ferma brièvement les yeux, secouant imperceptiblement la tête. Puis elle passa sa langue sur ses lèvres. Le chevalier devina qu’elle devait avoir soif.
- Je vais vous chercher de l’eau, dit-il en commençant à se redresser.
Mais elle lui agrippa vivement l’avant-bras. Il fut surpris par la force de sa poigne, et il interrompit son geste en lui adressant un regard interrogateur.
- Non ! souffla-t-elle. Il faut que… je vous mette en garde…
Son regard se voila, et Roivas craignit qu’elle ne s’évanouisse à nouveau. Elle dut partager l’inquiétude du chevalier, car ses paroles se firent plus pressantes.
- La Confrérie… La perle… Ils ne doivent pas s’emparer de la perle.
- De quoi parlez-vous ? Quelle confrérie ? Est-ce qu’ils vous veulent du mal ? Garvey en fait-il partie ?
- Ils vous tueront… Ils sont… déjà là !
Et elle releva soudain la tête dans l’intention de regarder en direction de la porte, mais Roivas était assis dans son champ de vision. Elle se laissa alors retomber en prenant une nouvelle inspiration, et tout à coup une vive douleur traversa le bras du chevalier. Baissant la tête, il vit qu’elle avait profondément planté ses ongles dans sa peau, et il se sentit presque aussitôt aspiré hors de son corps. Une myriade d’images se succédèrent à un rythme effréné dans son esprit, certaines lui évoquant des choses qu’il connaissait ou qu’il avait vues, d’autres lui étant totalement inconnues, comme si elles avaient été contemplées par d’autres yeux que les siens. Elles défilaient si rapidement qu’il ne put en saisir que quelques-unes.
Puis ce fut comme s’il s’élevait dans les airs, au-dessus du lit sur lequel ils se tenaient. Il se vit assis la tête rejetée en arrière, les yeux révulsés au point de n’être plus que deux orifices blancs contrastant avec son visage buriné. Le temps était comme suspendu, et il flottait, sans avoir le moindre contrôle sur ses déplacements. Une force invisible – la sorcière, peut-être – lui fit traverser une salle figée et il remarqua avec horreur que la porte était ouverte, et qu’au milieu de la pièce se tenait Garvey, accroupi, l’éclat d’une lame étincelant dans le creux de sa main. Son visage exprimait un bonheur sadique tandis qu’il s’apprêtait à poignarder l’Impérial qui lui tournait le dos. Mais loin de s’arrêter là, Roivas sentit qu’on le poussait en avant, et son esprit fut précipité à travers les divers couloirs et pièces jusqu’au vestibule dont l’entrée avait été condamnée par ses soins. Là, son hôte lui fit traverser la porte que le pêcheur et lui-même avaient ignorée lors de leur arrivée dans la bâtisse, et il vit deux hommes debout près d’une imposante dalle de pierre. On y avait gravé une conque sur un fond de mer déchaînée, et l’un des deux individus brandissait une lourde masse au-dessus de sa tête avec l’intention manifeste de fracasser l’obstacle. Son geste demeurait suspendu, et lorsque Roivas voulut exprimer son étonnement par des mots, il fut violemment aspiré en sens inverse.
Il réintégra son corps aussi soudainement qu’il en avait été extrait, avec l’impression d’avoir été frappé par la foudre, et il se laissa basculer sur le côté, ébranlé par l’expérience, mais conscient que l’attaque de Garvey lui serait fatale s’il ne faisait rien. Il fit une roulade, la lame sifflant à un cheveu de sa nuque, et il venait de faire volte-face lorsque le pêcheur s’abattit sur lui. Le choc lui fit perdre l’équilibre et il s’effondra au pied du lit. Son agresseur tomba en même temps que lui, et Roivas retint un hurlement en sentant l’acier froid de la dague s’enfoncer profondément dans son épaule gauche. Au même instant, un coup sourd s’éleva du rez-de-chaussée, et le bâtiment tout entier parut s’animer et trembler sur ses fondations.
Garvey s’installa à califourchon sur la poitrine de l’Impérial, et referma ses mains autour de la gorge de sa victime en laissant échapper un rire sardonique. Roivas ramena son bras droit en arrière et lui décocha un coup de poing dans la mâchoire, puis un deuxième. Le marin poussa un glapissement de colère, accentua la pression sur la gorge du chevalier et lui cogna l’arrière du crâne contre le sol. Des taches noires envahirent brièvement le champ de vision de l’Impérial qui commençait à suffoquer. Une nouvelle onde de choc secoua la structure du phare, allant jusqu’à couvrir les rumeurs de la tempête qui continuait à se déchaîner dehors.
Roivas se débattait farouchement. Il pouvait sentir la chaleur du sang qui s’échappait de sa blessure, et elle s’infiltrait désagréablement dans les interstices de son pourpoint de cuir. Le liquide poisseux ruisselait jusque dans son cou. Ce misérable cul-terreux qui se dressait triomphalement au-dessus de lui se voyait déjà vainqueur. Mais Roivas était plus fort que lui, il le savait. Il avait affronté une foule d’adversaires autrement plus dangereux que lui, et il n’avait jamais connu la défaite. Sa réputation de bretteur n’était plus à faire à Saintefontaine, et nombreux étaient ceux à être tombés sous ses coups. Garvey n’était pas digne de l’affronter. Il allait l’écraser, comme tous les autres. Il allait effacer l’expression de satisfaction qui brillait dans le regard de cet homme. Un troisième coup sourd fit trembler le sol, et ce fut ce moment que Roivas choisit pour contre-attaquer, puisant dans la rage indicible qui s’était éveillée en lui.
Refermant sa main sur celles qui l’étranglaient, il parvint à les faire suffisamment glisser pour aspirer un filet d’air. Le pêcheur tenta de modifier sa prise mais le sang qui s’écoulait sur la peau de son adversaire rendait sa tâche plus hasardeuse. Roivas leva sa main valide vers le visage de Garvey et enfonça son pouce dans l’œil du marin jusqu’à le crever. L’homme se mit à pousser un hurlement à déchirer les tympans, relâchant par la même occasion son étreinte. Il plaqua ses mains ensanglantées sur ses yeux, et Roivas en profita pour lancer encore une fois son poing en avant. Cette fois, Garvey fut déséquilibré et il tenta de se relever en titubant. Sans lui laisser le moindre répit, l’Impérial lui plaça un violent coup de genou à l’aine et, à présent complètement dégagé, il referma la main sur la garde de la dague restée fichée dans son épaule et l’arracha d’un coup sec en lâchant une bordée d’injures.
Il se releva aussi vite que sa blessure le lui permit et, pendant une fraction de seconde, la pièce dansa devant ses yeux. Mais il reprit bien vite pleine possession de ses moyens, et il fit face à un Garvey qui dardait sur lui un œil furibond, un affreux rictus déformant encore ses lèvres.
- Chien d’étranger ! Tu n’sais pas dans quoi t’as mis les pieds. J’vais en finir avec toi, et j’ferai don de ta carcasse sanguinolente à not’ Maître !
- Je n’ai pas prévu de mourir ici, Garvey. Je vais découvrir ce qui se passe. Et je vais y mettre un terme !
La provocation fit mouche. Hurlant comme un damné, le marin se jeta sur le chevalier. Ils se colletèrent mais Roivas trouva rapidement une ouverture et poignarda son adversaire à deux reprises dans l’abdomen. Le pêcheur se pencha en avant en poussant un râle. Le chevalier lui assena un coup d’épaule qui le fit reculer, la tête projetée en arrière et, attrapant son adversaire par les cheveux, il plongea la lame dans sa gorge palpitante jusqu’à la garde, lui sectionnant proprement la jugulaire. Garvey tomba à genoux, les bras ballants et son œil valide contemplant l’Impérial avec surprise, des flots de sang jaillissant à intervalles réguliers de la plaie béante. Puis il s’effondra face contre terre et ne bougea plus.
Roivas resta un moment immobile, une douleur cuisante traversant son épaule jusque dans son bras. Il serra les dents pour ne pas grogner ou geindre. Il était en vie, c’était tout ce qui importait. Il allait voir s’ajouter une énième cicatrice à une série déjà bien fournie.
Levant les yeux, il découvrit un Tolfdir prostré dans le hall, contemplant le corps sans vie de Garvey.
- C’est fini. Fini… Ils l’ont fait. Tout est perdu maintenant…
Roivas s’approcha de la paillasse, mais la jeune femme avait sombré dans l’inconscience. Il la remercia intérieurement de l’avoir averti de la menace qui planait sur lui. Il se sentait encore déboussolé en repensant à la manière dont elle lui avait communiqué autant d’informations en ce qui avait dû être une fraction de seconde. Tire-t-elle ce pouvoir de la Source, comme le font les Exaltés ? Ou s’agit-il d’une forme de magie entropique, semblable à celle que manipule le vieux précepteur d’Elika, Falgor ? Il venait de se remémorer les derniers instants de sa vision. Merde… Il faut que je m’occupe des types du rez-de-chaussée.
Plusieurs coups avaient ébranlé le phare durant son altercation avec son agresseur. Il en avait perdu le compte, mais il n’entendait plus rien désormais. Tout était calme. Même la pluie semblait avoir perdu en intensité. Il ne pouvait pas attendre que la sorcière se réveille pour partir à la poursuite des deux inconnus. La jeune femme lui avait parlé d’une Confrérie. Si Garvey en faisait partie et qu’il était effectivement à la recherche de cette « perle », il fallait qu’il rattrape et qu’il stoppe les complices de ce dernier, et vite.
Roivas récupéra la lampe à pétrole sur la petite table et s’agenouilla près du cadavre. Une vague de douleur lui traversa l’omoplate, mais il l’ignora. Il retourna le corps et lui fit rapidement les poches. Il trouva une petite besace faite d’un assemblage de peaux glissées dans sa ceinture. Elle devait appartenir à sa mystérieuse bienfaitrice, mais elle était maintenant tachée du sang de Garvey. Roivas décida de la conserver jusqu’à ce qu’il puisse la restituer à sa propriétaire. Il brûlait d’envie d’y jeter un œil, mais il savait qu’il n’avait pas le temps pour cela. Reprenant sa fouille, il découvrit également une cagoule de cuir marin dégageant une odeur pestilentielle dans l’une des poches du pêcheur. Elle était dépourvue d’orifice pour le nez, mais des ouvertures avaient été découpées à la hauteur des yeux et de la bouche. Le chevalier frissonna lorsqu’il réalisa que l’aspect de ce masque macabre ressemblait à s’y méprendre au visage de la silhouette qu’il avait vu passer devant le phare, un peu plus tôt dans la soirée. Il abandonna sa trouvaille à même le sol. Le mort ne semblait rien posséder d’autre qui vaille la peine d’être emporté, si ce n’était le fourreau de la dague que l’Impérial récupéra et fixa à son baudrier.
Le cœur étreint par une sombre prémonition, Roivas attrapa un reste de bandelettes qu’il avait découpé pour panser la tête de la jeune femme puis il quitta la pièce au pas de course, dépassant le vieillard toujours atterré. Il mesura le risque de laisser la sorcière livrée à elle-même, mais il estima qu’il n’avait pas à se méfier de Tolfdir. La vision semblait indiquer que la menace venait de Garvey et des deux autres hommes. Quant au vieux gardien, il l’avait lui-même mis en garde contre la folie dont étaient victimes les habitants de Noirmarais en plus de l’avoir envoyé au chevet de la sorcière lorsqu’elle en avait le plus besoin. De toute manière, il n’avait pas le choix : la poignée de la lampe coincée entre les dents, Roivas dévala les marches en jonglant avec les morceaux de tissu afin de poser une compresse de fortune sur sa plaie à vif. Une auréole rouge y apparut aussitôt.
A mesure qu’il approchait de l’entrée du phare, Roivas crut entendre de la musique. Une musique étrange, primitive. Il s’arrêta, tendant l’oreille… Mais il ne distingua rien d’autre qu’un peu de vent et le rugissement des vagues s’écrasant sur les rochers. Il secoua la tête et reprit sa progression. Il se sentait encore plus mal à l’aise que lors de son précédent passage, lorsqu’il était encore accompagné de Garvey et de Tolfdir. Une peur viscérale s’éveillait en lui, qu’il ne parvenait pas à expliquer, pas plus qu’il ne parvenait à la refouler. Levant bien haut la lanterne, il se força à avancer. Lorsqu’il pénétra avec prudence dans le vestibule, il constata que l’entrée principale était toujours condamnée.
Ce n’est peut-être pas la tempête qui l’a ouverte tout à l’heure, mais bien les deux hommes, se dit-il. Cela explique la réticence dont Garvey a fait preuve lorsque Tolfdir a voulu vérifier d’où provenait le bruit. Ces types devaient déjà se trouver dans le bâtiment lorsque nous sommes descendus… Peut-être est-ce la silhouette de l’un d’eux que j’ai cru apercevoir depuis la fenêtre du réfectoire. Mais alors qui ai-je vu dehors, au moment de refermer la porte ? Je suis presque certain qu’ils cherchaient quelque chose sur l’île, quelque chose qu’ils n’ont pas trouvé à l’extérieur et qui les a poussés à étendre leurs recherches ici, dans le phare… Bon sang… Ce n’est pas comme ça que je me voyais finir ma quête, mais avec un peu de chance, tout est lié. Les pillards, Noirmarais, la Confrérie…
Tirant la dague de son fourreau, Roivas s’approcha sans bruit de la porte du vestibule qui était restée jusqu’alors close. S’attendant à surprendre au moins l’un des deux hommes, il exerça une brusque poussée sur le panneau de bois et se précipita en avant, prêt à en découdre. Il n’y avait pas âme qui vive, mais il s’agissait bien de la pièce qu’il avait vue en songe. Elle n’était meublée que d’une chaise, d’un secrétaire encombré et de plusieurs meubles bas et étagères murales sur lesquels étaient éparpillés de nombreux parchemins ainsi que des ouvrages reliés en cuir. Dans une alcôve presque invisible dans l’obscurité, le chevalier aperçut un trou béant dans le mur à l’endroit où se trouvait auparavant la dalle de pierre. Il crut encore entendre cette sourde mélopée, et elle semblait provenir de ce passage. Parmi les gravats qui jonchaient le sol, il retrouva la masse dont s’étaient servis les intrus pour abattre l’obstacle. Si Roivas voulait rattraper les deux hommes, il allait devoir se faufiler à son tour sous les fondations du phare. Rengainant son arme, il attacha la lanterne à sa ceinture et ramassa le lourd maillet avant de se glisser dans le petit passage, le cœur battant.
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