L'Empire (Partie 1)

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Ædemor se réveilla un peu plus tard, fers aux chevilles et aux poignets, dans un chariot de métal cahotant sur la route inégale. Autour de lui, Yukihina, Galanodel et Grum étaient bâillonnés et ligotés comme lui, et le regardaient reprendre conscience avec inquiétude. Leurs armes, armures et équipements leur avaient été subtilisés. Seul le bracelet de Grum ne lui avait pas été arraché. Ils ne portaient cependant aucune blessure ni aucune trace de coup. Soulagé de ce constat, Ædemor tenta de voir par le ventail donnant vers l’extérieur.

Le ciel menaçant était d’un gris zébré de noir, filtrant une lumière morne et froide. Aucun moyen de savoir combien de jours s’étaient écoulés depuis Marchwavald. Le sol était paré du même habit monotone, cendres et roches à perte de vue. Seule la route traçait un sillon plus foncé dans cette fadeur glabre. Autour d’eux, une vingtaine de soldats s’étaient rassemblés et surveillaient leurs moindres faits et gestes. L’un d’eux frappa de la hampe de sa lance le chariot, criant au prisonnier de se rasseoir. L’armure sombre arborant le blason de l’Empire de Malavon, bras rouge ailé et armé d’une épée sur fond noir, fit revenir à la mémoire floue d’Ædemor les évènements récents.

Ædemor reprit sa place, mais aucune position ne lui parut confortable. Le sol de la cellule était conçu de façon qu’il fut impossible de se coucher sans avoir une barre de métal saillante dans le dos. Il s’installa face au ventail avant et observa la direction de leur itinéraire.

En tête du cortège, Zenyassa montait un cheval noir d’encre, un long bâton à la main. Son repoussant compagnon la suivait à pied tant bien que mal en boitant. En y regardant de plus près, Ædemor remarqua qu’il ressemblait vaguement à un Talwen, si on ne tenait pas compte des dimensions improbables de la moitié gauche de son corps. Son allure était comparable à celle du loup d’ombre de Cyseam, bouffi, suppurant une souillure abominable. Sa main était la plus impressionnante : énorme et piégée dans un carcan métallique autrefois finement ouvragé, mais aujourd’hui méconnaissable. Les doigts griffus démesurés qui en dépassaient avaient forcé le passage vers l’extérieur, déchirant l’acier comme du papier.

L’attention d’Ædemor se reporta sur la route, sur laquelle la progression était lente et silencieuse. Le panorama se dégagea et il constata avec frayeur que la côte était désormais visible au loin sur l’horizon. Comment cela était-il possible ? Ils avaient donc dormi si longtemps ? Quel sortilège les aurait soumis à un sommeil surnaturel ou les aurait transportés comme le vent sur des kilomètres en un instant ? Il tentait encore de répondre à ces questions quand leur cohorte traversa un croisement — vaguement matérialisé par un autel en ruine — et bifurqua vers le sud.

Le frisson qui parcourut l’échine d’Ædemor fut à la mesure de l’épouvante qu’inspirait la vue qui s’offrit alors à lui. Le Piton Ardent, montagne crachant son âcre fumée et ses laves en fusion, surplombait la cité de Malavon. Ses tours effilées s’élevaient telles les dents d’un prédateur tapi dans l’ombre du volcan. Les hautes murailles qui la ceignaient se dressaient, rutilantes comme l’obsidienne et solides comme l’acier, contre quiconque aurait la témérité de lever les armes contre elles.

Alors qu’ils avancèrent vers Malavon, les fissures du sol, plus nombreuses et plus grandes, rendirent périlleux de s’aventurer hors du chemin balisé. Certaines fosses fumaient, d’autres étaient même rougeoyantes de la lave qui s’y écoulait. Le pont qui enjambait la rivière de magma était un ouvrage impressionnant. À la fois élancé et massif, il dominait d’une façon improbable les flots infernaux, ses pieds s’arqueboutant sur chaque rive comme les pattes d’un immense insecte.

La marée de feu liquide s’agita alors qu’ils empruntaient le pont. Les vapeurs soufrées envahirent la cellule des quatre compagnons et la température monta en flèche. La vision infernale de ce fleuve ôta tout espoir aux prisonniers. La main d’Ædemor se rabattit sur son pendentif.

La cité s’ouvrit à eux. De nombreuses sentinelles gardaient les remparts, arborant les couleurs noir et sang. Les habitations teintées de cendres se fermaient à leur passage et des mendiants fuyaient le cortège de peur de se faire violenter par les gardes. La population paraissait misérable en comparaison de l’indécente opulence de l’édifice érigé devant eux. Bâti à même la façade du volcan, le palais impérial se dressait comme une flèche menaçante vers le ciel toujours obscurci.

L’allée était large d’une cinquantaine de mètres et se dégageait davantage devant le château. La place ainsi construite aurait pu accueillir une gigantesque armée, ou une créature colossale. L’idée fit frémir Ædemor.

Des gardes les sortirent de leur geôle roulante et les amenèrent sans ménagement dans un vaste monument. Comme une sentinelle de pierre surveillant l’esplanade, une tour austère les dominait. Ils y pénétrèrent, empruntant un grand escalier menant aux sous-sols. Les herses de fer se refermèrent sur leurs pas. Des mains de détenus se tendaient au travers des grilles à leur passage, réprimées durement par les coups de matraque des soldats. Les quatre compagnons furent jetés chacun dans une cellule à barreaux, aux quatre coins d’une pièce. On leur entrava les poignets par des chaînes fixées au mur et les bâillonna.

Les geôles témoignaient du traitement des prisonniers précédents : traces de brûlures, sang séché, inscriptions et graffitis. Le jeune homme entendit les cris d’autres condamnés remonter depuis les couloirs souterrains. Leurs plaintes et leurs gémissements tremblaient autour de lui.

Le gardien, assis sur un tabouret et les pieds nonchalamment posés sur la table, se curait les dents avec un couteau effilé. L’air était chaud, étouffant, chargé des odeurs de suint et de souffrance.

Nous devons être proches d’une poche de magma, pensa Ædemor. La transpiration trempait déjà son dos. La soif lui desséchait la gorge.

Au bout de plusieurs heures, le surveillant se mit au garde-à-vous, et ils virent arriver Zenyassa. La créature difforme la suivait encore, promenant son œil empli de folie sur les quatre compagnons. L’Exécutrice arborait une robe cérémoniale rouge-grenat, et avait décoré ses cornes de riches breloques dorées.

— Je venais vous avertir que mon maître est en chemin, annonça-t-elle. L’Empereur est très enthousiaste à l’idée de vous rencontrer.

Un peloton de quatre soldats fit irruption dans la pièce. Chacun d’eux se posta devant la cellule d’un des prisonniers. L’Exécutrice acquiesça et les quatre herses s’ouvrirent dans un grincement sinistre.

— Mais tout d’abord, je dois m’assurer que vous serez dans de bonnes dispositions pour lui parler, ajouta la Draconienne. Messieurs, ils sont à vous.

Grum fut le premier à essuyer un coup. Et puis ce fut le déluge sur chacun d’eux. Les chocs plurent sur leur visage, leur tête, leur ventre. Le bruit étouffé des râles de douleur fut supplanté par celui des impacts des poings contre la chair. Le bâillon d’Ædemor se gorgea de salive, de sueur et de sang, et lui donna un goût de métal chaud sur le palais. Des étoiles dansèrent devant ses yeux. Le dernier coup le mit à genoux.

Zenyassa avait levé la main pour interrompre la bastonnade.

— Il suffit. Gardez-les-moi conscients et laissez-les libres de parler.

Les sentinelles les démuselèrent et Grum s’empressa de cracher sur son tortionnaire.

— Il va falloir faire mieux que ça ! éructa-t-il.

— Silence !

Le garde qui avait crié lui lança un rude coup de pied dans les parties, lui coupant le souffle.

— Nous reprendrons cette conversation plus tard, déclara l’Exécutrice. Vous avez besoin de temps pour réfléchir à vos prochaines paroles.

Là-dessus, Zenyassa et son acolyte quittèrent la pièce. Les soldats les suivirent après avoir à nouveau muselé les prisonniers qui restèrent seuls en présence du surveillant. Celui-ci entreprit d’aiguiser la lame qui lui tenait lieu de cure-dent, en regardant d’un air amusé ses suppliciés.

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